Artaud
Le fou qui parle
Florence DE MÈREDIEU, C’était Antonin Artaud, Paris, Fayard, 2006, 1087 p.
Antonin Artaud crie. Antonin Artaud hurle. Antonin Artaud écrit sans arrêt. Antonin Artaud est sale et pue. Antonin Artaud pisse sur le paillasson des femmes qu’il aime. Il est acteur dans la vie comme sur scène. Il voyage. Il dessine. Il fait du cinéma. Il fait du théâtre. Il se révulse, se contorsionne. Il appelle un monde qui n’est pas encore là. Antonin Artaud est interné. Antonin Artaud est un drogué. Antonin Artaud est un génie. Antonin Artaud est un fou. Antonin Artaud est l’artiste parfait, ou du moins, la vision qui a longtemps dominé cet imaginaire.
Florence de Mèredieu semble avoir été baptisée pour écrire à propos d’Artaud. Après six ouvrages abordant différents aspects de la vie de l’écrivain, C’était Antonin Artaud est son dernier livre à propos de l’homme maintenant mythique, du moins, au sein des cercles littéraires et parfois théâtraux. Elle a produit une biographie émouvante et précise. Une biographie exhaustive, qui couvre tout, dans les moindres détails, sous tous les éclairages : de l’écriture au goût pour les gâteaux bien sucrés en passant par l’accusation d’imposture du Christ, les fautes typographiques des éditeurs, les amours chastes et la supposée impuissance sexuelle de Nanaqui, la syphilis fantôme ainsi que les différentes pesées effectuées lors des séjours du poète en institution psychiatrique. Malgré quelques répétitions plus ou moins utiles (puisqu’il est parfois difficile de déterminer pourquoi elle répète certains détails en particulier à deux ou trois pages de distance), le texte m’a tout de même portée agréablement et précisément de la naissance à la mort de l’écrivain. J’y ai retrouvé cette fougue et cet orgueil, ceux d’un homme intègre piaffant et prêt à ruer d’une seconde à l’autre indépendamment des circonstances dans lesquelles il vit. Ceux d’un homme qui vivait pour écrire et l’inverse, ce qui reste inspirant, bien que cela soit devenu un cliché de ce que doit être un vrai rapport à la littérature.
Mèredieu note la difficulté de faire la biographie de cet homme en raison du fait que ce qu’elle nomme son « délire » était lui-même d’ordre biographique. On connaît effectivement les nombreux changements d’identité du poète, ses généalogies imaginaires… Elle décrit ainsi sa démarche qu’elle nomme plutôt tentative qu’accomplissement : « Nous avons, ce faisant, privilégié un double balayage : une première approche, large, englobant la culture du demi-siècle où évolue Artaud, repérant le ou les contextes où il se meut. Ce premier regard se double d’une seconde approche, plus précise et plus compulsive, proche du regard de l’entomologiste, appliquée à disséquer ou à grossir les différents détails : tout cela qui constitue la trame matérielle et contextuelle d’une vie » (Mèredieu 2007 : 34). Et c’est en effet ce qu’elle fait. On croirait Artaud né et mort (1896-1948) dans la vie idéale que tout jeune (ou vieil) artiste croyant à la nécessité d’être paumé pour créer aurait voulu avoir : alternant entre prendre un café avec Breton ou l’injurier, jouer dans des décors construits par Cocteau ou Picasso, se droguant sans arrêt et se promenant dans un Paris où chaque bout de papier trouvé par terre cachait en fait une œuvre française qui deviendrait fondamentale dans les prochaines années. La première partie du livre est donc intéressante au sens où elle présente une époque riche. Elle précise aussi quels liens ces écrivains, peintres et acteurs pouvaient bien entretenir, et ce, du lit à la théorie. La deuxième partie reprend quant à elle la vie privée de l’homme. Mèredieu y rapporte nombre d’anecdotes qui semblent suggérer un sens de la répartie plutôt développé (bien que parfois involontaire ou inconscient, mais toujours efficace et drôle) chez Artaud, personnage surprenant, rare et précieux. Elle relate également les bons et mauvais côtés de l’homme ; soulignant ainsi son génie, mais n’omettant pas d’inclure les détails moins glorieux, par exemple ce qui semblait être littéralement un harcèlement de ses proches pour qu’ils lui fournissent des drogues : une réclamation constante de la part de celui qui sent mériter plus que ce qu’il n’obtient. Artaud est adorable. Artaud est insupportable. Qui sait ? Madame de Mèredieu a eu la brillante idée de compléter sa biographie de ce qu’elle nomme un Dictionnaire des principaux intervenants qui permet de mieux situer les principaux acteurs de cette période historique surchargée.
Elle souligne également la profondeur de la pensée théorique de cet homme qui a été acteur de théâtre et de cinéma ainsi qu’écrivain à la fois de poésie, de lettres et de dramaturgie, mais également critique et théoricien des médiums au sein desquels il a évolué. Elle commente et analyse efficacement la pratique critique et littéraire de l’homme, de l’écriture refusée par une pensée récalcitrante et instable qui marqua son entrée en littérature, à son intérêt pour la dialectique entre le réel et l’imaginaire en passant par la comparaison entre le cinéma et le rêve et finalement l’intérêt pour les signes, correspondances et leur signification qui anima toute l’œuvre de l’homme.
L’auteur rapporte les faits et gestes d’Artaud, s’indigne devant ce qu’il a dû subir, tente de replacer dans leur contexte les accusations portées contre plusieurs de ceux qui ont été proches d’Artaud, notamment le docteur Ferdière. Il reste néanmoins difficile de déterminer si celui-ci avait ou non la conscience tranquille pour ce qui est des cas Artaud ou Zürn… Bien que Mèredieu me semble accepter sans remise en question la conception de la folie de Michel Foucault, elle tente tout de même d’insérer, ou de rappeler, certaines de ses théories personnelles à propos de l’écrivain, par exemple l’impact qu’elle suppose des traitements d’électrochocs sur l’écriture asilaire et post-asilaire, ainsi qu’à propos de l’origine des formidables glossolalies ; langue universelle comprise de tous. Elle admet néanmoins que le poète aurait réellement été « fou et délirant » en prenant pour preuve les lettres au Dr Fouks. Effectivement, pour Mèredieu : « Récuser la folie d’Artaud, ce serait lui dénier et lui refuser l’essentiel de ce qu’il fut » (Mèredieu 2007 : 650). Elle date son basculement dans la folie de la période du voyage au Mexique, soit en 1936. Ce basculement se transformera littéralement en écrasement suite au séjour en Irlande de 1937 qui se terminera à l’asile. Elle souligne à propos de son travail biographique concernant cette période précise : « L’approche que nous allons tenter ne peut donc être que plurielle. Nous tiendrons compte des faits, des traces laissées par l’institution psychiatrique. Et nous tiendrons compte, également et – pourrait-on dire, à égalité –, du discours d’Artaud, de ses lettres, de ses écrits qui, seuls, peuvent nous permettre d’appréhender du dedans ce qu’il a vécu pendant cette longue période asilaire », et ce, parce que bien sûr : « la folie ne se vit pas sur le seul plan médical. Le discours fantasmatique du patient est une réalité historique au même titre que les autres. Qui mérite attention et analyse » (Mèredieu 2007 : 651).
Florence de Mèredieu partage le sentiment qu’Artaud a été jugé dangereux pour la société par ce qu’elle nomme « les institutions » en raison du fait qu’il parlait. La vie et l’œuvre de cet homme, si parfois déprimantes ou déroutantes dans certains de leurs aspects, inspirent cependant par leur dignité et leur fougue en nous rappelant qu’il existe parfois des gens qui prennent la parole pour dénoncer, et ce, peu importent les conséquences, des gens qui savent aller au-delà de la raison et en ramener du savoir.