Daphné B. : capitalisme, paradoxes et contradictions

Entretien spécial du numéro

Maude MARCOTTE
University of Toronto

RÉSUMÉ

Cet entretien, mené par l’équipe de la revue Post-Scriptum, fait partie du nº 33 sur le bonheur. Il officialise du même coup l’ouverture de la revue à la recherche-création, et illustre sa volonté d’initier un dialogue engagé avec les auteur·ices invité·es. Provenant d’une lecture plus lente de leurs textes, les questions qui y sont posées se veulent aussi sérieuses qu’ouvertes à la déambulation oratoire. Nous aimerions remercier chaleureusement Daphné B. de s’être prêtée à l’exercice!


Maude Marcotte (M): Avant Maquillée, je te connaissais plutôt pour tes poèmes. Je sais que tu écris aussi des articles, animes maintenant un balado, publies dans des revues, etc. Avec Maquillée, tu as écrit une œuvre assez inclassable, qui se situe entre l’essai personnel et l’article scientifique, même si on est en présence d’un langage poétique. Qu’est-ce qui a motivé ce choix? Serait-ce le sujet du livre ou l’influence de ces autres formes littéraires?

Daphné B. (D) : Il y a plusieurs raisons. Pour moi, rien ne me « motive », pas même un genre. Je travaille beaucoup avec l’intuition. Même avec mon travail essayistique de recherche, ça se passe in media res. Je n’ai pas de plan quand j’écris. En fait, je ne suis pas friande des genres littéraires, des codifications, des catégories. D’ailleurs, j’ai écrit là-dessus dans Le Devoir et Lettres Québécoises parce que, selon moi, la catégorisation sous-entend une forme de hiérarchie des genres et entrave l’avènement d’une littérature difficile à nommer. Je vise à mélanger les genres et à problématiser cette hiérarchie politique. Ce n’est pas nouveau de mélanger, par exemple, le récit de soi à l’essai et à la poésie. Il y a beaucoup de poètes, dont une que je cite allègrement dans Maquillée, Anne Boyer, qui ont une pratique essayistique semblable. Je vois souvent ce passage de la poésie à l’essai.

Dans la tradition féministe, un grand nombre d’essais ont été écrits comme ça, c’est-à-dire à partir du récit de soi. C’est une façon de remettre en question la séparation faite par certains philosophes entre la raison, les émotions et le corps. La pensée et le raisonnement ne sont jamais disjoints du corps. Donc, c’est aussi une façon de le montrer à même l’écriture. Historiquement, on a associé le corps aux femmes et on l’a dévalorisé sur le plan des connaissances. Il y a plusieurs enjeux dans le genre autothéorique.

M : Dans Maquillée, il y a beaucoup de notes en bas de page. Le corpus théorique intervient dans l’écriture. Est-ce que ça aussi, c’était intuitif? Ça ne relevait pas vraiment d’une décision, mais plutôt du fil de tes lectures?

D : Je n’ai jamais été fervente de citations quand j’étais plus jeune. Au bac, je trouvais que c’était une façon d’étaler son savoir et qu’au final, ça servait peu le texte. Ma pratique citationnelle est différente. Plutôt que de citer des gens pour appuyer ma pensée, je vais intégrer leurs paroles à la mienne pour montrer d’où la mienne provient. C’est comme si je réunissais toutes les paroles qui sont dans ma tête. Ça aussi, c’est une pratique féministe.

J’ai été libraire pendant trois ans et pendant ce temps-là, j’ai beaucoup lu de femmes poètes et essayistes. Je me suis rendu compte que les femmes que je lisais invoquaient d’autres femmes et personnes qui n’étaient pas des hommes dans leur texte. Ça établit une filiation de la parole et une forme d’arbre généalogique qui fait entendre des voix qui dialoguent entre elles… C’est aussi une façon d’indiquer au lectorat d’aller regarder le travail d’autres personnes, s’il aime ce que je fais. J’ai connu beaucoup des autrices citées dans mon livre par le biais de la citation.

Je suis aussi traductrice. J’ai même cité des personnes que je traduis, parce que lorsqu’on traduit, l’on ne procède pas qu’à un transfert de langage. Il s’agit d’un acte de création. Les mots des gens que je traduis, je les intègre comme s’ils se déposaient, se sédimentaient à l’intérieur de moi. Ça devient comme un texte que j’aurais coécrit ou écrit en partie. Les livres que je cite sont aussi les livres que je suis en train de lire. Quand on est dans une démarche d’écriture, on rapporte tout ce qu’on lit à notre projet.

M : C’est presque un journal de bord.

D : Grâce à la citation, je montre tous les textes qui me traversent au moment de l’écriture.

M : Je lis un passage : « Aujourd’hui, elle [une makeup guru] sélectionne quelques articles pour les faire tirer parmi ses abonné·es. I’m in the phase of Marie Kondo-ing the crap out of my life. I want this to bring someone else joy, dit-elle. C’est donc la joie qui défile, qui se déballe et se trie. C’est la joie que je rêve de tenir entre mes mains » (29-30). Il me semble, par contre, que ça n’apporte pas vraiment de joie à la narratrice. Le passage est assez ironique. Il y a un rapport très conflictuel, même si heureux par moments, entre le maquillage, son industrie et la narratrice. Comment vois-tu cette association entre la joie et la marchandise?

D : Comme tu l’as noté, il y a beaucoup d’ironie dans le passage. Je ne tombe pas non plus dans la critique pure et simple. Je pense qu’il y a un plaisir dans le fait de faire partie d’une communauté. Par exemple, pour se joindre à la communauté de maquillage sur YouTube et y participer, on achète des produits. Ça a l’air moins pervers dit comme ça : cet univers sous-tend un lien social, c’est bel et bien une communauté. C’est important, même essentiel d’entretenir un sentiment d’appartenance envers une communauté. Mais ici, on parle d’une communauté capitaliste à laquelle on adhère en devenant un·e consommateur·rice.

M : On voit, dans Maquillée, que le maquillage est un processus affectif incarné qui a des conséquences matérielles bien réelles. Il y a une idée d’émergence, de devenir. Même avec l’idée de communauté que tu viens de citer, on retrouve cet aspect. Est-ce que tu crois qu’il est là, le pouvoir du maquillage?

D : Il y a une communauté de maquillage sur YouTube, mais il y a toutes sortes de communautés sur Internet. Je ne sais pas si le pouvoir du maquillage est dans la communauté. J’essaie de démontrer que le maquillage n’est pas nécessairement empowering, mais qu’il est multifacette. Ça dépend toujours du contexte dans lequel on l’utilise. Les raisons qui nous poussent à nous maquiller sont multiples, toujours. Le maquillage est un objet paradoxal et contradictoire, comme moi.

Je parle beaucoup de mon rapport à mon corps. Comment le maquillage peut me permettre d’être en rapport très intime avec mon visage, ma peau, mes pores. Le maquillage, pour moi, est aussi un rituel. Le matin, je me maquille. En ce moment, alors que je te parle, je suis maquillée et assise dans mon lit. Je me suis maquillée pour être prête à entrer dans la vie publique en tant que Daphné B. Et ce, même si on ne se voit pas en ce moment. Pour moi, c’est un processus symbolique.

Il y a le pouvoir de la séduction, le désir de se conformer, de remettre en question des normes. Je ne peux pas donner de réponse unilatérale parce que pour moi, le maquillage n’est pas un objet essentiellement investi d’un pouvoir.

M : Je me souviens, j’avais vu une vidéo où tu disais que le maquillage n’était ni bien ni mal, que c’était juste une chose. Je suis contente que tu parles de ce rituel d’entrée dans la vie publique. Dans Maquillée, quand la narratrice enlève son maquillage le soir, elle « meurt ». Il y a donc aussi un rapport à la temporalité dans l’acte de se maquiller et dans le fait d’être maquillée. Même que, dans un passage, on peut lire : « Le capitalisme fait battre mon cœur à moi aussi. Il ne produit pas simplement des biens de consommation. Qu’on se le dise tout de suite : c’est une machine à émotions » (36). « Faire battre mon cœur » a un double sens ici. Comment expliques-tu ce rapport à la mortalité et à la temporalité?

D : Il y a un rapport à la mortalité, mais aussi au corps qui change. Dans Maquillée, je parle beaucoup d’identité. J’ai une vision de l’identité comme étant écoconstruite, donc construite en partie dans le regard des autres. Quelque chose qui va muter à travers le temps par rapport aux expériences, aux deuils vécus, etc. Il y a une idée de la transformation qui est là. La mort aussi est une transformation.

Dès qu’on meurt, on change de couleur. Quand on pourrit, on change de couleur. Ça peut faire peur parce que ça déstabilise. Le rapport au temps est important et il y a aussi l’idée du rituel. Pour moi, le temps du rituel est suspendu. On ne se situe ni dans le présent, ni dans l’avenir, ni dans le passé, mais plutôt à cheval entre ces trois instances temporelles.

M : Dans Maquillée, il me semble qu’il y a, dans le geste de se maquiller, une aspiration à la normalité, mais aussi à son dépassement. Ce que je veux dire par le dépassement de la normalité, c’est faire l’effort d’être quelqu’un d’exceptionnel. Entrevoyais-tu un jeu dans cette tension-là?

D : Le maquillage comme marchandise, depuis Hollywood, est accepté en dehors des films et du théâtre. Il va souvent être vendu comme représentant un certain idéal de beauté auquel les consommateur·rices doivent se conformer, donc c’est normatif. Dans les dernières années, ça a été une marchandise qui a subi des transformations et des changements de paradigme. Notamment, on parle beaucoup de queerness, mais ces changements-là se sont reflétés dans le maquillage. On marchandise maintenant le maquillage pour d’autres raisons que la conformité. Il y a quelques années, les gens mettaient du rouge à lèvres vert, et ce n’est pas nécessairement pour rejoindre un idéal normatif.

Je ne sais pas si je vois le maquillage comme une technologie pour dépasser les normes. Je reprends les paroles de Kathy Acker : je pense que ça peut être un outil pour rechercher quelque chose. Est-ce que c’est possible de savoir qui on est? Est-ce que ça peut être un outil pour chercher son identité sans vraiment prétendre l’épingler? Ça peut être un outil presque philosophique pour interroger son identité. Et pour la dépasser, oui, peut-être. Dépasser l’idée qu’on a de son identité et celle que nous renvoient les autres.

M : Dans ton livre, il y a cette notion de possession. Posséder des produits, oui, mais aussi se posséder soi-même. Tu cites, par exemple, Susan Stewart qui soutient que le visage appartient à l’autre. J’ai une question en deux parties là-dessus : est-ce que le maquillage peut être un outil pour se posséder? Est-ce même possible de s’appartenir, sous le capitalisme?

D : En quelque sorte, oui. C’est une façon de se définir au même titre que les vêtements. Ce sont des choix individuels qui façonnent notre image publique. Dans le cas du maquillage, c’est un moment que je passe avec moi-même. J’aime être seule, écouter des podcasts quand je me maquille. C’est un temps précieux que je passe toute seule avec moi-même, où je peux être proche de mon corps et de mon visage. Il y a une forme de connaissance de soi que je pense obtenir dans ces moments quotidiens.

Après ça, c’est tellement vaste, les façons et les raisons d’utiliser le maquillage, qu’il est difficile de faire une grande déclaration pour répondre à la question de se posséder soi-même. Ça touche à une réflexion sur l’identité présente dans Maquillée, une réflexion qui est dans presque tous mes livres, notamment dans Delete. Qu’est-ce qu’on veut dire par « se posséder » et par « soi »? Si on parle d’identité, je ne suis pas certaine que l’on puisse se posséder. L’identité est toujours construite à partir d’une relation. Ça prend un « je », mais aussi un autre, un « tu », pour que l’identité se forme. L’identité sous-entend qu’il y a une relation, un échange.

Je parle aussi de désir dans le livre. Comprendre ou connaître ses désirs est quelque chose de difficile sous le régime capitaliste et le patriarcat. D’abord parce que les femmes sont socialisées pour répondre aux désirs des autres. Si j’ai un certain fantasme, est-ce que mes désirs sexuels proviennent des images que j’ai consommées, d’une pression sociale ou de moi-même? Peut-être que se posséder le soi veut dire posséder ses désirs, les faire siens.

M : Il y a beaucoup de réflexions sur le capitalisme dans Maquillée. La narratrice participe activement à la consommation, qu’elle dénonce. Mais il y a une forme d’acceptation assez marquante là-dedans. On sent qu’il y a une angoisse par rapport au capitalisme, mais d’un autre côté, le rapport au maquillage est méditatif. Comment voulais-tu naviguer ces rapports?

D : Je pense dans un monde auquel j’appartiens. Je ne peux pas me distancier du système capitaliste dans lequel on vit, j’en fais partie. Au même titre que je ne peux pas me distancier du patriarcat parce que j’en fais partie. Pour moi, un des effets du capitalisme est de vivre un paradoxe, d’être des êtres fondamentalement paradoxaux, de là l’angoisse dans le texte. Pour ce qui est du rapport méditatif, le moment où je me maquille me rappelle comment je me sens quand j’écris. Écrire est une forme de méditation. Quand on parvient dans l’écriture à une espèce de flow, il y a un moment où on s’abandonne à quelque chose d’inconnu. C’est méditatif, mais c’est aussi un moment où on apprend à se laisser aller et à se faire confiance. Ultimement, c’est un apprentissage de la mort. Je pense que si on développait un meilleur rapport à la mort, si on apprenait mieux à mourir ou à accepter la mort, peut-être que ça nous sauverait de certains impératifs du capitalisme. L’écriture et le maquillage m’amènent tous les deux dans un état mental qui se rapproche d’un laisser-aller essentiel. On s’abandonne à ce qu’on ne connaîtra jamais et qu’on ne peut pas connaître : la mort.


Bibliographie

B., Daphné. Maquillée. Montréal : Marchand de feuilles, 2020.