RÉSUMÉ
L’écriture du passé, menée par les mains des colons et des vainqueurs de l’Histoire, contient des vides qui ont récemment refait surface, comme il est le cas dans le cadre des témoignages des peuples saccagés et esclavagisés par la colonisation. Quelques-uns de ces récits, au contraire, sont à jamais perdus. Rendre sensible ce vide est à la fois un appel moral et un problème esthétique pour l’historien et l’artiste latino-américain. En se concentrant sur le cas du cinéma latino-américain contemporain, nous nous demanderons de quelle manière un film pourrait donner voix et faire image à partir de ces vides historiques – sans pour autant les remplacer grossièrement par une fiction historique alternative, ce qui allégerait le poids de ce silence. Cet article avance l’hypothèse que certaines figures cinématographiques peuvent résoudre ce paradoxe. La première de ces figures est la bouche, travaillée par Daniela Thomas dans Vazante (2017), qui fait émerger la puissance du corps lorsque la parole manque. La deuxième figure, celle du fleuve, comme abordée par Ciro Guerra dans L’étreinte du serpent (2015), opère une désorganisation de la temporalité linéaire moderne, en mettant en perspective la notion même de vide historique.
ABSTRACT
The writing of the past, carried out by the hands of the settlers and victors of History, contains significative blanks that have recently returned to the surface, as in the case of the testimony of peoples sacked and enslaved by colonization. However, some of these stories are gone forever. Making this void noticeable is both a moral appeal and an aesthetic problem for Latin American historians and artists. Focusing on the case of contemporary Latin American cinema, we ask ourselves how a film can give a voice and build an image from these historical voids – without, by doing so, trying to grossly replace them with an alternative historical fiction, which would lighten the weight of this silence. This article argues that certain cinematographic figures can solve the paradox. The first of these figures is the mouth, as developed by Daniela Thomas’ Vazante (2017), which brings out the power of the body over itself when speech is lacking. The second figure, that of the river, as approached by Ciro Guerra’s Embrace of the serpent (2015), operates a disorganization of modern linear temporality, putting into perspective the very notion of historical void.
Introduction
Il n’est pas nécessaire d’être partisan d’une « option décoloniale[1] » pour admettre que la notion de « découverte des Amériques » est aujourd’hui remise en question, étant remplacée par une idée de conquête ou même d’invasion. La commémoration de l’événement, considéré dans ce contexte comme une forme de « début de l’Histoire » en Amérique latine, provoque déjà le malaise entre les universitaires, les historiens et même le public non spécialisé (Mignolo 2005; Gomez 2014; Trouillot 2015; Verne 2016). Le cinéma suit ce mouvement, avec des films comme La otra conquista[2] (Carrasco 1999), par exemple, ou même avec l’émergence du cinéma de résistance autochtone au Brésil[3]. De cette manière, ce qui a été une fois compris comme le jalon d’un imaginaire romantique de fondation nationale est resignifié comme un acte non légitime, et les mythes de l’harmonie raciale tombent un à un, face à la révision des génocides des peuples autochtones et des horreurs de l’esclavage. Dès lors, l’historiographie latino-américaine reconnaît l’ensemble des crimes silencieux, des traumatismes refoulés et des vides importants dans les récits qui composent le passé de la région. Cependant, dans le cas où c’est la main des vainqueurs qui écrit l’Histoire, force est de constater que plusieurs récits sont, à ce jour, irréparablement disparus. Une question esthétique se pose alors : quelle forme donner à cette absence? Quelle image pour les ethnocides, ou pour l’esclavage? Comment faire parler ceux et celles qui ont été réduits au silence au fil des siècles?
Ces questions sont pertinentes pour les réalisateurs et réalisatrices qui, comme Lucrecia Martel en Argentine, se proposent le défi de réaliser de nos jours un film de fiction historique. Ne pouvant plus feindre l’ignorance face aux représentations du passé, et sachant que ce dernier est fondamentalement troué, la cinéaste a pris la voie de l’invention pour combler les vides. Pour cela, elle opère un rapprochement entre la science-fiction et la fiction historique[4] :
Avec la science-fiction, vous disposez d’une très grande liberté pour imaginer des hypothèses. Avec un film historique, on croit pouvoir raconter comment les choses ont vraiment eu lieu, mais c’est une illusion. On pense connaître le passé à travers des registres, des sources historiques, mais quelle est leur valeur dans un continent qui s’est construit sur l’élimination des civilisations antérieures et l’appropriation illégitime de leurs terres? […] Et à part quelques traces archéologiques, je n’ai rien trouvé sur les indigènes qui apparaissent dans le film, déjà tous exterminés au xviiie siècle. Si on accorde peu de crédit aux documents historiques, il faut s’en libérer et inventer, comme si on imaginait une autre planète (Martel 2018).
Dans ce cas, la stratégie employée pour une décolonisation des regards ne résiderait pas dans la dénonciation, ni dans le démantèlement des récits historiques dominants, mais plutôt dans la proposition de figures qui questionnent la cohérence de ces récits. Mais, même en assumant que « la mémoire est œuvre de fiction » (Rancière 2001, 202), notamment en ce qui concerne la mémoire collective, il faut avouer que « nowhere is history infinitely susceptible to invention » (Trouillot 2015, 23) – les figures proposées ne sont que la remise en circulation de signes déjà présents dans l’imaginaire collectif. Le travail de l’artiste déplace les figures connues vers d’autres espaces, désorganise les espaces communs, tisse de nouveaux liens qui nous font questionner la linéarité historique. Il s’agit non seulement de créer des « images positives » (Kilomba 2008, 154) de ceux qui ont été opprimés et effacés, mais aussi de rêver d’un autre passé à partir des spectres qui aujourd’hui nous hantent. Également, il est question d’observer la charge symbolique de certaines figures, afin de renverser des affects, contrariant les attentes de ce que le public pourrait concevoir comme un récit historique. La conséquence en est que le cinéma s’enrichit à partir de problèmes soulevés par les pensées décoloniales et, à l’inverse, les efforts décoloniaux se nourrissent du cinéma comme médium qui pense à partir du sensible. Ainsi, en proposant comme méthode l’analyse de figures cinématographiques, nous cherchons à rejoindre un ensemble de voix qui explorent la puissance politique de la sensation, comme celle d’Eduardo Galeano, qui, dans The Book of Embraces discute poétiquement de l’idée de sentipensante :
From the moment we enter school or church, education chops us into pieces: it teaches us to divorce soul from body and mind from heart. The Fishermen of the Colombian coast must be learned doctors of ethics and morality, for they invented the word, sentipensante, feelingthinking, to define language that speaks the truth (Galeano 1989, 121).
Presque vingt ans après cette célèbre « insurrection » contre la dualité cartésienne, Walter Mignolo, dans son article Aiesthesis décoloniale, part du même principe pour aborder l’enjeu de l’art en contexte décolonial. Au début de l’article, il évoque « la colonisation de la aesthesis par l’esthétique »[5], c’est-à-dire, de la sensation (« puisque la aesthesis est un phénomène commun à tous les organismes vivants avec un système nerveux »[6]) par un système de catégorisation et jugement de valeur (« l’esthétique est une version ou théorie particulière de telles sensations liées à la beauté »[7]) (Mignolo 2009, 14). À contre-courant de cette tendance, nous concevons ici l’analyse des figures cinématographiques comme une façon de penser avec la sensation, ou, alternativement, de sentipensar. Mignolo élabore davantage le sujet de la décolonisation de l’esthétique, toujours dans l’article Aiesthesis décoloniale : « la décolonisation de l’esthétique impériale, basée sur la représentation, consiste à créer et à faire que ce qui a été créé ne puisse pas être coopté, affaibli et aplati face au concept de représentation »[8] (Ibid., 21). Pour autant, il serait question, pour l’artiste, de concevoir des figures qui tissent et permettent de tisser suffisamment de liens pour qu’elles ne puissent être « cooptées et affaiblies » par des méthodes de lecture plus conservatrices. Déjà pour l’interprète, il faudrait tirer les bons fils et broder une trame de signification, sans pour autant finir son travail avec des nœuds trop réducteurs, qui empêcheraient l’échange, le dialogue ou la continuité. On pourrait cependant noter le paradoxe de l’utilisation de la notion du sentipensar dans le contexte hautement codé et structuré du travail universitaire. À ce sujet, nous soutenons que l’analyse d’œuvres d’art est justement un des points où la technique et la sensation pourraient s’enrichir l’une et l’autre, la première disciplinant la seconde et la seconde libérant la première, transformant l’apparente aporie en une tension productive.
Afin de mettre à l’épreuve l’hypothèse que le cinéma crée des figures qui peuvent rendre plus sensible une absence historique, nous allons analyser deux exemples concrets. D’abord, la figure de la bouche et son rapport à la parole et à la corporéité, à partir du film Vazante (Thomas 2017). Ensuite, le fleuve et l’eau coulante comme vecteur d’un renversement temporel capable de questionner la linéarité imposée par la modernité, à partir du film L’étreinte du serpent (Guerra 2015). Pour ce faire, nous examinerons les chemins ouverts par les figures des deux films cités de manière interculturelle – c’est-à-dire en croisant des références des théoriciens occidentaux avec des voix émergentes adeptes de l’option décoloniale. Également, nous proposerons une hybridation entre les études cinématographiques et l’approche décoloniale, suivant l’effort de transdisciplinarité de la pensée décoloniale de l’art.
La bouche, figure de la tension entre corps et parole dans un contexte colonial
Vazante, de Daniela Thomas, est une tragédie historique autour du thème du métissage ethnique dans le Brésil colonial. La protagoniste du film est Beatriz, une adolescente naïve, fille de parents colons, qui se marie avec un propriétaire portugais, Antonio. Malgré la différence d’âge et le fait que le couple se connaît à peine, le mariage n’est pas forcé. Pourtant, les attentes de la fille sont cruellement frustrées à cause de l’ennui, de la solitude et d’épisodes de violence sexuelle qu’elle subit. Par conséquent, l’attention de Beatriz basculera vers l’espace du dehors, contre l’hostilité et la tristesse de l’espace domestique. La maison comme espace de la loi coloniale et patriarcale s’oppose ainsi aux espaces ouverts et aux paysages naturels, lieux des sensations et d’une possibilité de libération, même temporaire. C’est justement au-dehors que Beatriz fera la connaissance de Virgilio, adolescent comme elle, travailleur dans la propriété d’Antonio et fils d’une femme esclavagisée. Ils tomberont amoureux l’un de l’autre et le fruit de leur union provoquera la catastrophe du dernier acte du film. Pour la mise en scène de ce récit, la réalisatrice a opté pour des choix esthétiques qui soulignent la figure de la bouche et les gestes qui l’entourent. À cela correspond, au niveau de la dramaturgie, une quantité de scènes mettant l’insuffisance de la parole en évidence : les passions, les malentendus et les incompréhensions émergent chez les personnages sans qu’ils soient capables de s’exprimer, que ce soit à cause du mélange de langues et d’accents, ou du manque d’outils émotionnels, conséquence de l’environnement brutalisant de la colonie esclavagiste. Le corps, le geste et la sensation prennent le dessus sur la communication entre les personnages. Cela nous amène à revenir sur la figure de la bouche, qui condense cette tension entre corps sensible et expression de l’esprit : l’organe combine symboliquement le rôle de la parole et celui des besoins corporels basiques, comme l’alimentation et le désir érotique. Pour cela, il nous intéresse d’analyser comment une telle figure peut être mobilisée afin de construire un répertoire imagé pour une pensée décoloniale.
Dans les séquences initiales du film, nous accompagnons l’arrivée d’un nouveau groupe d’esclavagisés à la propriété d’Antonio. Il pleut, les hommes tremblent, et la caméra encadre, en très gros plan, les talons enchaînés qui marchent avec difficulté. En montage parallèle, ici dans une fonction de comparaison, les pieds nus de Beatriz s’enfoncent également dans la boue, mais cette fois tâtonnant, caressant la terre. Nous voyons aussi la fille sous la pluie, profitant de l’eau qui tombe, en contraste direct avec le froid et l’inconfort ressentis par les esclavagisés – la pluie, pour Beatriz, est attachée au plaisir et à la quête de nouvelles sensations. Cette opposition sensorielle posera, dès le début, la hiérarchie raciale existante dans cet ordre colonial et sera la matrice des sujets développés par la suite. Par exemple, à un moment donné, le « leader » de ce nouveau groupe d’Africains renonce à la lutte et décide d’en finir avec sa vie. La séquence du suicide débute avec lui en train de manger de la terre. Le paysage pluvieux revient comme arrière-plan. Puis, la caméra se concentre sur la main du personnage, qui creuse la terre; elle accompagne le mouvement de la main vers la bouche, qui occupe une position centrale dans le cadre (Figure 1).
Figure 1
Daniela Thomas, Vazante, 2017. Photogramme de film. La bouche occupe une position centrale dans le cadre.
Ici, il est important de souligner que l’acte de manger de la terre était une méthode courante de suicide chez les esclavagisés (Kilomba 2008, 36). Dans le plan suivant, le récit dérive vers Beatriz, alors qu’elle est seule à la ferme. Elle vient de se marier avec le portugais Antonio et sa vie oscille entre l’ennui et la peur – après le mariage, elle s’aperçoit qu’Antonio est une brute, et, occasionnellement, un violeur. Ainsi, échappant à l’espace étouffant de la maison (comprise ici en tant qu’institution patriarcale), Beatriz sort dans les champs et marche jusqu’à l’endroit où travaillent les Africains. Là-bas, c’est l’heure du déjeuner. Beatriz rejoint un groupe d’enfants qui mange avec Virgilio, son intérêt amoureux « interdit », puisqu’il est un adolescent noir. Or, à ce moment, la caméra se focalise sur la main de Virgilio (Figure 2), qui soutient une portion de pâte de manioc, tout en établissant un parallèle avec le très gros plan sur la main du leader suicidaire.
Figure 2
Daniela Thomas, Vazante, 2017. Photogramme de film. La main de Virgilio renvoie à la main du leader africain de la séquence précédente.
La scène qui suit scelle les deux histoires : le couple d’adolescents trouvera le corps du suicidé sur l’herbe (Figure 3).
Figure 3
Daniela Thomas, Vazante, 2017. Photogramme de film. Le jeune couple interracial trouve le corps du suicidé sur l’herbe.
Ainsi, le cercle fermé de la séquence invite le spectateur à voir la correspondance entre les deux occurrences du geste de manger. Manger, pour Virgilio et Beatriz, est un geste de communion, mais aussi de désobéissance à un interdit et, par conséquent, présage de la mort. Manger, pour le leader africain, est un geste de mort tout autant que la manifestation d’un pouvoir d’agir, étant donné que, dans le contexte d’esclavage, le suicide est le dernier cri possible d’un corps qui déclare n’appartenir qu’à lui-même. Dans les deux cas, le fait que la caméra se focalise sur la main de chacun des deux attire l’attention du spectateur vers leur autonomie sur leurs propres gestes. Et, dans les deux parties de la séquence, il n’y a pas de parole ni de dialogue proprement parlé, ce qui laisse aux gestes tout leur poids symbolique. En effet, pour celui qui mange de la terre, la méthode suicidaire correspond à l’origine de la souffrance, à savoir le nouveau territoire occupé, organisé par les règles violentes du colonialisme. Et pour Virgilio, la mort arrive par un chemin moins direct : elle sera une conséquence de sa relation avec Beatriz, qui débute concrètement avec le repas. Celui-ci, a priori, serait une activité de plaisir, unissant la liaison affective et la nutrition du corps avec un aliment provenant de la terre, mais la conséquence indirecte de l’activité sera la mort de Virgilio, à la fin du film, suite à la grossesse de Beatriz. Autrement dit, les deux personnages mangent, Virgilio pour se nourrir, le leader pour s’empoisonner. Mais, tôt ou tard, les deux trouveront la même fin tragique, la même mort violente et précoce.
Dans le premier chapitre de son livre Memórias da Plantação[9], Grada Kilomba argumente que la bouche, lieu de la parole par excellence, a été « sévèrement censurée » (Kilomba 2008, 34). « Il existe une peur appréhensive que, si le sujet noir parle, le colonisateur doit entendre » (Ibid., 41), de sorte qu’il serait nécessaire, pour un ordre colonial, de fermer, boucher, empêcher la bouche du sujet noir. Kilomba cite ensuite l’exemple d’un instrument de torture utilisé par les seigneurs d’esclaves, un type de « masque de honte » (Ibid., 33), qui consistait en une pièce de métal, installée entre la langue et le maxillaire et fixée par deux bandes en cuir autour de la tête. L’objectif principal était d’empêcher que les travailleurs esclavagisés mangent de la canne à sucre ou du cacao pendant le travail, « mais sa principale fonction était d’implémenter une sensation de mutité et peur » (Ibid.). La peur que l’esclavagisé mange du produit du « seigneur blanc » est lue par Kilomba comme une « métaphore de la possession » : « On fantasme que le sujet noir veut posséder quelque chose qui appartient au seigneur blanc : les fruits, la canne à sucre et les grains de cacao. Elle ou lui veulent les manger, les dévorer, expropriant le seigneur de ses biens » (Ibid., 34). Ainsi, il serait question, chez ce dernier, d’une autre version de l’angoisse de la castration, qui « se fétichise » dans l’image de la bouche « qui devient une obsession dans son besoin de contrôle » (Ibid.), se manifestant dans des cas comme celui d’Anastasia (Figure 5)[10].
Figure 5
Jacques Arago, Escrava Anastacia, 1839. Lithographie et aquarelle sur papier, sans dimensions définies. Image du domaine public.
La femme, aujourd’hui adorée comme une sainte (Ibid.; Burdick 1998), était obligée de porter, de façon permanente, le masque lié à un lourd collier métallique, ce qui éventuellement a provoqué sa mort du tétanos. Mais, en ce qui concerne la cause du châtiment, les témoignages varient : quelques-uns disent que c’était à cause de son activisme politique, d’autres que c’était à cause de sa beauté, qui provoquait le désir (jamais réciproqué) des seigneurs et la jalousie des dames. Cet exemple, mi-fait, mi-légende, laisse entrevoir comment le fétiche de la bouche est chargé des trois dimensions de son usage : la contrainte au silence de l’activisme politique, le contrôle de la capacité de manger et le conséquent refoulement de la puissance érotique[11]. En reprenant le film Vazante à la lumière de cette réflexion, nous savons que les trois personnages présents dans les séquences citées – le leader africain, Beatriz et Virgilio – sont réduits au silence social et politique. Impossibilité de parler, et par conséquent impossibilité de situer socialement leurs corps, ce sont les autres usages de la bouche qui prennent le dessus, que ce soit dans la nutrition et l’amour ou comme réceptacle de la terre-poison. Ainsi, détaché de l’esprit, empêché de faire appel à la raison pour se défendre, le corps revendique son humanité indépendamment, à travers l’action viscérale. Où l’esprit manque, le corps parle.
Ironiquement, si l’insuffisance de la parole permet au film d’activer tout un réseau de gestes et figures, c’est aussi par la parole que le film se trompe dans ses bonnes intentions. Lors de sa première au 50e Festival de Brasília, en 2017, le film a provoqué une polémique au sein du public spécialisé présent dans la séance (au sujet de ce débat, voir Almeida 2017). Entre autres, Thomas a été critiquée pour avoir conçu un film sur l’esclavage qui adopte le point de vue des Blancs, tout en cachant ses propos douteux derrière une belle photographie. Après la séance, Juliano Gomes, critique de cinéma à la revue Cinética, lui-même afro-brésilien, a écrit que le film est « une très belle machine de manutention du statu quo », une « belle manière de dire « je sais »[12] » (Gomes 2017). Plus particulièrement, les critiques faites au film vont du plus général – le point de vue narratif choisi, appartenant tendanciellement aux personnages blancs – au plus particulier, comme le fait que les langues africaines ne sont pas sous-titrées. Au sujet de ce dernier point, l’absence de sous-titrage des langues africaines est un choix qui n’est pas anodin politiquement, considérant que le film est brésilien à l’origine, réalisé par une réalisatrice brésilienne, que son dialogue est en majorité en portugais (du Portugal ou du Brésil). Prenons, par exemple, la séquence où l’un des Africains esclavagisés, le leader du groupe cité plus haut, se révolte et crée de l’agitation à son alentour. Le responsable de la gestion de la ferme, lui-même blanc, se trouve perdu face à cet homme qui crie dans une langue inconnue. Dans cette séquence, le spectateur lusophone comprend la confusion du Blanc (dont les paroles sont d’ailleurs sous-titrées pour le public non-lusophone), sans pour autant comprendre, de l’autre côté, les phrases criées de rage par l’Africain. L’absence de sous-titres serait, en ce sens, une deuxième réduction au silence subie par la population afro-brésilienne. Il n’est pas seulement question de la négation de la parole aujourd’hui, mais aussi de la mise en scène d’un agent historique.
Le cas de Vazante au Festival de Brasília démontre que les choix linguistiques pris par les réalisateurs et scénaristes sont loin d’être anodins, surtout dans le contexte de territoires colonisés. Si, auparavant, la multiplicité des langues en territoire colonial était un problème dont on pouvait se débarrasser avec deux ou trois répliques – par exemple, dans les séquences initiales du film Ganga Zumba, 1963, de Carlos Diegues – , pour après poursuivre avec la langue du colonisateur, l’anachronisme d’une telle approche est à chaque fois plus évident pour un public contemporain. Certains films, parmi lesquels L’étreinte du serpent est un cas exemplaire, peuvent tourner la difficulté en défi créatif. Le récit du film porte sur l’histoire d’un chaman cohiuano, nommé Karamakate, qui reçoit la visite de deux hommes blancs, à deux moments différents de sa vie : dans sa jeunesse, quand il reçoit Theodor, scientifique allemand, qui souffre d’une fièvre mortelle (lui et son assistant Manduca cherchent Karamakate afin de trouver un antidote) et dans sa vieillesse, quand il reçoit Evan, un Américain se disant aussi scientifique, mais qui a des intérêts économiques cachés. Ces deux récits de rencontre, ainsi que leurs développements respectifs, s’alterneront au long du film. Concernant les langues parlées, le film présente un travail notable par sa diversité, avec des passages en cubeo, huitoto, ticuna, wanano, espagnol, portugais, allemand, catalan, latin et anglais, qui, de surcroît, sont utilisés de façon productive. Prenons la scène où le trio composé par Manduca, Karamakate et Theodor arrive à une mission catholique au milieu de l’Amazonie colombienne. D’emblée, ils sont reçus par un groupe d’enfants autochtones portant des habits blancs. Quand le trio leur demande leurs prénoms, ils répondent leurs prénoms en langue autochtone, pour peu après se censurer entre eux : leur langue et leurs prénoms d’origine sont interdits dans cet espace, il ne faut parler qu’en espagnol. Également, dans la même séquence, l’espagnol est la langue choisie quand le trio essaie de faire comprendre leurs bonnes intentions au moine franciscain, qui les reçoit avec agressivité. Mais, quelques minutes plus tard, quand Karamakate se fâche contre le discours civilisateur du moine, il s’éloigne et retrouve ce groupe d’enfants. Il leur dit, dans une langue autochtone[13], qu’il ne faut pas oublier les secrets de leur peuple. Par la façon dont la séquence est construite, alors, l’espagnol est présenté comme une langue de violence et d’effacement, en contraste avec la langue autochtone, gardienne d’une tradition. La suite du film confirme cette lecture, étant donné que l’espagnol n’émerge dans les discussions entre Karamakate et Theodor que lorsqu’ils se disputent. De la même façon, les autres langues étrangères à la région assument des rôles symboliques : l’allemand natif du personnage de Theodor est aussi parlé et écrit par Manduca, d’une manière telle que la langue s’entoure d’une aura de langue de science et de transmission (les journaux de l’ethnologue Theodor Koch-Grünberg et les ouvrages du naturaliste Carl Friedrich Philipp von Martius ont servi comme inspiration du film); et l’anglais est parlé uniquement par Evan, qui se ferme à son environnement et cache des intentions impérialistes et d’exploration de la terre. Sous cette approche, la parole devient un outil pour travailler la complexité du territoire colonial, évitant de l’aplatir sous une homogénéité culturelle. Par ailleurs, ces choix linguistiques peuvent même catalyser la décolonisation du plateau de tournage, sachant que les locuteurs de langues non dominantes doivent être inclus dans l’équipe d’écriture du film.
Le fleuve amazonien, figure d’une temporalité alternative
Également, l’usage habile de la parole n’empêche pas que L’étreinte du serpent propose des figures cinématographiques fertiles, permettant de penser sensoriellement la question décoloniale des vides historiques. Si, dans Vazante, la question sensorielle est vécue par procuration (car la sensation est représentée par le geste du personnage), L’étreinte du serpent opère selon une autre stratégie : les figures créent des sensations chez le spectateur (de dépaysement, de trouble temporel, de respiration) plus qu’elles n’en démontrent par la voie des personnages. Dans cette deuxième partie, nous testerons cette hypothèse à partir de la récurrence du flux du fleuve, qui resignifie le vide historique tout en désorganisant la linéarité temporelle de la modernité.
Le flux d’eau, comme il apparaît dans les images de fleuve qui peuplent le film de Ciro Guerra, est un geste de la nature. Un geste, tel les feuilles qui frémissent, ou le vent qui souffle, à la différence près que, si l’eau du fleuve peut assouvir la soif du voyageur et nourrir des riverains, si cette eau peut caresser et doucement porter un corps, elle peut tout autant avoir des violents et implacables courants – « l’élément liquide, irrémédiablement sauvage, figure de l’état primitif du monde » (Corbin 1988, 190). Pour certains peuples vivant à proximité du fleuve amazonien, celui-ci est associé aux anacondas, « because they dominate the aquatic landscape and their meadering movement of rivers mimicks their own » (Navarro 2020, 35). Grâce à leur capacité de changement de peau, les anacondas sont considérés, avec d’autres animaux qui subissent des métamorphoses (les papillons, les grenouilles), comme des animaux qui « are auxiliary for shamans in their spiritual flights » (Ibid., 32). En plus de cela, ils sont en rapport avec l’ontogenèse de l’homme, la création et l’évolution, car, selon les mythes de la région, c’était un canoë-serpent tombé du ciel qui a distribué tous les ancêtres des tribus actuelles sur les rives, peuplant cette région de l’Amazonie (Ibid., 34), et sachant que plusieurs espèces de serpents sont sexuellement dimorphes (ayant la capacité d’autoreproduction), elles font aussi partie d’un imaginaire de la fécondité. Par extension, le fleuve renvoie à un symbolisme de la création de l’humanité, du renouveau et de la vision transcendantale. L’étreinte du serpent puise dans cette symbologie pour proposer une alternative à la façon moderne de faire face au passage du temps. Le voyage des personnages à travers le fleuve Negro va promouvoir la rencontre entre deux temporalités (passé simple et passé antérieur) appartenant à deux mondes distincts (les Blancs provenant de nations « développées » et les natifs de la région amazonienne). Entre les diverses fonctions esthétiques et narratives du fleuve dans ce contexte se trouve celle de faire la médiation de ce choc des cultures et de transposer en image cinématographique l’idée traditionnelle d’une temporalité circulaire (ou même en spirale). Le film propose ainsi un type de voyage dans le temps, entre répétitions, évolutions, régressions et correspondances, tout en ayant le fleuve et le chaman comme points de repère. L’intelligence du film consiste à produire une réflexion historique, révisant le passé à travers les yeux d’un personnage autochtone complexe, en même temps qu’il abolit l’idée même d’une grande Histoire linéaire, téléologique, caractéristique d’un rapport moderne à la temporalité. Le défi assumé par le réalisateur était celui de le faire au sein de la forme filmique, elle-même similaire à un fleuve qui coule linéairement. À travers le jeu de correspondances, pourtant, la linéarité attendue du récit est basculée.
En regardant le flux du fleuve, le personnage de Manduca, qui accompagne Theodor l’Allemand, demande au jeune Karamakate : « C’est ici que l’anaconda est descendu de la Voie lactée avec les ancêtres karipulakenas? », ce à quoi Karamakate acquiesce. Pendant le court dialogue, Manduca et Karamakate sont filmés avec le fort flux du fleuve en arrière-plan (Figures 6 et 7).
Figure 6
Ciro Guerra, L’Étreinte du Serpent, 2015. Photogramme de film. Manduca devant le flux du fleuve.
Figure 7
Ciro Guerra, L’Étreinte du Serpent, 2015. Photogramme de film. Karamakate devant le flux du fleuve.
Deux observations peuvent être dégagées de cette scène. Premièrement, l’échange établit une différence entre les deux autochtones; Karamakate, en tant que chaman, est une figure d’autorité en ce qui concerne les mythes et les éléments; il s’agit de l’archétype du sage. C’est seulement un des exemples de la complexité avec laquelle le réalisateur construit les personnages natifs, en comparaison à des films comme Fitzcarraldo, de l’Allemand Werner Herzog, où les Autochtones (les Shuars) sont montrés comme une seule conscience qui se manifeste à travers plusieurs visages, sans individualité. Deuxièmement, le commentaire de Manduca oriente l’interprétation du flux du fleuve entourant les deux corps. Contrairement à la lecture romantique, anthropocentrique et traditionnellement européenne du rapport entre paysage et corps, où l’élément de la nature reflète l’état d’esprit de l’Homme, ici le fleuve renvoie à une légende d’origine qui les unit, malgré leurs différences individuelles. Au lieu d’une lecture où l’espace reflète l’intériorité individuelle des personnages, le film esquisse une vision holistique et écologique du monde, où le corps de l’Homme échange symboliquement avec la nature. La trajectoire du personnage de Karamakate développe davantage cette hypothèse.
L’entrelacement entre le fleuve et les diverses dimensions temporelles est évoqué par un autre dialogue, cette fois entre Karamakate (âgé) et Evan (l’Américain). Celui-là essaie de transmettre une notion différente du temps à celui-ci en faisant appel aux éléments naturels; comme au cinéma, il pense par l’image de la nature. La philosophie est ainsi comprise comme quelque chose qui vient au chaman et non pas une pensée qu’il impose à son environnement :
K : Combien de rives a ce fleuve?
E : Deux.
K : Comment le sais-tu?
E : Celle-ci et l’autre. Un plus un égalent deux.
K : Comment le sais-tu?
E : Parce que. Un plus un égalent deux.
K : Non. Ce fleuve a trois, cinq, mille rives. Un enfant le comprendrait. Le fleuve est le fils de l’anaconda. C’est clair dans nos rêves, c’est réel, bien plus réel que ta réalité (Guerra 2015, 01:43:52).
En fait, ce dialogue explique deux moments du film où le passé et le passé antérieur se croisent spatialement à partir d’un jeu entre les rives. Dans le premier cas, une scène nocturne montre Karamakate (âgé) en train de marcher lentement vers la rive. Il s’arrête et regarde de l’autre côté, où apparaît Theodor, malade, pris d’un délire de fièvre. Or, Theodor appartient au passé de Karamakate, mais à travers l’image du fleuve, le film se permet d’accéder et de croiser différentes temporalités. C’est ainsi que les deux personnages croisent les regards (Figures 8 et 9) et qu’ainsi on peut comprendre l’idée de « trois, cinq, mille rives » de ce fleuve temporel. De l’autre côté se trouve tout ce qui a été, tout ce qui sera, ou même tout ce qui n’a pas été.
Figure 8
Ciro Guerra, L’Étreinte du Serpent, 2015. Photogramme de film. Champ : Karamakate-âgé, en regard-caméra, parle à l’image de Theodor, qui se trouve de l’autre côté de la rive.
Figure 9
Contrechamp : Theodor regarde l’image de Karamakate-âgé, qui se trouve de l’autre côté de la rive.
Dans le deuxième cas, les deux temporalités se croisent dans un plan-séquence. Le film se concentre sur la visite de Karamakate (jeune) et Theodor, puis de Karamakate (âgé) et Evan, à une même mission catholique. La suite des deux visites montre l’évolution temporelle du monastère, qui reflète « le pire des deux mondes » dans les mots d’un des personnages. Il est intéressant à noter que la transition entre les deux pôles temporels de cette séquence se fait avec la continuité spatiale[14]. Au début du plan, nous accompagnons la « fuite » de Theodor, Karamakate (jeune) et Manduca de la mission. En plan d’ensemble, ils montent dans le canoë et rament rapidement (Figures 10 à 14).
Figure 10
Ciro Guerra, L’Étreinte du Serpent, 2015. Photogramme de film. Plan-séquence : Manduca, Theo et Karamakate-jeune rament de la droite à gauche, en fuite.
Figure 11
Ciro Guerra, L’Étreinte du Serpent, 2015. Photogramme de film. Plan-séquence : Le canoë tourne à droite et vers le fond du cadre, s’éloignant de la caméra.
Figure 12
Ciro Guerra, L’Étreinte du Serpent, 2015. Photogramme de film. Plan-séquence : La caméra fait un tilt vertical vers la surface de l’eau, où l’image de la forêt est réfléchie.
Figure 13
Ciro Guerra, L’Étreinte du Serpent, 2015. Photogramme de film. Plan-séquence : L’écran est presque complètement noir. Le mouvement est perceptible grâce aux particules sur la surface de l’eau.
Figure 14
Ciro Guerra, L’Étreinte du Serpent, 2015. Photogramme de film. Plan-séquence : Le regard remonte, et les personnages provenant d’une autre temporalité surgissent, ramant de gauche à droite : Karamakate-âgé et Evan.
Dès qu’ils se mettent en marche, la caméra les suit dans un panoramique horizontal, de droite à gauche. Cependant, quand ils tournent à droite, en direction du fond du plan, et continuent leur trajectoire en s’éloignant de la caméra, celle-ci ne les suit pas et continue en travelling. Quand ils disparaissent complètement du champ, la caméra baisse en panoramique vertical jusqu’à la surface obscure des eaux, où l’ombre des arbres est inversée et leurs contours deviennent à chaque fois plus flous, fantomatiques, au point de presque disparaître en ombre. Mais, même quand il n’y a pas le reflet de la forêt, le plan continue à donner l’impression de mouvement, grâce aux feuilles qui glissent en sens contraire au mouvement entrepris par la caméra. Quelques instants après, le regard montera encore une fois et à gauche du cadre (donc en direction inverse de celle où allaient le jeune Karamakate, Manduca et Theodor) surgit le canoë de Karamakate (âgé) et Evan. Le panoramique diminue ainsi sa vitesse jusqu’à s’arrêter et à faire un tout petit tour en sens contraire, de droite à gauche.
Ainsi, la trajectoire du plan-séquence commence dans le passé antérieur, passe à une dimension obscure de pur mouvement, subit une inversion, puis réémerge, pour terminer dans l’apparition des personnages du passé simple. Or, par définition, le plan-séquence consiste à capturer une suite d’événements perçus dans le temps présent. La convention cinématographique délègue l’ellipse à l’intervalle entre les plans. En effet, « c’est parce qu’un plan continu filmant une action continue semble épouser fidèlement la durée réelle d’une action, et mieux du moins qu’une série de plans distincts, que le temps peut devenir lui-même sensible et, en un sens, visible » (Menil 1991, 32). Par contre, dans le cas de ce plan-séquence, cet outil cinématographique est utilisé contre sa vocation, à mesure qu’il met en tension, sous une impression d’unicité de temps, deux temporalités distinctes. On pourrait en dire plus : il existe une sensation de continuité spatiale, rendue évidente par la continuité de l’image (le spectateur voit le chemin parcouru par la caméra). Partageant le même espace, le passé simple et le passé antérieur ont failli se retrouver face à face dans cette séquence. Tout en occupant un espace atemporel comme celui de la forêt – au contraire des espaces urbains, les forêts changent très peu (ou devraient changer très peu) au long des décennies – ce plan mobilise la technique cinématographique pour montrer que plusieurs moments de l’Histoire peuvent habiter le même espace. À partir de cette logique spectrale, le temps filmique est désorganisé, ouvrant l’esprit du spectateur vers d’autres manières de penser l’Histoire. Autrement dit, en opposition au temps linéaire moderne, nous voyons ici un temps en spirale qui favorise la revenance de sujets refoulés[15]. Que ces sujets soient des traditions qui apparaissent pour être réactivées, ou des partis pris historiques qui profiteraient d’une révision, la revenance se montre utile, de toute façon, pour le renforcement d’une épistémologie décoloniale.
Enfin, le film ne circule pas seulement entre deux temps narratifs – le passé simple et le passé antérieur – mais il arrive aussi au présent. Celui-ci n’est jamais explicitement précisé au long du film (à travers une indication de date dans les premiers plans du film, par exemple), mais les deux passés montrés dans le film sont équivalents aux deux guerres du caoutchouc en région amazonienne. Ainsi, une troisième rive pourrait être ajoutée au film : celle du spectateur, invité à réévaluer le présent sous la logique alternative proposée. Il est plongé dans un éternel retour de certaines forces (le Blanc explorateur, la violence, l’âme vivante des choses de la forêt) contre la linéarité des événements (l’évolution individuelle de personnages, le déroulement des guerres). Corollaire : le film répond aux vides de l’Histoire avec un questionnement de l’idée même de vide historique. Si plusieurs temporalités peuvent occuper le même espace, il est question d’en récupérer les traces et d’établir de nouvelles connexions, de manière à ne pas seulement construire un nouveau passé, mais aussi un nouveau présent.
Conclusion
Malgré leurs nombreuses différences esthétiques et dramaturgiques, les deux films analysés appartiennent au genre du film d’époque. Par conséquent, ce sont des films qui doivent prendre une position, intentionnelle ou non, face aux vides qui composent l’Histoire en Amérique latine; dans le contexte de la région, l’omission ou le refus d’aborder, de façon critique, des questions comme l’ethnocide ou l’esclavage, peut déjà être considérée comme une prise de position. Si certains films assument une fonction ouvertement didactique –comme c’est le cas, par exemple, du récent Todos os mortos (2020), de Caetano Gotardo et Marco Dutra – les films sélectionnés pour notre analyse travaillent de façon moins explicite. Pourtant, comme nous avons voulu le démontrer, la subtilité du message n’affaiblit pas sa puissance politique[16]. Précisément sur ce point, l’effort de transdisciplinarité entre les études cinématographiques et l’approche décoloniale est davantage productif : parfois, une figure de mise en scène est plus chargée que tout un dialogue, pouvant même dévoiler les intentions d’un réalisateur[17]. Ainsi, afin de tester la puissance de la forme cinématographique pour une décolonisation des regards, et spécialement pour faire avancer le problème esthétique de la représentation des vides historiques, nous avons travaillé d’abord sur la tension entre la parole, le geste et la figure de la bouche dans Vazante, pour après nous concentrer sur la construction de diverses temporalités dans le film L’étreinte du serpent.
Premièrement, nous avons abordé brièvement l’histoire iconographique de la figure de la bouche en contexte décolonial, qui remonte à l’image d’Anastasia, où la bouche est construite en tant qu’organe à contrôler, surtout à cause de ses multiples puissances. En effet, c’est à travers la bouche que les corps se nourrissent (pouvant aussi toucher l’aliment interdit), s’empoisonnent (dans le cas de l’esclavagisé, l’empoisonnement suicidaire peut être un acte de revendication de son propre corps), se connectent affectivement (parfois contre les règles imposées par le joug patriarcal et colonial) et libèrent l’esprit avec le cri et la parole de contestation. La problématisation visuelle de la bouche, ainsi que des gestes qui l’entourent et l’impliquent, évoque la question du sentipensar comme nouvelle épistémologie. La bouche étant organe sentipensante puisqu’elle donne voix à l’esprit et génère des sensations pour le corps, il n’est pas hasardeux que son contrôle est nécessaire dans la logique castratrice et dualiste de l’ordre colonial. Dans Vazante, ses puissances ont été exemplifiées avec sa capacité d’évoquer l’amour et la mort dans un contexte où la parole faillit. Puis, à partir de ces hésitations de la parole, nous avons analysé comment ce besoin de contrôle passe par la question linguistique. Celle-ci est problématisée au sein des films, avec une mise en scène de l’incompréhension en territoire colonial (Vazante), ou dans l’usage de la langue espagnole comme vecteur de domination en Amazonie colombienne (L’étreinte du serpent). En plus, son poids en tant qu’outil d’effacement historique est ressenti par le public spécialisé lors de la réception des films contemporains, comme dans le cas de la réception de Vazante lors du Festival de Brasilia. Cela démontre la pertinence d’analyser certains détails au sein des œuvres, comme un choix de sous-titrage ou un raccourci linguistique.
Deuxièmement, nous avons exploré la possibilité de resignifier les vides historiques avec une analyse de la temporalité alternative de L’étreinte du serpent. Certes, ce n’est pas la première fois dans l’histoire du cinéma que la chronologie d’un film a été conçue de façon non linéaire. Mais L’étreinte du serpent connecte cette trace formelle à une pensée autochtone, avec le recours aux dialogues et à la figure du fleuve. Dans cette association entre forme et contenu, le film transmet l’impression de plusieurs moments historiques occupant le même espace. Le problème de l’amnésie du personnage de Karamakate se résout à mesure qu’il parcourt, avec Evan, le même espace qu’il avait parcouru dans sa jeunesse, avec Theodor. De forme équivalente, nous pourrions dégager que l’amnésie historique de l’Amérique latine pourrait être soignée avec une investigation des espaces, des traces qu’il porte, des rencontres qu’il permet. Pour ce faire, il faudrait comprendre la vision – presque mythique – selon laquelle plusieurs lignes temporelles peuvent occuper les mêmes territoires. De ce fait, le cinéma jette les bases pour la conception d’une spatio-temporalité décoloniale, un premier pas timide vers une approche perspectiviste de l’image cinématographique. Le perspectivisme est compris, ici, de la même manière qu’Eduardo Viveiros de Castro :
Le perspectivisme n’est pas un relativisme, mais un multinaturalisme. Le relativisme culturel est un multiculturalisme qui suppose une diversité de représentations subjectives et partielles, ayant une incidence sur une nature externe, une et totale, indifférente à la représentation. Les Amérindiens proposent le contraire : une unité représentative, une phénoménologie purement pronominale, appliquée indifféremment sur une diversité réelle. Une seule « culture », de multiples « natures »; épistémologie constante, ontologie variable : le perspectivisme est un multinaturalisme car une perspective n’est pas une représentation. (Viveiros de Castro 2014, 170, italiques de l’auteur)
Sachant que le perspectivisme est un problème d’imaginaire et de conception du monde, il peut servir d’outil théorique et de provocation pour penser une voie décoloniale au cinéma, que ce soit dans le contexte de l’industrie cinématographique ou des collectifs de cinéma expérimental et/ou autochtone.
Pour conclure, nous observons que ces films travaillent plus dans la construction d’images pour un passé troublé, que dans une optique de résistance, déconstruction ou dénonciation des faits condamnables (même si les films n’omettent pas les violences entraînées par un ordre colonial et patriarcal). Avec cela, nous cherchons à attirer l’attention vers le fait que, en plus de défaire les images critiquables et les stéréotypes longtemps renforcés, il est aussi essentiel de produire des nouvelles images qui puissent se situer entre la reconnaissance des vides à jamais perdus et la possibilité d’une construction identitaire pour les sujets décoloniaux.
Bibliographie
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Films cités
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Diegues, Carlos, réalisateur. Ganga Zumba. Rio de Janeiro : Copacabana Filmes, Tabajara Filmes, 1963, 100 min.
Dutra, Marco, et Caetano Gotardo, Todos os mortos, São Paulo : Dezenove Som e Imagem, 2020, 120 min.
Guerra, Ciro, réalisateur. L’étreinte du serpent. Bogotá : Ciudad Lunar Producciones, 2015,125 min.
Thomas, Daniela, réalisatrice. Vazante. São Paulo : Cisma Produções, Dezenove Som e Image, Ukbar Filmes, 2017, 116 min.
Notes
[1] Le mot « option » a été souligné par Walter Mignolo dans le webinaire CLAREC (Cambridge Latin American Research in Education Collective) du 26 avril 2021. Avec cela, et à partir des points abordés dans le séminaire, nous comprenons qu’avec ce choix Mignolo oppose l’idée d’une « option » à celle d’une « théorie » décoloniale, dans le sens où la pensée décoloniale serait un chemin et non pas le chemin à suivre. En effet, il serait contradictoire, dans un contexte de critique des épistémologies normatives, d’en proposer une comme alternative.
[2] Le film réalisé par Salvador Carrasco raconte l’invasion espagnole du territoire mexicain, survenue au début du XVIe siècle, sous la perspective des peuples originaires qui l’ont subi. Il est sorti en salles en 1998, seulement six ans après les célébrations de 500 ans de la « Découverte » de l’Amérique.
[3] En 1997, l’ONG Vídeo nas Aldeias a réalisé son premier atelier de formation à la production audiovisuelle dans le village Xavante de Sangradouro. La réussite du projet a inspiré la reproduction de l’expérience dans d’autres localités, ce qui, combiné au fort intérêt des jeunes générations des villages, est à l’origine d’une vague de films ayant trouvé une bonne réception du public comme de la critique. Pour citer quelques exemples, O dia em que a lua menstruou (Takumá et Mariká Kuikuro, 2004), As hiper mulheres (Takuma Kuikuro, co-réalisé par Carlos Fausto et Leonardo Sette, 2011), et Bimi shu ikaya (Isaka Huni Kuin, 2019) ont été primés internationalement. Mais la pertinence de ces films ne se résume pas aux festivals, considérant que leur cycle d’exploration peut terminer au sein du même village où elles ont été produites. Pour dire autrement, certains films peuvent s’immiscer dans le quotidien du village et jouir d’une consommation presque exclusivement locale (à ce propos, voir Estrela da Costa et al., 2018). Il est important aussi de souligner l’existence de festivals organisés par des collectifs de cinéma autochtone, comme la Bienal Aldeia SP et le Cine Flecha.
[4] Avant la production de son dernier film, le drame historique surréel Zama (2018), Lucrecia Martel a travaillé dans un projet d’adaptation d’une bande dessinée de science-fiction.
[5] Nous traduisons. « La colonización de la aesthesis por la estética »
[6] Nous traduisons. « Puesto que […] la aesthesis es un fenómeno común a todos los organismos vivientes con sistema nervioso »
[7] Nous traduisons. « La estética es una versión o teoría particular de tales sensaciones relacionadas con la belleza ».
[8] Nous traduisons. « La décolonización de la estética imperial, basada en la representación, consiste en crear y hacer que lo creado no pueda ser cooptado, enflaquecido y achatado mediante el concepto de representación ».
[9] Le titre original du livre, en anglais, est Plantation Memories : Episodes of Everyday Racism. Il a aussi été traduit en français. Nous citons la version lusophone dans cet article pour une raison d’accès de l’auteur à l’ouvrage.
[10] À propos du mythe autour d’Anastasia, voir Handler et Hayes, 2009.
[11] À propos de la puissance créatrice de l’élan érotique, voir Lorde, 1978.
[12] Nous traduisons. « Uma belíssima máquina de manutenção do status quo »; « uma bela maneira de dizer « eu sei » ».
[13] L’auteur de cet article ne possède pas la connaissance linguistique suffisante pour identifier quelle est la langue autochtone parlée dans la séquence citée.
[14] Nous pourrions aussi argumenter que c’est un moment clé dans le film parce que la séquence est placée bien à la moitié du film; selon les règles de scénario plus classiques, à la moitié du film il y a toujours un point d’inflexion du récit.
[15] L’intersection entre l’approche décoloniale et le tournant spectral a été abordée dans Misrahi-Barak et Joseph-Vilain, 2009, à partir d’un corpus d’œuvres provenant des pays du Commonwealth.
[16] Du contraire, la subtilité peut être même plus réussie comme stratégie de transmission du message. Au sujet de l’efficacité politique du cinéma, voir Bernardet, 1985, particulièrement le chapitre « O espelho perturba o método », et Aumont, 2018, dans les extraits autour de la fiction éducative et de la fiction en tant qu’acteur social, pp. 43-48.
[17] À ce propos, voir aussi Marc Ferro 1993, particulièrement le chapitre « Les fondus enchaînés du Juif Süss ».