Anatomie d’une obsession pour Winterreise : l’interprétation dans tous ses états
BOSTRIDGE, Ian. Le Voyage d’hiver de Schubert : anatomie d’une obsession, traduit de l’anglais par Denis-Armand Canal, Arles, Actes Sud, 2017.
La venue à Montréal du ténor anglais Ian Bostridge, dans la cadre d’une représentation de Winterreise (Voyage d’hiver) en février dernier, coïncidait presque parfaitement avec la parution au Québec, en mars, de la version française de son essai Le Voyage d’hiver de Schubert. Planification stratégique ou non, les deux événements permettent heureusement de souligner un aspect fondamental de cet ouvrage : l’importance déterminante de l’expérience de Bostridge comme interprète vocal, qu’il fait entrer en dialogue avec les interprétations littéraires et historiques qu’il livre tout au long de l’ouvrage. Celui-ci porte à première vue sur Winterreise, œuvre phare du compositeur autrichien Franz Schubert. Mais le sous-titre — Anatomie d’une obsession — indique bien que l’objet de la dissection ne se définit pas exclusivement par le célèbre cycle de Lieder. On pourrait alors y lire, en inversant titre et sous-titre, Anatomie d’une obsession pour le Voyage d’hiver de Schubert, ce qui serait encore tout à fait convenable.
Une obsession éclairante, connotant d’emblée le caractère très personnel de la proposition qui s’inscrit de façon singulière dans la longue lignée d’ouvrages et d’essais sur le travail de Schubert. La contribution de Bostridge est parue initialement dans sa version anglaise en 2015, tandis que tout près de nous paraissaient les travaux non moins personnels de Georges Leroux (2014), avec un essai philosophique fascinant, et du chanteur Keith Kouna, qui signait en 2013 Le Voyage d’hiver — une réécriture complète en français d’après les poèmes de Wilhelm Müller, avec instrumentation et arrangements revisités in extenso. Du même souffle, Kouna réintroduisait notamment la particule déterminante devant le nom, celle que Schubert avait lui-même supprimée pour transformer en Winterreise le cycle de poèmes d’abord intitulé Die Winterreise par Müller. S’agit-il là d’un détail futile ou anecdotique? Pas pour Ian Bostridge qui braque ici son microscope sur des dizaines d’éléments de ce genre, sélectionnés par un regard aussi pointu que précis, oscillant entre des analyses historiques et littéraires traversées par de nombreuses considérations sur l’interprétation vocale et musicale d’une musique du passé.
Pour faire revivre une telle musique, au moins dans une perspective musicologique et historique, on aura dû, bien souvent, comme l’indique par ailleurs Antoine Hennion, passer par ses vestiges archéologiques (écrits, inscriptions, instruments, enregistrements, etc.), puisqu’elle se constitue d’une « réalité sonore évanescente » (Hennion, 1993 : 36).
Mais très vite, le travail de réanimation force à déborder cette présentation archéologique des choses, qui réduit […] la musique à un objet historique, qu’il s’agit de recomposer à partir de ses vestiges. Les musiciens n’ont pas la même définition de leur objet, et les questions qu’ils posent en face des fragments matériels rescapés du naufrage d’une musique passée ne sont pas celles de leur interprétation historique, mais celles de leur interprétation musicale (Ibid. : 36).
Il s’agit probablement du plus intéressant problème auquel répond Bostridge. S’il fréquente à plusieurs reprises des considérations musicologiques (quoiqu’il demeure globalement modeste dans cette approche), il réunit ces deux positions : d’une part, celle du musicien, interprète-vocaliste dont les réflexions complémentent allégrement l’autre part, celle de l’historien polyvalent qui fait se balancer son point de vue entre des perspectives parfois sociales, d’autres fois musicologiques et souvent littéraires. À partir de cette position, Bostridge met en pratique une forme plurielle de l’interprétation (s’il ne fallait effectivement réunir ces approches que sous un seul vocable) : l’interprétation dans tous les sens, entre une herméneutique des « vestiges », des textes et de diverses inscriptions de la musique et la transmission d’une éthique de la performance musicale qui concerne l’expérience concrète de l’œuvre, de la scène et du son. Ainsi, l’auteur réfléchit implicitement — même explicitement par moment — aux rapports complexes qui se nouent entre les interprétations. Que veut dire interpréter d’un point de vue musical, interpréter d’un point de vue littéraire, interpréter à travers la traduction ou encore l’histoire ? Tous des gestes qui sont autant de manières de vivre avec les textes et les musiques et de les comprendre.
Le Voyage d’hiver de Schubert traverse ainsi les vingt-quatre Lieder qui constituent le cycle de Schubert. Chaque morceau est d’abord approché par une traduction[1] du poème correspondant suivi d’un essai qui traite de la pièce sous un angle historique particulier : tantôt à partir des coutumes liées à la pratique du lied par les soldats germanophones (ce qui met en lumière le surprenant legs de la guerre dans la tradition du lied allemand), tantôt en situant la composition dans l’histoire climatique de la modernité, ce à quoi on pourrait ajouter une panoplie d’autres exemples. Même si plusieurs échos se manifestent entre elles, les vingt-quatre parties pourraient, à la limite, se lire indépendamment les unes des autres. Cette structure formelle simple, calquée sur la présentation cyclique en vingt-quatre morceaux, semble naturelle peut-être, mais plutôt usitée lorsqu’on la considère dans l’ensemble de la production littéraire sur Winterreise, sans mentionner que l’argument principal s’y trouve fortement dilué — qui plus est dans le contexte hautement hétéroclite restitué par l’auteur.
En début de parcours, comme dans tout bon ouvrage sur Winterreise, on doit d’abord s’infliger — ici très brièvement — la suite de moments préalables à la première interprétation connue du cycle, représentation donnée par Schubert lui-même : contexte et genèse de la pièce maîtresse du compositeur autrichien, vus par ses proches et transmis par diverses correspondances. À l’instar de nombreux textes sur le sujet, on y relit les mêmes citations des mêmes personnes. Elles ont toujours pour effet d’insister sur la pitoyable condition de Schubert en fin de vie et de bien mettre en relief les si grandes souffrances qui l’ont affligé. L’auteur situe en outre Winterreise comme un moment incontournable de l’histoire dans une perspective transnationale : Schubert serait à mettre à côté de Shakespeare, Dante, Van Gogh, Picasso, des sœurs Brontë ou encore Proust :
Winterreise est incontestablement un chef-d’œuvre qui devrait faire partie de notre expérience commune […]. Il est assurément remarquable que cette œuvre vive et produise une aussi forte impression dans le monde entier, même dans des cultures fort éloignées des circonstances de sa composition dans les années 1820, à Vienne (Bostridge, 2017 : 12)[2].
En ce sens, Bostridge avalise sans interrogation aucune la canonisation d’une œuvre qui n’en a point besoin et contribue ainsi à maintenir l’aura mythique du compositeur, toujours à considérer ici avec l’assomption explicite de la présentation d’une obsession. Au moins, la proposition a le mérite d’être claire : l’objet de l’obsession, l’auteur le qualifie toujours en termes élogieux, voire superlatifs, ce qui dénote un parti pris évident. Il s’agit bien de faire entendre l’obsession qui s’attache ici à rendre plus accessible ce qui, de Winterreise, devrait participer d’une mise en commun.
Mais le Lied « est aujourd’hui un produit spécialisé, à l’intérieur même du créneau que représente la musique classique » (12). Si l’idée d’une expérience commune doit présider à Winterreise, on comprend mieux en quoi il pourrait sembler si pertinent de mythifier le créateur et de canoniser l’œuvre. Autrement dit, l’obsession de Bostridge ne s’adresse pas d’abord à l’expert, qui n’a par ailleurs nullement besoin d’être convaincu de telles choses. Il cherche sans détour à convaincre d’une portée qui tendrait vers l’universel.
L’auteur cheminant à travers les lieder par le prisme d’une expérience singulière de cette œuvre, on se demande bien en cours de route s’il est une thèse principale à extraire du texte. Si c’est le cas, elle apparaît plutôt comme étant implicite et découle moins d’une prise de position franche et originale sur Winterreise que de l’articulation des positions interprétatives exposée dans ce livre. Concrètement, elle est à construire par le lecteur. C’est bien ce qui fait de ce texte le véhicule d’une pensée toute particulière : une problématique tissée non autour d’un problème, mais autour de l’homme, autour d’un interprète, de l’œuvre et du monde. En ce sens, les courts essais construits autour de chaque lied proposent un ensemble considérable de diverses prises de position, « une somme d’éléments disparates » (13), reconnaît d’emblée Bostridge.
L’approche méthodologique qui traverse cet ensemble relève donc de ce rapport personnel, de l’interprétation, ce qui fait flotter, en quelque sorte, les positions générales au-dessus de l’objet d’étude. De là la thèse implicite et générale à extraire : comprendre une œuvre venue d’une époque et d’une culture éloignées, ce n’est pas de la replacer dans son contexte, ce n’est pas non plus de prendre garde à y plaquer nos propres catégories culturelles, ni de se limiter à la façon dont elle résonne dans le contexte contemporain de diffusion, pas davantage que d’examiner la façon dont on comprenait les arts et la vie à l’époque de sa production. C’est plutôt tout cela à la fois : il s’agit de la remettre dans son contexte, mais, impérativement, de pair avec la compréhension de notre propre position dans le monde où elle circule aujourd’hui. Prise entre son origine et les subjectivités contemporaines impliquées dans sa diffusion, ce sont finalement tous ces éléments qui constituent l’œuvre musicale dont la restitution ne peut être autrement que constamment reconsidérée.
Cette vision d’une œuvre ouverte traverse la pensée déployée dans ce texte, ponctuellement réaffirmée ici et là. Par exemple, selon Bostridge, « l’interprétation est une rencontre entre la composition, l’exécutant et l’auditeur — et c’est seulement ensemble qu’ils peuvent créer la pièce » (146). Il s’agit d’une conception multilatérale du rapport entre la musique et le mélomane qui implique de multiples temporalités, chacune rendue par divers types d’actes interprétatifs que Bostridge incarne dans une certaine mesure. Les trois parties en question sont évidemment encastrées dans leurs contextes respectifs, l’une venant du passé avec ses pratiques souvent mortes, les deux autres relevant de leurs contextes communs, ce qui signifie, évidemment, qu’ils ne se fixent jamais, permettant le déploiement dans le temps des déclinaisons de l’œuvre.
Le problème avec cette thèse à teneur généraliste, c’est qu’elle ne dit rien sur Winterreise (quoiqu’elle nous dise de très intéressantes choses sur la musique). On en apprend tout de même beaucoup en lisant Bostridge, mais c’est comme une encyclopédie subjective qu’il convient peut-être d’appréhender cet essai dont chaque lied serait le prétexte d’une entrée. C’est donc sur le mode d’une somme de connaissance enrichie par les modes de l’interprétation que Bostridge nous convie à explorer cette œuvre.
Il demeure nécessaire de replacer les considérations concernant la genèse de l’œuvre, en ouverture du livre, sous le couvert de la thèse proposée par la présente lecture. Au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans le texte et que l’approche s’éclaircit, on est bien obligé d’admettre à rebours que l’allusion à la toute première interprétation connue de Winterreise est fondamentale : elle condense tout ce que dépliera Bostridge jusqu’à sa propre pratique de l’interprétation vocale et musicale : la création multilatérale des pièces proposée par l’auteur trouve en la personne de Schubert un point zéro, et c’est là précisément le nœud que Bostridge s’attelle à détendre par son expérience et ses connaissances. À partir de ce moment historique singulier, le contexte socioculturel changera, le contexte d’interprétation avec lui, ainsi que les diverses pratiques musicales autour du chant classique, jusqu’aux résonances littéraires mises en circulation qui se déploient par mille chemins jusqu’à leurs répercussions tout aussi singulières sur l’interprète.
De façon très étonnante toutefois, la thèse de ce livre est donnée en guise de conclusion. Ainsi, le très bref « Postlude » se lirait parfaitement bien en ouverture. Il s’agit d’une double position théorique qui, bien qu’elle ne soit pas développée, est claire et concise. Tout d’abord, un volet d’interprétation musicale : la question de la fidélité aux intentions du compositeur et du respect de la partition est élevée au rang de mythe. Pour Bostridge, la performance musicale ne passe que par
une immersion totale dans l’œuvre et une fusion entre l’œuvre du compositeur et la personnalité de l’interprète. […] Mais il n’existe aucune façon neutre de présenter cette musique, qui ne saurait être impersonnelle. L’interprète doit accéder aux aspects privés de son moi et les transformer (428).
Une interprétation recontextualisée, par exemple, qu’elle fût produite par Schubert lui-même ou dans un quelconque salon privé de l’Autriche du xixe siècle « ne peut pas être notre modèle » (429), considérant le filon suivi tout au long de l’ouvrage, au moins sous sa forme filigranée, selon lequel l’œuvre musicale n’est pas une entité figée historiquement, mais au contraire une forme à restituer selon divers processus interprétatifs.
L’autre volet de la thèse explicitée dans l’ouvrage, que l’on pourrait qualifier d’historico-musicologique, concerne la façon de penser la situation du sujet créateur et interprète à la fois dans son contexte et dans sa relation propre avec l’œuvre. Dans cette optique, Bostridge rejette du revers de la main l’idée selon laquelle il est nécessaire de disloquer l’articulation entre œuvre et créateur pour éclairer adéquatement l’objet en lui-même dans ses aspects formels et ses problèmes de représentation par exemple. « Il est indiscutablement exact qu’il n’existe pas de relation claire et normative entre la vie et l’art ou l’art et la vie. […] Mais la relation entre expression artistique et expérience vécue fonctionne sur un espace plus vaste » (ibid.). Bostridge considère que les pistes sur lesquelles nous mène le rapport particulier de l’œuvre au créateur ouvrent cet espace qui est le même que celui, in fine, où l’on trace les voies propres des interprétations, celui où chacun intervient dans la création de l’œuvre musicale.
La liberté que s’octroie Bostridge dans cet ouvrage, comme celle de ses interprétations vocales par ailleurs, est en fin de compte un formidable outil pour mener à terme ce genre d’entreprise. Cependant, bien sûr il y a un prix : cette présentation idiosyncrasique des choses nous mène sur des pistes parfois pointues où l’on risque de se perdre. Bostridge déplie une problématique riche, mais éclectique et éclatée, décousue par moment. Il ne faut surtout pas oublier, toutefois, que les obsessions, si elles enrichissent l’expérience, viennent toujours avec un certain mouvement de perte.
Bibliographie
- BOSTRIDGE, Ian. Le Voyage d’hiver de Schubert : anatomie d’une obsession, traduit de l’anglais par Denis-Armand Canal, Arles, Actes Sud, 2017.
- HENNION, Antoine. La passion musicale : une sociologie de la médiation, Paris, Métailié, 1993.
- KOUNA, Keith. Le Voyage d’hiver, illustrations de Marie-Pascale Hardy, Montréal, L-A be, 2013 (CD LABE-1827, réalisation de René Lussier).
-
LEROUX, Georges. Wanderer. Essai sur le voyage d’hiver de Franz Schubert, Montréal, Nota Bene, 2014.
Notes
[1] Dans l’édition française, la traduction anglaise des poèmes de Müller par Bostridge est remplacée par une version française traduite directement de l’allemand. Problème intéressant s’il en est, puisque Bostridge affirme avoir donné sa version des poèmes « en utilisant le processus de traduction comme un stimulant pour l’écriture de chaque chapitre » (17). Ensuite, une note du traducteur sur cet enjeu : « À aucun moment n’a été envisagée quelque transposition poétique qui eût risqué de dénaturer le travail d’élucidation » (ibid.) de Bostridge. Une telle transposition ne pourrait évidemment restituer strictement la complexité de l’essence du premier effort. Il s’agit d’une impasse : le lecteur n’aura d’autre choix que de se rapporter à la version anglaise pour accéder à l’intégralité du travail de Bostridge. Cela dit, cette contrainte n’enlève rien à la teneur de l’essai qui, dans sa version française, devient donc un effort collectif.
[2] Toutes les citations subséquentes sont tirées de Bostridge, 2017.