De l’historiographie à l’affect : Anamorphose de l’histoire dans Les Onze de Pierre Michon

Étienne Lussier

RÉSUMÉ

La période révolutionnaire française, et plus particulièrement la période de la « Terreur », fut marquée par une série de conflits internes qui opposaient les différentes factions (jacobins, girondins, montagnards, etc.). L’écrivain Pierre Michon, dans son récit de 2009 Les Onze, a choisi de revisiter ce moment de l’histoire française par la médiation d’une peinture fictive représentant les membres du Comité de salut public. Par un travail de fictionnalisation, Michon propose de dévoiler, par le truchement des affects, les puissances qui se cachent au centre des monuments de cette période. Plutôt que de montrer comment l’histoire est le résultat des actions des « grands hommes », c’est-à-dire des souverains, Michon fait le pari inverse : redonner à la dimension esthétique une certaine souveraineté permettant de court-circuiter les intentions politiques qui ont mené à la commande de la toile représentant les membres du Comité. Par une série d’anamorphoses, c’est-à-dire de déplacements autour de l’image créant des altérations, nous souhaitons montrer comment Michon propose une conception du temps historique qui se déploie de manière radicalement sauvage, en postulant une série de forces qui remontent jusqu’à la préhistoire et qui se cachent au cœur même de l’acte esthétique. Ainsi, nous souhaitons voir comment l’histoire, lorsque nous nous déplaçons autour de celle-ci, est aussi en mesure de se transformer, de s’altérer, en se liant à d’autres images qui hantent nos imaginaires.

 

Mots-clés : esthétique, Pierre Michon, affect, historiographie

ABSTRACT

The French revolutionary period, and more particularly the period described as “The Reign of Terror,” was characterized by a series of internal conflicts which opposed the different factions (Jacobins, Girondins, Montagnards, etc.). The writer Pierre Michon, in his 2009 story Les Onze, chose to revisit this moment in French history through the mediation of a fictional painting representing the members of the Committee of Public Safety. Michon proposes to reveal, through affects, the forces that are hidden at the center of the monuments of this period. Rather than showing how history is the result of the actions of “great men,” namely the sovereigns, Michon makes the opposite wager: giving back to aesthetics a certain sovereignty allowing to bypass the political intentions that led to the commissioning of the painting representing the members of the Committee. Through a series of anamorphosis, in other words, of movements around the image creating alterations, I wish to demonstrate how Michon proposes a conception of historical time which unfolds in a radically wild form, by postulating a series of forces which go back to prehistory, and which are hidden at the very heart of the aesthetic act. Thus, I seek to understand how history, when we move around it, is also able to transform and alter itself, by creating a constellation with other images that haunt our imagination.

 

Keywords: aesthetics, Pierre Michon, affect, historiography


Introduction

Dans son récit Les Onze paru en 2009, l’écrivain français Pierre Michon convie ses lecteurs à une visite guidée du musée du Louvre où l’histoire de la Révolution française sera abordée par la médiation de l’image. L’intrigue du récit, à mi-chemin entre la démarche hagiographique et historiographique, se déploie autour d’une image bien particulière, c’est-à-dire celle de la toile fictive du peintre François-Élie Corentin – lui-même tout aussi fictif – représentant les onze membres du Comité de salut public. Cette toile, comme le titre du récit l’indique, est intitulée  Les Onze. Dans le présent article, il s’agira de questionner la relation complexe que Michon tisse entre l’Histoire et la fiction. Dans Les Onze, Michon introduira au cœur de son dispositif littéraire une falsification historique en mobilisant certaines figures révolutionnaires (Maximilien Robespierre, Pierre-Jean Berthold de Proli, Collot d’Herbois) ainsi que l’un des historiens les plus importants du XIXe siècle, soit Jules Michelet. Nous chercherons à montrer comment Michon, en créant une fiction autour de ces figures, s’éloigne d’une conception strictement figurative ou représentative de l’histoire. Autrement dit, le geste critique michonien postule que ce n’est qu’avec une certaine distanciation, avec une position de retrait qui passe par la fiction, que l’œuvre d’art et l’histoire peuvent pleinement apparaitre.

 

Afin d’expliciter ce geste critique, nous aurons recours à une variation anamorphique[1] sur l’expérience des images. Dans un premier temps, nous souhaitons revenir sur la dimension à proprement parler « historiographique » du récit de Michon. Bien que le tableau Les Onze soit une œuvre fictive, le travail d’invention que Michon propose autour de l’œuvre de Corentin met en scène une véritable politique de l’image. La position et les déplacements du spectateur, dans et devant le temps, permettent de court-circuiter les machinations politiques à l’origine de l’œuvre d’art en lui redonnant une certaine autonomie et en offrant la possibilité d’une lisibilité différée. Ensuite, nous verrons comment Michon déplace la problématique historiographique par un travail de fabulation où, par l’intermédiaire de détails matériels, ce dernier creuse l’histoire en déterrant les forces et les puissances de l’histoire. Par l’entremise du choc du visuel et de la notion de kairos, Michon révélera la part d’ombre qui est en excès à toute œuvre en cherchant à exhiber sa préhistoire. Finalement, il importera de saisir comment Michon, en fictionnant sur cette « sombre » période de la Révolution française, brouillera les repères communs de l’historiographie en redonnant aux affects toute leur puissance.

 

Histoire d’un tableau

Michon nous propose dans Les Onze un récit d’histoire synecdochique où la partie apparait pour le tout : la petite histoire du tableau rejoue en une forme condensée les forces de la grande Histoire en s’inscrivant dans le temps long. L’art est mis directement au service de l’histoire, mais pas seulement dans une optique visant à représenter l’histoire officielle, c’est-à-dire celle des grands hommes du Comité de salut public, ou celle de la grande date de 1793. La conception du temps historique qui se déploie dans le récit de Michon cherche plutôt à remonter vers une origine en puissance en train de se déployer. Dans la conclusion du récit, au risque de divulgâcher l’intrigue, Michon nous rappelle que ce qui se cache au plus profond de la toile Les Onze, c’est une série de forces et de puissances qui creusent une filiation partant de la grotte préhistorique de Lascaux, et remontant jusqu’à nous. Nous y reviendrons. Mais le récit propose aussi une « petite » histoire, c’est-à-dire l’histoire de la vie du peintre Corentin, de son origine Limousine, et l’histoire de la commission d’un tableau, avec une série de machinations politiques. L’ensemble de la deuxième partie du récit est d’ailleurs consacré à la commande du tableau, où Michon, par un geste critique, cherche à restituer la part cachée de l’œuvre d’art.

 

Michon amorce l’histoire de la commande avec les lignes suivantes :

Le tableau fut commandé en nivôse – et non pas en ventôse, comme on l’a dit, comme on continue à le dire, parce que l’Histoire arrange les dates à sa façon; parce que l’après-coup est grand seigneur et a tous les droits, Monseigneur l’Après-coup; […] parce que le cent de ventôse sonne plus théâtralement que la neige qui git doucement dans nivôse; parce qu’il n’y a pas de neige dans le tableau, mais comme un effet de grand vent, quoiqu’il n’y ait pas de vent non plus (2009, 77-78).

Le narrateur anonyme, qui agit aussi comme guide du musée, nous révèle ici une première difficulté quant à la reconstitution de l’histoire du tableau : rien ne peut être reconstruit avec certitude parce que l’histoire arrange les dates à sa façon. Autrement dit, les vainqueurs réorganisent l’histoire dans l’après-coup, selon un sens qui leur convient. Du même coup, l’histoire des œuvres d’art apparait non pas comme le fruit du libre développement des expressions et des sensations, mais comme la volonté du pouvoir et des commandes. L’histoire est celle des vainqueurs au même titre que l’art occidental est le fruit des désirs des vainqueurs qui ont commandé les grandes œuvres[2]. Les Onze est donc, d’une certaine façon, l’économie de l’histoire trouble qui témoigne de la « barbarie inhérente aux biens culturels » et de leur processus de transmission, pour reprendre les mots de Walter Benjamin (2000, 433).

 

Il y a donc dans la perspective michonienne quelque chose qui nous renvoie directement à Benjamin et à cette idée d’une histoire constituée politiquement dans le futur antérieur. Mais Michon demeure davantage nuancé à propos du savoir historiographique. Après tout, les deux premières sections de la deuxième partie du récit nous mettent en garde contre l’après-coup de l’histoire, mais Michon tente aussi de reconstruire, par le biais de la narration, la genèse de la splendeur terrifiante du tableau Les Onze. La « barbarie inhérente » au tableau ne sera pas vraiment appréhendée par le regard désemparé et mélancolique de l’historien matérialiste qui appelle « la tradition des opprimés » (Benjamin 2000, 433) afin d’écarter l’histoire officielle. Corentin demeure – malgré son humble passé limousin – une figure du « grand génie » républicain. Michon révélera plutôt la face cachée de l’historiographie en se focalisant sur la bassesse des stratégies politiques, mais en s’efforçant de conserver une imagerie républicaine qui pourrait rappeler le travail de l’historien Jules Michelet. Il n’est donc pas anodin de retrouver les sans-culottes, « respectueux dans la mesure de leurs moyens de sans-culotte » (Michon 2009, 79), mobilisés afin de ramener Corentin vers les locaux des jacobins, comme si Michon tentait d’insuffler une certaine dose « d’excès romantique » (Rancière 2003, 120) à cette scène de la Révolution. Michon nous rappelle que les grandes œuvres ont toutes une préhistoire qui échappe à la visibilité et que seule l’écriture peut en révéler l’existence.

 

La scène de la commande est préparée lentement; Michon décrit la besogne des sans-culottes, suivis par une période d’attente où Corentin patientera à l’Église Saint-Nicolas-des-Champs, au milieu des reliques de l’ancien régime. On peut penser ici aux différents restes humains que Corentin découvre, aux verres d’aristocrate que Bourdon demande que l’on brûle, ou encore, plus évocateur, à la nef non pas de Lascaux, mais de l’Église « glaciale et dépouillée de tout objet de culte » (Michon 2009, 80), où nous retrouvons une écurie improvisée, comme si Michon cherchait à réinsérer ces animaux, qui ornaient jadis les grottes du paléolithique, au cœur des lieux de culte catholiques. Mais toute la charge politique de la commande apparait finalement dans ces mots qui sortent de la bouche de Pierre-Jean Berthold de Proli :

Tu sais peindre les dieux et les héros, citoyen peintre? C’est une assemblée de héros que nous te demandons. Peins-les comme des dieux ou des monstres, ou même comme des hommes, si le cœur t’en dit. Peins Le Grand Comité de l’an II. Le Comité de salut public. Fais-en ce que tu veux : des saints, des tyrans, des larrons, des princes. Mais mets-les tous ensemble, en bonne séance fraternelle, comme des frères (Michon 2009, 90).

La commande trahit déjà les intentions « basses » – c’est-à-dire politiques – à l’origine du tableau Les Onze, ou plutôt l’entrelacement de la représentation de l’histoire avec la question de la souveraineté. Les souverains du Comité ne tiennent pas le cours de l’histoire entre leurs mains comme un sceptre, pour reprendre une autre formule de Benjamin propre au Trauerspiel (1985, 65). Les membres du Comité devaient à la fois être princes, tyrans, saints, brigands ou héros. La question de représenter le souverain comme figure autoritaire, ou comme figure déchue incapable d’appliquer l’« État d’exception » (Benjamin 1985, 71) n’est pas ici importante. Derrière cette apparente liberté que Proli octroie à Corentin se cache en réalité l’idée que la commande était une fumisterie, un « joker », un coup de théâtre de la part des commanditaires. Les Onze se devait d’anticiper l’histoire et ses remous en donnant à voir au sein d’une seule représentation le Comité sous diverses facettes incompossibles. Michon explique :

Et parmi ces coups bas (idée de Collot, dit-on, de l’énigmatique Collot) il y avait celui-ci : faire peindre en secret un tableau du Comité où Robespierre et les siens seraient représentés en gloire, un tableau donnant une existence officielle à ce Comité qui n’existait théoriquement pas, mais qui du simple fait d’apparaître dans une peinture serait donné pour ce qu’il était : un exécutif siégeant à la place honnie du tyran, un tyran à onze têtes, existant et régnant bel et bien, donnant même à voir la représentation de son règne à la façon des tyrans — ou peut-être, si les choses tournaient autrement, si Robespierre assurait son pouvoir sans recours possible, pour qu’au moyen de la peinture le Comité apparût comme un exécutif très légalement consacré, la crème des Représentants, fraternels, paternels et légitimes comme des syndics ou un conclave.

[…]

Si au contraire Robespierre chancelait, s’il était à terre, on produirait aussi le tableau, mais comme preuve de son ambition effrénée pour la tyrannie, et on prétendrait effrontément que c’était lui, Robespierre, qui l’avait commandé en sous-main pour le faire accrocher derrière la tribune du président dans l’Assemblée asservie, et être idolâtré dans le palais exécré des tyrans.

[…]

J’ajoute ceci : dans l’un et l’autre cas, mise à mort ou apothéose de Robespierre, il fallait que le tableau fût juste, fonctionnât; que Robespierre et les autres pussent y être vus comme des Représentants magnanimes, ou comme des tigres altérés de sang, selon que les faits exigeassent l’une ou l’autre lecture. Et que Corentin l’ait peint et réussi dans ce sens, dans les deux sens, voilà bien sans doute une des raisons pourquoi Les Onze sont dans la chambre terminale du Louvre, le saint des saints, sous la vitre blindée de cinq pouces (2009, 112-114).

Si l’histoire basculait du côté de Robespierre, les commanditaires apparaitraient comme des visionnaires; dans le cas inverse, Robespierre serait désigné à tort comme étant à l’origine du tableau. Précisément, le tableau de Corentin devait rendre cette équivocité en superposant et en emboitant les deux récits historiques au sein de la même représentation. Seule l’histoire, seul l’avenir pourront procéder au dépliement de ces deux intrigues. Nous trouvons donc ici la première anamorphose créée par Corentin dans le tableau Les Onze. Celle-ci n’est pas tant régie par la position du spectateur face au tableau, qui par son mouvement dévoilerait une image déformée, que par sa position face à l’histoire. Ce que Les Onze  nous apprend sur l’histoire est que celle-ci appelle systématiquement à un déplacement de sa lisibilité : le tableau a été conçu afin de garantir que les commanditaires puissent toujours se présenter comme étant les vainqueurs et pour permettre à ceux-ci d’assurer leur postérité. Ainsi, l’art n’existe que sous le signe d’une ambivalence; il est asservi, mais toujours prêt, en un éclair, à s’émanciper, à retrouver une certaine autonomie, toujours en attente d’une lisibilité à venir. La lisibilité du tableau a donc cette capacité à se déformer selon les différents points de vue, selon les perspectives, de passer du monstrueux au magnanime et, vice versa, par un déplacement sur l’axe diachronique.

 

Matérialité de l’histoire

De l’image comme « instrument » intentionnellement manié, Michon fournira aussi une autre lecture. Car, comme l’a souligné Laurent Demanze, chez Michon « l’artiste se saisit de l’occasion de la commande pour s’affronter à une instance supérieure, qui excède les commanditaires, s’arrache au contexte économique et politique » (2021, 113-114). Autrement dit, bien qu’en apparence Les Onze semble constituer une machination, une fois la commande prise en charge par l’artiste, celle-ci se retourne contre les fatalités de l’histoire. Le geste esthétique génère un afflux d’affects qui transmue le temps historique. Paradoxalement, et plutôt habilement, Michon exacerbera cette tension entre la dimension politique du tableau et sa dimension esthétique en insufflant au cœur du récit une falsification historiographique.

 

Dans la quatrième et dernière section du récit, Michon convoque le fantôme de Jules Michelet, rajoutant un chapitre inédit à l’Histoire de la Révolution française du célèbre historien. Comme le dira Ivan Farron, Michon « vampirise » Michelet : « le Michelet que réinvente Michon pour l’occasion est bien plus proche de la rêverie baudelairienne au hachisch que des méthodes de l’histoire positiviste » (2011, 16). Cette vampirisation du style de Michelet peut se saisir autant sur le plan du fond que de la forme dans une étonnante mise en abyme fabulatrice. Le couple Michon/Michelet déplace la factualité historiographique au niveau de la « perception de l’histoire » (Barthes 2002, 321) en déployant une écriture où les apparitions s’emparent de la matière des corps, traversés par d’innombrables pulsions. Sur Michelet, Roland Barthes écrit :

Ce n’est pas que son art soit indicible, mystérieux, réfugié dans un « coup de patte », un « je ne sais quoi »; c’est plutôt qu’il s’agit d’un art pulsionnel qui branche directement le corps […] sur le langage […]. Or, des pulsions, il n’est jamais possible de parler directement; tout ce qu’on peut faire, c’est en deviner le lieu; chez Michelet, ce lieu, de proche en proche se laisse situer : c’est au sens large – incluant des états de la matière, mi-visuels, mi-tactiles – la couleur (2002, 323).

Précisément, ce sont ces matières, ces couleurs, que Michon reprendra dans le récit du tableau. La fabulation se développera ainsi : le narrateur évoque les écrits de Michelet en y décrivant son pèlerinage, au mois de février 1846, à l’endroit où la commande des Onze aurait eu lieu, c’est-à-dire à l’Église Saint-Nicolas. Dans une sorte de fabulation hallucinée, le narrateur décrit comment Michelet « a vu » cette « origine matérielle » (Michon 2009, 124) de l’œuvre en se basant sur une esquisse fictive de Géricault intitulée Corentin en ventôse reçoit l’ordre de peindre les Onze. Drapé de sa houppelande « couleur de fumée d’enfer » (Michon 2009, 125), Michelet a vu « les petits objets d’or ou de cuivre » (Michon 2009, 125), « le fauteuil dans lequel il dit que Proli était assis, le fauteuil souffre, le fauteuil jaune et volcanique » (Michon 2009, 125), et surtout, ces chevaux « dans leurs stalles de souffre, d’or, de basalte » (Michon 2009, 128). En réécrivant l’opus magnum de Michelet et en inventant des esquisses à l’œuvre de Géricault, Michon propose de recentrer le récit sur des détails matériels en écartant momentanément toute l’historiographie qui avait consacré la toile de Corentin comme monument de la Révolution française.

 

Nous pouvons ainsi nous questionner sur l’enargeia déployée par Michon. Comme l’indique Paule Petitier, l’histoire semble exister de manière pulsionnelle dans ces détails de couleurs qui agissent en puissance, mais qui simultanément constituent des points de contact structurant le récit, en permettant de joindre des personnages et des scènes différentes (Petitier 2017, 317). Il nous faut ici ajouter que Michon fait un pas supplémentaire, non seulement en joignant des personnages et des scènes, mais en troublant la ligne de démarcation entre les faits et la fiction, nous forçant à nous interroger sur l’origine même de ces détails : la houppelande couleur fumée d’enfer émane-t-elle du narrateur, de l’histoire officielle forgée par l’historiographie autour de l’esquisse de Géricault, ou plutôt des fabulations de Michelet? Finalement, nous ne pouvons pas être certains de ce que Michelet a vu, car ces détails (la houppelande, les objets d’or ou de cuivre, le fauteuil jaune, les chevaux) émanent d’une historiographie fantasmée et ne retrouvent pas leur corrélat dans les aspects visuels de la toile. L’hallucination, la « rêverie baudelairienne », repasse donc par la matérialité même des descriptions qui traverse l’ensemble du récit de Michon et qui en brouille l’archè. La matière jouit d’un certain pouvoir, c’est-à-dire celui d’affecter et de déployer une puissance. La matière est souveraine et, parce qu’elle se situe en deçà du pouvoir, elle a la capacité de briser les apparences basses et viles de la politique. La scène de la commande, reprise et relue par Géricault, et ensuite par Michelet (puis reprise et relue par Michon), permet ainsi de court-circuiter l’ambivalence initiale de l’œuvre : ce n’est pas la portée politique de celle-ci qui importe, soit à savoir si les Saint-Juste, Couthon, Robespierre, et compagnie étaient effectivement des héros ou des monstres, mais bien de montrer comment l’œuvre induit une puissance qui nous permet non seulement de penser l’histoire des vainqueurs, mais l’histoire du temps long, l’histoire comme un devenir incessant de ses origines. L’histoire trouve sa tonalité dans un matériau à la fois concret et fantasmé.

 

Car Michon, tout comme Michelet, « n’est plus le maître de sa fiction » (Michon 2009, 129) : tous deux sont emportés par des puissances qui débordent le flot du temps et de l’histoire. De la stalle de la nef de l’Église Saint-Nicolas, Michon nous reconduit au musée en introduisant une deuxième anamorphose qui transmue les figures du Comité : « Nous sommes là devant. Vous voyez comme ils changent, quand on se déplace vers la gauche » (Michon 2009, 134). Ainsi, il nous faut ajouter que c’est en se déplaçant vers le passé, et non en se projetant dans le futur de leur postérité, que ces figures sont en mesure de se transformer, ou plutôt, de régresser dans un devenir informe. Michon continue :

Les onze masques […] [c]es têtes esseulées et perchées vous font penser à quelque chose, quelque chose de plus ancien et de moins conjecturel que des têtes coupées au bout d’une pique, comme on l’a trop dit. Et encore, si comme je vous le conseille vous vous écartez du tableau, si vous lui tournez résolument le dos, si vous revenez carrément sur vos pas, si vous sortez de la pièce et faites quelques pas dans la galerie du Bord-de-l’Eau, et de nouveau faites volte-face, de nouveau par artifice pénétrez dans la grande salle où à l’exclusion de tout autre tableau se tient Les Onze comme si vous les voyiez pour la première fois – alors oui, vous savez presque à quoi cela vous fait penser (Michon 2009, 134-135).

Dans un drôle de retournement, Michon nous rappelle que les figures de la toile de Corentin jouissent d’une radicale indétermination. Ces onze masques « suspendus » nous ramènent à une terreur fondamentale, où ce qui est représenté semble systématiquement glisser dans les trous de la représentation, vers un « chaos devenu chair » (1970b, 404), pour reprendre l’analyse de Georges Bataille à propos des masques. Pour Bataille, le masque communique une incertitude radicale. Alors que notre regard scrute l’image, cherchant un visage, cherchant une familiarité, celui-ci est plutôt « chargé d’une obscure volonté de terreur » où « il n’y a plus rien de présent que l’animalité et la mort » (Bataille 1970b, 403). Mais chez Michon, ce chaos ne semble pas pour autant nous frapper immédiatement. Il y a quelque chose qui interfère entre la toile et le regard. Cette interférence, c’est bien le poids de l’historiographie, celle-là même dont Michelet hérite et qui fige la représentation de la toile, nous empêchant de saisir les forces de l’histoire qui s’y déroule. Comme ce dernier, nous qui déambulons dans la grande galerie du Louvre, nous qui venons de traverser ces salles où l’histoire de l’art a effectivement été « tuée pour en faire de l’histoire » (Quincy 1989, 48, cité dans Hartog 2021, 263), nous demeurons soumis à cette remontée chronologique de l’expérience muséale. Notre regard est alors doublement déterminé, soit par l’histoire qui érigea Les Onze comme véritable monument, soit par le poids de l’habitude qui surdétermine la vision. Afin de nous émanciper, nous devons plutôt suivre les indications du narrateur : sortir de la salle, faire volte-face, retourner dans la salle en faisant abstraction « des lumières » du passé, du présent, et du futur, et tenter de voir Les Onze pour la première fois. Pénétrer dans le Louvre comme si nous y pénétrions pour la première fois, telle est la prescription du narrateur. Nous devons ainsi mettre entre parenthèses le monde, notre savoir sur ce monde, afin de contempler l’œuvre et d’être ébloui « le temps d’un éclair[3] » (Bataille 1979, 16).

 

Kairos et puissances de l’histoire

Les conséquences temporelles de cette approche, qui se déploie dans une perspective phénoménologique, seront ici doubles. Dans un premier temps, toute la scène de la commande implique une temporalité que Michon qualifie de kairos[4], c’est-à-dire de l’occasion, de l’instant, du temps comme avoir lieu. Les analyses de Laurent Demanze ont montré comment l’invocation de cette notion grecque implique une forme de désolidarisation du temps artistique, du temps de l’histoire et du politique : « à travers la convocation du mot grec, et la thématisation de la chance, de la poche de chance, de l’occasion à saisir, l’écrivain décrit la stratégie pratique déployée pour court-circuiter la durée et y inscrire le mouvement d’un désir » (2021, 114). Cette autonomisation peut donc être considérée comme un désamorçage des intentions qui pouvaient motiver la commande afin d’y insérer un désir, soit celui qui hante la grande Histoire de l’art depuis Lascaux. Mais aussi, Michon développe un deuxième kairos, une autre chance à saisir, comprise comme « le temps de l’affect » (Mathiowetz 2017, 90), c’est-à-dire une conception temporelle mettant en jeu des forces, des énergies, qui résonne dans le corps en entier. Cette chance, cette occasion, vient plutôt d’un choc, le même que Michelet eut en voyant pour la première fois Les Onze, au point où ce dernier « a cru s’évanouir » (Michon 2009, 128-130). Après tout, la notion de kairos entretient une proximité avec la notion latine d’occasio qui « vient du participe passé du verbe occido qui signifie 1. tomber à terre, 2. tomber, succomber, périr (au figuré) être perdu » (Méchoulan 2004, 110). Michon nous invite donc à ressentir ce même choc, celui de se perdre dans le temps, de jouer avec l’expérience des seuils au point de périr ou plutôt, dans le cas qui nous intéresse, de faire l’expérience de ce seuil où notre humanité est sur le point de régresser vers notre inhumanité, c’est-à-dire, pour reprendre l’expression de Georges Bataille, de se parer du prestige de la bête (Bataille 1979, 63). Autrement dit, le kairos chez Michon demeure systématiquement lié à un Pathos, celui provenant de l’éclatante visibilité des images qui viennent trouer le tissu du temps.

 

Faire volte-face et retrouver Les Onze pour la première fois s’avère une autre manière de saisir le kairos, de voir pour la première fois, de saisir l’instant, la chance, c’est-à-dire de voir et capturer en un clin d’œil la matière de l’histoire. Mais de toute évidence, voir pour la première fois ne correspond pas à une vision pure qui se refermerait sur elle-même. Ce que le kairos visuel michonien permet, au contraire, c’est de s’arrêter sur l’image – en occurrence celle des Onze –, de la libérer des débats historiographiques et de la succession chronologique des évènements, comme si, finalement, toute l’histoire que Michon déployait (celle des Limousins, celle de la commande) devait être interrompue par une autre chance, celle du choc du visuel[5]. Peut-être ici retrouvons-nous toute l’ambivalence du Sublime chez Michon, qui oscille entre l’élévation et la chute. Sur cette idée, Dominique Viart écrit :

[Michon] oppose dans Les Onze, on l’a vu, le monde illusoirement parfait de la douceur mesurée à celui, ravagé, de la Terreur. Il semble alors décrire un avant et un après, un Sublime de l’ordre et un Sublime de la démesure. […] Mais Michon rend la césure qui sépare ces deux versions fluctuantes. Indiscernables (2015, 121).

Il s’agit bien de ce que le kairos convoque, c’est-à-dire la possibilité d’un à-pic, d’une chute qui s’ouvre devant l’humain comme un abîme[6]. Tout Les Onze joue sur cette tension entre le Très-Haut et le Très-Bas, mais l’invitation lancée à la fin en est bien une qui demande un art de la chute qui est simultanément la condition sine qua non à l’élévation.

 

Car il s’agit bien du geste ici posé : l’invitation une fois répétée par le narrateur à s’immerger dans le voir, dans la sensation, pose cette recherche d’un abîme, d’un glissement dans l’image dont le fond serait infini et inaccessible. Les propos de Gilles Deleuze sur le peintre Francis Bacon résument bien cette immersion dans le voir par la sensation :

Quelle que soit la sensation, sa réalité intensive est celle d’une descente en profondeur plus ou moins « grande », et non pas d’une montée. La sensation est inséparable de la chute qui constitue son mouvement le plus intérieur ou son « clinamen ». La chute est ce qu’il y a de plus vivant dans la sensation, ce dans quoi la sensation s’éprouve comme vivante. Si bien que la chute intensive peut coïncider avec une descente spatiale, mais aussi avec une montée (Deleuze 1969, 79).

Ce glissement infini, cette chute vers et dans l’image à laquelle le narrateur nous convie, bien qu’elle contienne un certain effroi, part d’une expérience intérieure pour ensuite migrer vers l’extérieur. La chance qu’il faut saisir est celle qui consiste à prendre la sensation pour la déplacer vers d’autres images cachées dans les plis du temps et dont le chaos, révélé par l’écriture, permet de retrouver les vestiges et les frayages oubliés. Comme pour les anamorphoses, une signifiance cachée ressortira de quelque chose en apparence inintelligible si nous nous déplaçons un peu, si nous glissons dans le choc du visuel. C’est ainsi que les onze membres du Comité, « dans leur repos plein d’effroi », « dans leur box alignés », apparaitront comme ces bêtes des écuries « dont vous ne voyez que les têtes, découpées et bien mises en valeur par la petite porte basse qui dérobe leurs corps, d’où elles apparaissent comme suspendues là-haut par la vertu du Saint-Esprit, spectrales, vivantes, figées dans l’effroi et la lente expectative des bêtes » (Michon 2009, 135-136). Il n’est pas anodin de signaler qu’il s’agit pratiquement de la seule description que Michon fera des Onze. Ekphrasis mise en sourdine, le tableau dans le récit de Michon est marqué par sa propre irreprésentabilité (Petitier 2017, 317) et n’« apparaîtra » concrètement que dans sa mise en relation avec d’autres images, celles des bêtes qui hantent notre imaginaire. L’affect dans l’écriture de Michon vient pallier, d’une certaine manière, l’impossible vision de la Terreur.

 

Mais cette migration spectrale continuera son chemin, nous dévoilant simultanément un réseau bestial complexe :

[…] c’est soudain devant n’importe quelles bêtes divines que nous nous tenons ici, pas seulement les chevaux mais toutes, les bêtes cornues, les bêtes qui aboient, les autres bêtes rugissantes qui se retournant soudain bondissent sur le roi dans les chasses de Ninive, les grandes menaces frontales qui nous ressemblent et ne sont pas nous (Michon 2009, 136).

Le kairos constitue cette chance de retrouver dans l’image les puissances de l’Histoire, comme le dit Michon, mais aussi, serions-nous tentés de dire, de la préhistoire, celles qui nous affectent dans leur incessant devenir; celles qui viennent nous chercher au plus profond de nos pulsions et qui nous placent devant cette altérité qui nous ressemble, sans pour autant nous offrir une quelconque certitude. Précisément, Les Onze nous donne à voir exactement cette même vision sacrée que nous retrouvions à Lascaux avec Bataille : de l’illisible (Michon 2017a, 329), de l’irreprésentable, un « savoir » qui échappe au langage et à l’écriture, c’est-à-dire qui échappe à la communicabilité, mais qui néanmoins transmet quelque chose de beaucoup plus primordial, malgré son intangibilité. Si nous constatons dans Les Onze la ressemblance des membres du Comité de salut public avec les chevaux qui ornent les parois des grottes du paléolithique, nous pouvons aussi postuler qu’il y a un revers à cette identification : nous nous reconnaissons tout autant dans l’image des Onze que dans celle des chevaux. Toute la fabulation de Michon mène alors vers la chance de vivre cette expérience fugitive de sortie hors de soi, permettant d’embrasser autrui, et de dévoiler un espace où nos désirs peuvent être partagés.

 

Conclusion

L’apparition foudroyante des Onze trouve chez Michon son « intelligibilité » dans une forme d’historicité qui résiste à l’horizon historique entamé par la Révolution française. Certes, la petite histoire de la commande du tableau Les Onze a été le fruit d’intentions et de machinations politiques qui cherchaient à offrir une pérennité à l’œuvre. Le régime d’historicité auquel Les Onze appartient est résolument moderne : la toile a été offerte au futur, afin que ces noms du Comité ne puissent sombrer dans l’oubli – et ce, indépendamment de ce que le futur pouvait réserver à ces membres. En revanche, la lecture que nous offre Michon, bien qu’elle se situe dans une perspective visant à offrir ce tableau « qui manque » à la Révolution française (Michon 2017a, 326) en remettant en « visibilité » certains noms de l’histoire relativement oubliés (Billaud, Carnot, Collot D’Herbois, etc.), se détache des « rationalités » pour plonger dans les affects. Pour reprendre les mots d’Alexandre Gefen, « Michon décrète le primat de la terreur sur la pitié et des affects sur les valeurs » (2013, 387). La Révolution française, tout comme Lascaux, serait alors davantage une question d’affect que de valeur. La littérature devient ainsi cet espace où la politique et l’art coexistent dans une zone d’indiscernabilité marquée par le même signe de la Terreur, nous offrant une expérience du temps susceptible de toujours remonter par l’intermédiaire du monde des affects. L’Histoire des Onze n’est pas strictement dans l’avenir, et la préhistoire de Lascaux n’est pas plus isolée dans un passé lointain catastrophé. Les deux « évènements » se rencontrent au sein de la même constellation historique. Comme Michon le dira : « toute Histoire est histoire contemporaine » (Michon 2017b, 271) et toute préhistoire n’est qu’histoire contemporaine, c’est-à-dire que l’histoire s’ancre dans le présent tout en se refusant de jouer le jeu de l’historicisme. Si Georges Bataille nous proposait une interruption du temps dans l’expérience « esthétique », Michon prend la balle au bond en partant des affects de l’histoire et en se servant de cette interruption pour mieux relancer son processus de fictionnalisation.

 

Dans ce tourbillon, il nous faut évoquer l’exergue du récit où Michon cite Baudelaire : « C’est une immense jouissance/Que d’élire domicile dans le nombre » (Baudelaire 1980, 795 cité dans Michon 2009, 7). Contre l’approche « muséale et fétichiste » (Rebecchi et Vogman 2020, 192), il faut redonner une autre visibilité aux monuments en racontant ce qui fut caché, ce qui fut écarté, excédant à la fois le visible et l’historiographie. Le musée, ce lieu où les masses accourent pour se contempler (Bataille 1970a, 239), prend alors pour Michon une dimension éminemment plurielle alors que le spectateur est convié à se laisser régresser dans un processus d’« étrangéisation » qui rejoue la Terreur cristallisée depuis les fonds du genre homo, ce qui permet un recalibrage de notre rapport face à l’histoire et face à notre être-ensemble. Car la transformation de l’objet dans les anamorphoses est toujours corrélative au changement du sujet (Deleuze 1988, 27). Et ici, chez Michon, cette double transformation de l’objet et du sujet affecte aussi l’histoire. Les Onze apparait ainsi comme une machine complexe créatrice d’un « nous » qui ne coïncide jamais parfaitement avec lui-même, et qui se nourrit d’une image spéculaire faite d’une myriade de reflets changeants systématiquement selon les points de vue et le positionnement dans le temps.

[1] Les anamorphoses sont des déformations optiques qui permettent à des formes d’apparaitre soit selon déplacement du spectateur, soit par le recours à des jeux de miroirs cylindriques, comme dans le cas de la fameuse toile de Dominico Piola, Anamorphose d’après L’érection de la Croix de Rubens. Dans tous les cas, nous invoquons la question de l’anamorphose à la fois littéralement, dans sa dimension phénoménologique, avec ses déplacements physiques, ainsi que par analogie, pour aborder la conception originale du temps historique que Michon déploie.

[2] On peut penser immédiatement à la première partie du récit qui s’articule autour de la figure de Giambattista Tiepolo, peintre « d’ancien régime » par excellence, qui œuvrait pour l’Église et la noblesse. D’ailleurs, il ne s’agit pas d’un hasard ici si nous retrouvons dans le récit Les Onze, comme l’a relevé Dominique Viart, un vaste réseau de références picturales qui convoque l’ensemble de la peinture occidentale, de Tiepolo, à de Vinci, en passant par David, Watteau, Goya, Caravage, Géricault, etc. Voir Viart, 2011.

[3] Nous renvoyons ici encore à Georges Bataille et à ses écrits sur Lascaux. Bataille cherchait à rendre compte, par la question de l’instant impromptu, de moments de découverte, d’évènements au sens fort du terme. C’est ainsi que, par exemple, la découverte des grottes de Lascaux par un groupe d’enfants à l’été 1940 apparait comme un évènement, comme un instant impromptu qui coupe les chronologies, mais qui se situe lui-même en dehors de celles-ci, permettant alors l’ouverture d’un nouveau plan, d’un nouveau monde. Bataille n’hésita pas à qualifier Lascaux de miracle, non seulement à cause de sa splendeur, mais aussi en vertu de son « caractère suspendu » qui nous saisit et nous éblouit « dans le temps d’un éclair » (Bataille 1979, 16). C’est dans cette émotion, ce regard enfantin, pris dans l’instant, sans « attente de l’avenir » (Bataille 1976, 256), que les images de Lascaux peuvent être saisies. Le parallèle entre Lascaux et Les Onze est ici frappant.

[4] Parlant de Michelet, Michon écrit : « Dans ces douze pages, une page entière et la moitié d’une autre sont consacrées à la commande : à l’occasion, au petit moment extraordinaire que les Grecs appelaient le kairos – c’est-à-dire le moment, Monsieur, où la chance décroche de sa ceinture la petite bourse spéciale, celle qu’on n’attendait plus, et que d’ailleurs on n’attend jamais » (2009, 124).

[5] Nous renvoyons ici aux travaux de Georges Didi-Huberman sur la question du visuel. Pour celui-ci, le visuel est le déplacement du visible, son paradoxe en acte qui recherche le dissemblable, la dislocation de ce qu’offre le visible. Au-delà du visible et de l’invisible, la notion de visuel laisse entrevoir une conception des images où celles-ci « ne doivent pas leur efficacité à la seule transmission de savoirs – visibles, lisibles ou invisibles –, […] au contraire leur efficacité joue constamment dans l’entrelacs, voire l’imbroglio de savoirs, transmis et disloqués, de non-savoirs produits et transformés » (Didi-Huberman 2000, 25).

[6] Dominique Viart a bien raison de nous rappeler que le kairos implique un art de la chute. C’est pour cette même raison qu’il évoque un fragment de Rhétorique spéculative où Pascal Quignard écrit : « La langue ordinaire dit : “Cette femme, cette chose, cet évènement tombent à pic.” C’est ce qui traduirait le mieux le mot de hypsos, bien mieux que le latin sublimis. L’à-pic est le kairos. L’à-pic est ce qui s’ouvre sous l’humain comme abîme, comme la falaise tombe à-pic. L’humain fuit l’abime. Le logos seul l’y ramène. C’est pourquoi l’à-pic est si rare à chaque époque du monde » (Pascal Quignard 1995, 73, cité dans Viart 2015, 121).


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