Appel de textes
La littérature face à l’aveuglement collectif
Revue Post-Scriptum, nº 40, sous la direction de Glenda Ferbeyre Rodriguez
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Il n’existe ni formules ni algorithmes pour échapper à la cécité épistémique. Nous avons désormais bien dépassé l’espoir positiviste d’une connaissance transparente du monde, qui, en accumulant du savoir et en apprenant des erreurs de l’histoire, nous rapprocherait d’une sagesse définitive.
Faut-il, peut-être, revenir à Foucault (1969) pour accepter que ce que nous percevons du monde est toujours traversé de zones d’ombre? Celles-ci, ni fixes ni universelles, prennent à chaque moment des configurations de savoir-pouvoir différentes aux contours flous où se cachent des vérités indicibles, condamnant ainsi une partie du réel au domaine de l’invisible. Foucault (1984) nous invite à penser un constant déplacement vers la frontière, tandis que Desan (1961) plaide pour la reconstruction perpétuelle d’une vérité complémentaire et additive. Mais quelle que soit l’approche, il semble que la seule objectivité scientifique à laquelle nous puissions aspirer soit celle qui renonce à l’hybris du point zéro (Castro Gomez 2007) et accepte que, dans le regard que nous portons sur le monde, il y aura toujours des « angles aveugles ».
Des cécités, des zones non éclairées par la représentativité des discours, forment tout espace sémiotique. Elles sont constituées, notamment, de ce qui reste à l’extérieur de la caverne, dans l’espace illisible du non-texte, mais aussi de tout objet quotidien que nous n’avons pas appris à nommer, soit parce qu’il n’a pas revendiqué avec suffisamment de violence le droit d’être une pratique signifiante, soit parce que sa présence défie la stabilité d’un système logique.
Cette tension entre le visible et l’invisible traverse les grands événements historiques, où les idéaux proclamés occultent souvent des formes persistantes de domination : l’homme qui lutte pour la justice prolétarienne tout en perpétuant la domination de genre dans l’intimité familiale; les peuples qui rédigent des déclarations d’indépendance et d’égalité sur des systèmes d’oppression esclavagiste; les luttes féministes du Nord global qui s’émancipent des rôles de genre en les transformant en rôles de classe.
Nous sommes toujours aveugles à la beauté et à la lumière des autres, lorsqu’elles ne se codifient pas de façon reconnaissable ; aux luttes que nous pensons trop lointaines pour nous atteindre ; à la souffrance quand elle ne sait pas se déguiser sous des idéologies ou des visages aimés ; aux strates du réel dont nous n’avons pas les outils pour les saisir.
Face à ces aveuglements, la littérature agit comme un révélateur, un espace où le visible est constamment redéfini. Elle ne se contente pas de nous rappeler qu’une pierre est une pierre, comme le suggérait Chklovski avec son concept d’estrangement; elle nous force à voir la pierre que nous nous acharnons à ignorer, celle dont la présence dérange, celle dont nous anesthésions l’inconfort avec les narcotiques du quotidien.
Dans ce numéro de Post-Scriptum, nous voudrions interroger ce à quoi nous sommes aveugles aujourd’hui. Comment la littérature s’emploie-t-elle à troubler cette cécité? Nous examinerons le pouvoir de la littérature : son rôle dans l’effritement des évidences, dans le déplacement du regard, dans la fabrique du sensible. Comment dévoile-t-elle ces angles morts qui, aujourd’hui invisibles, formeront demain le brouillard d’une honte collective? En affrontant ces silences, comment l’écrivain ou l’écrivaine déjoue-t-il ou elle la cécité collective? Quels procédés textuels sont mobilisés pour parvenir à se faire entendre, à être pris au sérieux sans que le texte ne se perde dans l’opacité de l’incompréhensible?
De même, comment la critique littéraire peut-elle nous aider à surmonter notre propre aveuglement esthétique, à reconnaître des œuvres et des formes qui échappent à nos cadres de perception habituels? La distance critique constitue-t-elle un point de vue privilégié, un décalage permettant d’y voir plus clair, ou au contraire, peut-elle devenir un autre type d’aveuglement? Comment « voir » les textes pour mieux les saisir tout en respectant leurs propres espaces de liberté?
Nous invitons à une réflexion libre, expérimentale, où la littérature apparaît non seulement comme un révélateur des aveuglements collectifs, mais aussi comme un champ de bataille où se joue, chaque jour, l’organisation du visible (Rancière 2000).
Nous encourageons des propositions qui abordent, sans s’y restreindre, les thèmes suivants :
● La littérature comme espace de contestation des récits hégémoniques et des oublis historiques;
● Les dispositifs narratifs qui donnent à voir l’invisible et remettent en question les évidences du sens commun;
● La fonction politique du roman dans la réécriture des points aveugles de l’histoire;
● Les effets de la traduction et du marché éditorial dans la circulation des récits et la visibilisation de certaines œuvres;
● Les stratégies rhétoriques et poétiques qui subvertissent la cécité épistémique;
● La représentation littéraire de la cécité et sa dimension métaphorique ou symbolique;
● L’esthétique des frontières et la reconfiguration du regard sur les zones de conflit;
● La revalorisation esthétique des œuvres qui ont été mal comprises ou n’ont pas été « vues » à leur époque.
Les propositions anonymisées (300-500 mots), accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique, sont à envoyer avant le 10 juin à redaction@post-scriptum.org.
Literature in the face of Collective Blindness
There are no formulas or algorithms that can save us from epistemic blindness. We are long past the positivist hope of gaining a transparent understanding of the world—one that, by accumulating knowledge and learning from history’s mistakes, might eventually lead to definitive wisdom.
Foucault (1969) reminds us that what we perceive of the world is always shaped by shadows. These shadows—neither fixed nor universal—are continually reconfigured through shifting constellations of power and knowledge. Their contours are blurred, hiding unspeakable truths and restricting parts of reality to the realm of the invisible. Foucault (1984) urges us to move constantly toward the margins, while Desan (1961) advocates for the ceaseless reconstruction of complementary, additive truths. Whatever path we take, it seems the only form of scientific objectivity we can truly aspire to is one that renounces the zero-point hubris (Castro Gómez 2007) and acknowledges that our understanding of the world will always remain partial and incomplete.
Every semiotic space is defined as much by what it conceals as by what it reveals. The areas left in shadow—outside the reach of dominant discourse—are populated by what remains unspoken: what lies outside the cave, in the illegible space of the non-text, and the everyday objects or practices we have never learned to name. These might go unnoticed because they have not insisted, forcefully enough, on their right to signify, or because their presence disrupts the coherence of existing systems.
This tension between visibility and obscurity is woven into the fabric of major historical events, where lofty ideals often mask enduring forms of domination: the man who fights for proletarian justice while maintaining patriarchal structures at home; nations that proclaim independence and equality while upholding systems of enslavement; the feminist movements of the Global North that shed gender roles only to translate them into class distinctions.
We remain impervious to the beauty and brilliance of others when it does not follow familiar codes; to struggles we deem too distant to touch us; to pain that fails to clothe itself in beloved ideologies or recognizable faces; to aspects of reality that we lack the tools or frameworks to grasp.
Against these blind spots, literature operates as a revelatory force—a space where the visible is continuously renegotiated. Literature does more than remind us, as Shklovsky claimed with his theory of estrangement, that a stone is a stone. It compels us to confront the stone we’ve been trained to ignore—the one that unsettles us, the one whose discomfort we numb with the narcotics of daily life.
This issue of Post-Scriptum invites reflections on what remains unseen today. How does literature work to unsettle these zones of invisibility? We aim to explore the power of literary writing: its role in dissolving certainties, in shifting perception, in reshaping what can be felt and understood. How does it bring to light what has been pushed into the margins, what might resurface tomorrow as a source of collective shame? How do writers confront and resist this selective perception, navigating silence and opacity? What literary strategies allow them to be heard, to be taken seriously, without their texts being swallowed by incomprehensibility?
We also invite reflections on the role of literary criticism in overcoming aesthetic limitations. Can it help us recognize works and forms that lie outside our usual interpretive lenses? Does critical distance offer a privileged vantage point, or might it become a new mode of blindness? How do we learn to “see” texts more clearly, while also respecting their spaces of freedom and ambiguity?
We welcome freeand experimental contributions that engage literature not only as a medium for revealing what remains hidden, but also as a battleground where the visible is contested and reconfigured daily (Rancière 2000).
Possible topics include (but are not limited to):
● Literature as a site of resistance to hegemonic narratives and historical erasure;
● Narrative strategies that make the invisible perceptible and challenge common-sense assumptions;
● The political function of the novel in revisiting what history has neglected or suppressed;
● The role of translation and publishing in shaping narrative circulation and determining visibility;
● Rhetorical and poetic devices that subvert epistemic limitations;
● Literary representations of blindness and their metaphorical or symbolic dimensions;
● The aesthetics of borders and the shifting gaze in zones of conflict;
● The critical reassessment of works that were misunderstood or ignored in their time.
Anonymous proposals (300–500 words), accompanied by a brief bio-bibliographical note, should be submitted by June 10 to redaction@post-scriptum.org.
- Éditeur·rice(s)
-
- Glenda Ferbeyre Rodriguez
- Date limite
- Date de parution
- 15 octobre 2025