Approches critiques de la pensée japonaise du XXe siècle de Livia Monnet (dir.)
La question du nationalisme culturel
Livia MONNET (dir.), Approches critiques de la pensée japonaise du XXe siècle, Montréal, Presses de l’Université de Montréal (coll. Sociétés et cultures de l’Asie), 2001, 570 p.
Notre regard sur la modernité se limite trop souvent à l’espace européen. Ce regard occulte complètement un pan de la pensée mondiale qui a pu émerger simultanément dans des pays longtemps ostracisés par les intellectuels « occidentaux », parce que trop lointains, trop « orientaux », comme le Japon. Même si le Japon a résisté à la pression expansionniste des pays coloniaux venus d’Europe, et qu’il a construit son propre imaginaire colonial afin de mieux appuyer un désir hégémonique, la modernité japonaise est perçue, d’un point de vue « occidental », comme une extension d’un ensemble d’idées européennes à la sphère asiatique. Pourtant, le Japon partage avec les pays européens une expérience profonde de la modernité appuyée par une réflexion à caractère philosophique (tetsugaku). Malgré tout, on conçoit cette expérience comme une simple répétition d’une vision du monde complexe, développée unilatéralement par des philosophes européens tels que Benjamin, Adorno ou Heidegger, en réaction à une série de réalités essentiellement européennes. Aujourd’hui, il est important de mettre en doute le monopole européen sur l’histoire de la modernité et de ne pas reconduire des préjugés éminemment « modernes » au sujet de la pensée japonaise. Récemment, quelques chercheurs ont voulu encourager un dialogue d’égal à égal entre la pensée européenne et japonaise. On n’a qu’à penser à Harry Harootunian qui, dans son livre percutant intitulé History’s Disquiet : Modernity, Cultural Practice and the Questions of Everyday Life, compare le travail de Benjamin à celui de Yanigita Kunio et surtout de Tosaka Jun à partir d’une analyse de la quotidienneté. Malgré ces récentes recherches, il reste encore beaucoup de travail à faire si l’on veut ouvrir davantage le champ des études japonaises et combattre un certain nombre de réticences face au comparatisme qui est omniprésent chez les spécialistes de la culture nippone.
C’est dans ce contexte que s’inscrit le collectif sous la direction de Livia Monnet intitulé Approches critiques de la pensée japonaise du XXe siècle, publié aux Presses de l’Université de Montréal. Divisé en quatre sections (« Logique du dépassement de la modernité et de l’indécidabilité », « Genre sexuel, sexualité et la construction de l’histoire », « Le nationalisme culturel dans l’histoire de l’art et de la critique des manga », « La littérature face à la science, la guerre et la question de l’identité nationale »), cet ouvrage a le grand mérite de réfléchir de manière polémique sur un nombre impressionnant de questions (de la philosophie de l’école de Kyoto à la traduction littéraire en passant par le bouddhisme et les mathématiques) qui touchent, d’une part, la société japonaise et, d’autre part, le développement d’une pensée de la modernité. Cette expérience de la modernité est articulée à partir de la question du nationalisme culturel. Tous les auteurs (14) cherchent à repenser le nationalisme culturel, à reconnaître son importance, tout en essayant de trouver des moyens pour mieux le dépasser. Même si le spectre de la Deuxième Guerre mondiale nous donne une image stéréotypée, radicalement négative du nationalisme culturel japonais, les auteurs de ce collectif nous encouragent à percevoir cet important moment de l’histoire des idées de façon plus nuancée. À ce sujet, Livia Monnet écrit dans l’introduction à l’ouvrage : « certaines formes du nationalisme culturel japonais (ou de certains nationalismes culturels asiatiques et occidentaux) —en particulier les utopies, les apories, logiques d’indécidabilité, les dimensions corporelles genrées ou les “projets de modernité inachevés” (voir Habermas) de cette pratique discursive à la fois “visible”, tangible et fantasmatique— peuvent déboucher sur une réelle ouverture, et même une éthique de responsabilité (dans le sens lévinasien du terme) envers l’autre et le monde » (24-25). Le nationalisme culturel japonais, même lorsqu’il est considéré comme un échec, ne peut pas être écarté du revers de la main.
Cela n’empêche pas les auteurs de ce collectif d’avoir un regard très critique face à de nombreuses pratiques intellectuelles en vogue au Japon tout au long du XXe siècle. Par exemple, les deux articles d’Augustin Berque, qui ouvrent le recueil, essayent de comprendre les égarements de la pensée de Nishida Kitarô (1870-1945), le plus célèbre représentant du groupe philosophique que l’on appellera l’école de Kyoto. Il montre que la philosophie de Nishida participe d’une double tentative d’appropriation et de dépassement de la modernité occidentale. Cependant, le projet de Nishida, d’un point de vue philosophique, est voué à l’échec puisqu’il ne fait qu’inverser les principes de la modernité et qu’il met en place ce que Berque appelle une « pathique » d’inspiration mystique au lieu de fonder une véritable logique. La pensée de Nishida, selon Berque, illustre une incompréhension de la tradition philosophique et de la modernité occidentale et justifie une forme de négation de l’altérité. Cette remise en question d’un des plus importants philosophes japonais, qui est loin d’être la première (l’œuvre de Nishida a engendré de nombreuses critiques puisqu’elle est perçue comme une justification intellectuelle de l’hégémonisme japonais), a le mérite de vouloir comprendre le véritable apport de sa pensée à partir d’une lecture attentive de ses textes. L’école de Kyoto est généralement considérée comme la pierre angulaire de la pensée japonaise au XXe siècle. La lecture des textes de Nishida par Augutin Berque et Suzuki Sadami au début d’Approches critiques de la pensée japonaise du XXe siècle donne le ton à l’ensemble des analyses subséquentes. Ces analyses montrent comment, à partir d’une compréhension des failles du nationalisme culturel japonais, il est possible de mesurer le véritable impact de la pensée japonaise. Un impact qui est loin d’être négligeable.
Une analyse des dérives de la pensée japonaise causée par le nationalisme culturel nous est expliquée par Thomas Lamarre. Dans son article intitulé « Between Empire and Nation. The Problem of Influence and Reaction in Postwar Waka Criticism », il met en doute les fondements de l’analyse littéraire, après la Deuxième Guerre mondiale, des textes de l’époque Heian. Selon lui, les critiques littéraires ont tendance à recréer, à partir de l’idée de nationalisme, un Japon qui n’a jamais existé. Ce Japon homogène qui a résisté aux influences culturelles de la Chine impériale, permet aux critiques de mettre en place l’idée d’une nation japonaise forte, défendue par une littérature nationale millénaire. Par ailleurs, sa dénonciation de la récupération par la critique littéraire de l’écriture féminine comme source d’épuration de la langue japonaise (la langue maternelle comme gardienne des valeurs nationales) donne une nouvelle dimension à la critique féministe sur le Japon. C’est d’ailleurs un autre apport important de cet ouvrage. La critique féministe, qui est souvent négligée dans le champ des études japonaises, est abordée de manière novatrice tout au long de l’anthologie (particulièrement les textes de Livia Monnet, de Jennifer Robinson et de Ueno Chizuko).
Pour toutes ces raisons, Approches critiques de la pensée japonaise du XXe siècle est un ouvrage provocant qui nous permet de repenser la question du nationalisme culturel et l’apport de la culture japonaise à l’histoire des idées.