Asymétrie Orient-Occident dans la perception du temps des œuvres?
Le Temps des œuvres, Mémoire et préfiguration de Jacques Neefs (dir.)
Jacques NEEFS (dir.), Le Temps des œuvres. Mémoire et préfiguration, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2001, 246 p.
Ce livre est un recueil de 18 textes, faisant suite à un colloque de recherches universitaires sur le thème titre de l’ouvrage. Ce qui semble d’abord intéressant, c’est l’échange de visions et de connaissances entre les chercheurs provenant du Japon et ceux de la France. Malheureusement, on se rend compte assez rapidement que ces chercheurs japonais semblent « lessivés » par la culture française et que leur pensée est donc très similaire à celle des chercheurs français. Malgré cette déception, qui est d’ailleurs justifiée et expliquée à la conclusion du livre, la majorité des articles de ce recueil sont très intéressants et enrichissants. Évidemment, ce livre s’adresse à des gens de niveau universitaire, et plus spécifiquement à ceux dont le champ d’intérêt se situe dans les arts. Les arts au sens large, car on interroge ici la présence du temps à travers la littérature, mais également la musique, l’histoire de l’art, la photographie et la poésie. Cette apparence d’hétérogénéité est un avantage, puisqu’elle offre la possibilité à plusieurs personnes (comme des étudiants) de s’inspirer des réflexions proposées, sans avoir à lire les articles dont le sujet traité est moins approprié.
Le Temps des œuvres. Mémoire et préfiguration est divisé en quatre ensembles : I. La Préfiguration, II. La Mémoire de l’Art, III. Le Livre dans son Histoire et IV. Un Temps de l’Écriture. Au début de chaque section, il y a un texte introductif à la matière et, exception faite de celui de la quatrième partie, ils sont parmi les textes les mieux construits et, par le fait même, les plus captivants. En dehors de ceux-ci, ceux qui ont davantage attiré mon attention sont « Beethoven : le travail de l’œuvre » de Christian Doumet, « Devant le pan : devant le temps » de Georges Didi-Huberman, « La mémoire photographique » de Hidetaka Ishida, « La littérature japonaise contemporaine et son audience » de Yôichi Komori, « Le Prince des nuées ou les écrivains devant le marché public » de Shiro Miyashita et « La littérature moderne japonaise : deux temps », de Minaé Mizumura. Cela ne veut pas dire que les 12 autres articles soient inintéressants, mais le fait est simplement que le sujet des articles nommés précédemment, d’un point de vue subjectif, sont plus près de mes intérêts, et d’un point de vue objectif, sont plus concis et faciles d’accès (pas de circonvolutions inutiles).
« Beethoven : le travail de l’œuvre » de Christian Doumet est le seul texte du recueil qui traite de la musique. Bien que Doumet utilise des termes très spécifiques au langage musical, le texte demeure tout même assez accessible pour le commun des mortels. Il explique la révolution du temps que Beethoven a apportée, précisément avec l’improvisation. Je crois qu’il s’agit d’un essai essentiel pour quiconque s’intéresse quelque peu à la musique classique de l’ère romantique, et plus particulièrement aux amateurs de Beethoven.
« Devant le pan : devant le temps » de Georges Didi-Huberman aborde naturellement l’histoire de l’art et, comme à son habitude, l’auteur traite d’un sujet rejeté par la majorité des experts dans le domaine. Il s’agit ici du pan qui entoure Sainte Conversation de Fra Angelico, peint dans les années 1440 et qui se trouve au couvent de San Marco à Florence. Didi-Huberman s’interroge sur les raisons pour lesquelles ses collègues ont mis de côté cette partie de l’œuvre, qui est, spécifions-le, abstraite. Il remet en question les canons d’analyses iconologiques tels qu’inculqués par Panofsky. Bien sûr, ces canons ne tiennent pas compte de l’abstraction, puisque cette forme d’art n’était pas dans les champs d’intérêts de Panofsky, pas assez classique. On apprend malgré tout que, bien avant le XXe siècle, ce type d’ornementation était bel et bien utilisé au milieu du Moyen Âge. Si cet avant-goût pique votre curiosité, je vous encourage fortement à lire le texte, qui vous plongera davantage dans la visée du propos.
« La mémoire photographique » de Hidetaka Ishida est un autre texte captivant, où j’ai découvert un photographe japonais fabuleux : Araki Nobuyoshi. À travers des images qui peuvent paraître violentes, et donc choquantes, ce dernier métamorphose la société du nouveau Tokyo moderne, tout en illustrant les couches du passé qui perdurent. Un texte qui nous fait voyager et qui donne vraiment envie de se procurer tous les recueils de photos de cet artiste unique. Surtout que les reproductions de photographies présentées dans le livre sont malheureusement d’assez piètre qualité… Contrairement au reproche que j’avais adressé à la majorité des chercheurs japonais dans mon introduction, Ishida nous livre une vision presque « vierge » de l’Occident, ce qui enrichit le texte et fait plaisir au lecteur. À découvrir ou à approfondir pour ceux qui connaissent déjà ce Araki Nobuyoshi qui, malgré le contenu délicat de ses œuvres, est considéré comme étant le meilleur photographe du Japon.
« La littérature japonaise contemporaine et son audience » de Yôichi Komori révèle une réalité peu connue de la littérature nationale japonaise en Occident, soit les zenshû. Le zenshû est un recueil composé de textes littéraires d’auteurs qui ne rappellent pas au peuple, par leurs écrits, les horreurs de leur passé, particulièrement en ce qui concerne les guerres, bien au contraire. Si on réussit à passer par-dessus les cinq premières pages quelque peu vaniteuses, où l’auteur donne l’impression de flatter son ego grâce au statut de son métier, cet article est hypnotisant par l’intensité des éléments monstrueux qu’on y apprend. Bref, on découvre que la majorité du peuple japonais, en raison de la sélection opérée dans sa littérature nationale, a oublié son passé et s’est donc inventé un faux moi collectif. Personnellement, c’est le texte qui m’a le plus marquée.
Au contraire, « Le Prince des nuées ou les écrivains devant le marché public » de Shiro Miyashita est un texte très léger et amusant. Il parle de la relation financière entre l’éditeur et l’écrivain à partir de deux figures majeures de la littérature occidentale, soit Balzac et Zola. La plupart des gens provenant du domaine littéraire savent probablement déjà que Balzac souhaitait recevoir un montant fixe d’avance, peu importe le nombre de livres qui finiraient par se vendre, tandis qu’avec sa vision de l’ouvrier, Zola préférait, comme dans tout autre travail, être payé par un pourcentage sur chaque livre vendu. Le texte compte une dizaine de pages et, bien qu’il n’apporte pas grand-chose de nouveau à la réflexion thématique du recueil, il vaut la peine d’être lu, ne serais-ce que par plaisir coquet.
« La littérature moderne japonaise : deux temps » de Minaé Mizumura est le dernier texte du recueil, et il le termine en beauté. Ce texte est assurément le plus intime du livre. Il s’agit en fait d’un témoignage personnel qui mène à une constatation universelle. D’une manière douce et chaleureuse, Mizumura nous rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, c’est-à-dire avant les années 1950, la langue internationale n’était pas l’anglais, mais le français. Elle raconte une partie de notre histoire d’une manière enivrante, surtout quand elle fait des liens avec son propre vécu, elle qui est native du Japon. Un texte sans aucune prétention qui, si je puis m’exprimer ainsi, arrive au deuxième rang dans mon échelle d’appréciation du recueil. Pour ceux qui aiment l’histoire, la littérature et le dépaysement.
J’espère bien avoir tenté quelques-uns vers la lecture du Temps des œuvres. Mémoire et préfiguration, recueil dirigé par Jacques Neefs, du moins vers certains textes. Ceux que je n’ai pas abordés ne sont pas indignes d’intérêt, plusieurs même avaient un sujet très intéressant, mais ils n’étaient pas assez bien structurés à mon goût, ne « coulaient » pas et donnaient parfois l’impression de tourner en rond. C’est le cas, entre autres, de « Hamlet 1676. Le temps des œuvres » de Roger Chartier, qui propose une sorte d’analyse historique de l’effacement du Hamlet original, par plusieurs réadaptations, et ce au cours du même siècle. L’anecdote est intéressante, mais le texte ennuie assez vite. Avertissement à ceux qui aimeraient s’aventurer à lire « Invisibilité, rareté, efficacité. Manifestation de pouvoir dans Madame Bovary » de Shiguéhiko Hasumi. Ce texte est du plus-que-déjà-vu, on a l’impression de lire une espèce de mosaïque recyclée, et la source de sa réflexion est Michel Foucault… C’est particulièrement à partir de cet essai que j’ai affirmé plus tôt que j’avais l’impression que certains chercheurs japonais étaient malheureusement lessivés par la culture française. Et ce qui est encore pire, c’est que Hasumi, avec cet article sur le chef-d’œuvre de Flaubert, montre qu’il n’est pas très à jour dans la culture française et sur les théories qui l’étudient. À part ces dernières notes un peu moins glorieuses, Le Temps des œuvres. Mémoire et préfiguration est un ouvrage qui porte à réflexion et qui, je crois, peut être utile et enrichissant pour ceux qui œuvrent dans le domaine des arts et des lettres. C’est un livre qui se lit facilement et rapidement, si on a déjà des bonnes connaissances de base dans ces disciplines, et surtout si on ne casse pas la tête à essayer de suivre les textes qui sont moins adroitement construits. Par contre, je ne le conseillerais pas nécessairement comme lecture estivale, sauf peut-être à ceux qui, comme on dit familièrement, ne décrochent jamais…