RÉSUMÉ
L’écrivaine Madeleine de Scudéry, connue d’abord pour ses longs romans baroques, a su vers la fin du XVIIe siècle se réinventer dans le genre plus bref de la conversation. Le présent article analyse comment cette femme de lettres, écrivant à une époque et pour un public fort distincts des nôtres, peut néanmoins enrichir notre compréhension actuelle de concepts aussi essentiels que celui de l’amitié. Je m’intéresserai pour ce faire à « Histoire et conversation d’amitié », texte de 1686 traitant des rapports entre les hommes et les femmes de la société aristocratique qu’elle fréquentait, mais soulevant des questions qui dépassent largement les limites ce cadre étroit. Scudéry y pense, de manière à la fois plaisante et rigoureuse, la difficile inclusion des femmes dans l’espace de l’amitié. Plus encore, elle tente d’imaginer une résolution des inégalités entre les deux sexes, en usant d’outils proprement littéraires. Sa mise en scène de personnages féminins à tous les stades de la conversation et de l’histoire constitue en outre un geste d’amitié envers ses lectrices, les appelant à une plus importante implication dans les sphères privée et publique d’une société hautement hiérarchisée. Un tel féminisme, s’il peut nous paraître daté, a été violemment combattu à son époque et au cours des siècles suivants, aussi bien sur le terrain politique que littéraire – ce qui ne fait que donner plus de résonance aujourd’hui à la pensée et à l’écriture de Scudéry sur le rôle des femmes dans la conclusion de l’amitié.
ABSTRACT
Madeleine de Scudéry first acquired fame for her long baroque romances in the 1650s, yet successfully reinvented herself by the late 17th century with the shorter genre of the Conversation. I argue that Scudéry, although she addressed the issues of an audience accustomed to reading and socializing in ways far removed from our own, remains quite relevant today. Indeed, her writings can help deepen our understanding of a notion as complex and important as that of friendship. I focus here specifically on “Histoire et conversation d’amitié”, a text published in 1686, dealing with the perils of love and friendship among the French aristocratic youth while raising issues that go well beyond this narrow cultural context. Scudéry reflects, in both pleasant and rigorous fashion, on the difficult inclusion of women in the sphere of friendship. Using literary tools, she reflects on the ways of solving persistent inequalities between genders. Furthermore, her use of female characters at each stage of her story constitutes an act of friendship towards her female readers, encouraging them to improve their position in the private and public spheres of a highly hierarchical society. While this brand of feminism may seem outdated today, it sparked fierce backlash over the course of the following decades and even centuries – based on both its literary and political implications. Such a high level of hostility only serves to emphasize the enduring importance of the writings offered by Scudéry on women’s role in the construction of friendship.
Cet article aborde le traitement réservé au thème de l’amitié dans un texte écrit par l’une des femmes de lettres les plus influentes du xviie siècle français, Madeleine de Scudéry. Dans « Histoire et conversation d’amitié », dernier chapitre du second volume des Conversations morales (1686), celle que ses proches surnommaient Sapho – en référence à la célèbre poétesse de l’Antiquité grecque – a posé avec rigueur le problème des types d’amitiés possibles entre les femmes et les hommes de la société mondaine. Si le traitement qu’elle a réservé à ce sujet peut paraître aujourd’hui quelque peu daté en raison de l’étroitesse du cercle social envisagé et de la forme apparemment désuète de l’écriture, la mise en scène proposée par Scudéry peut fructueusement contribuer aux débats sur l’amitié faisant l’objet du présent numéro de Post-Scriptum. L’analyse qui suit débutera par une présentation sommaire de la place centrale de Scudéry dans la littérature du xviie siècle en France, ainsi que par une clarification de la terminologie qu’elle a utilisée pour penser l’amour et l’amitié. J’aborderai ensuite les modalités de la conversation-cadre qui structure l’ensemble du texte, posant fermement la notion d’amitié comme objet, mais aussi comme condition de toute conversation légitime. Il sera alors question de l’Histoire de Belinde, récit central du chapitre, qui illustre et problématise les enjeux de l’amitié entre les deux sexes. Au cours de ces développements, je montrerai comment la narration scudérienne permet d’imaginer une société où les femmes pourraient, au même titre que les hommes, accéder à une vertu largement commentée depuis l’Antiquité, mais qui leur avait jusqu’alors été refusée.
L’œuvre de Scudéry, à la croisée des chemins littéraires
Née en 1607 et morte en 1701, Madeleine de Scudéry couvre à elle seule l’ensemble du xviie siècle français, d’un point de vue chronologique, évidemment, mais surtout esthétique. Elle a été associée en début de carrière au courant précieux, vivement critiqué pour ses supposées tendances au snobisme, à l’exubérance langagière et au romanesque, mais sans doute plus fondamentalement pour ses revendications en faveur d’un changement de la société française en faveur des femmes (Dejean 2020, 545-547). Si les critiques acerbes de Nicolas Boileau dans les Satires ou encore de Molière dans Les Précieuses ridicules ont durablement terni l’image des écrivaines associées à la préciosité, celles-ci ont récemment bénéficié d’une relative réhabilitation, en raison de la qualité de leurs écrits qui tentaient d’accorder aux femmes une place consistante dans les sphères de la vie publique et privée d’Ancien Régime. Plus encore, la pertinence même des notions de préciosité ou de précieuses – utilisées de manière péjorative par les contemporains de Scudéry – a été remise en cause par de nombreux travaux universitaires notamment depuis les années 1980. Alain Viala, par exemple, préfère associer l’œuvre de Scudéry à une esthétique galante, terme qui revêtait au xviie siècle une connotation nettement plus positive (Viala 1989, 10). La galanterie peut sommairement être définie comme un modèle de sociabilité et de littérature distinguée, pour un public mondain, largement composé de femmes. Le point culminant de la carrière de Scudéry coïncide assurément avec l’immense succès de ses romans-fleuves, particulièrement Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653) et Clélie, histoire romaine (1654-1660). Ces best-sellers, possiblement coécrits avec son frère George, totalisaient des dizaines de milliers de pages, réparties en de multiples volumes. Publiés sur des périodes de plusieurs années, ces ouvrages ont connu une immense popularité, que seul l’avènement du classicisme littéraire a pu faire fléchir[1]. Jugés longs et tortueux par une importante tranche du lectorat dès les années 1660, ces romans sont aujourd’hui méconnus du grand public et ne font plus l’objet d’une lecture que par les spécialistes du domaine. Il ne faut pas oublier cependant que ces feuilletons étaient dévorés par le public mondain du milieu du xviie siècle, puis, dans une moindre mesure, par nombre de lectrices et de lecteurs du siècle des Lumières[2]. L’une des forces de Scudéry, tout au long de sa carrière, a été de savoir adapter ses écrits aux goûts du jour. Avec moins de talent et de savoir-faire, elle aurait sans doute pu ne constituer qu’un vestige d’un baroque refoulé. Or, elle a su profiter de sa longévité exceptionnelle pour publier des ouvrages d’une nature extrêmement variée. En écrivaine avisée, elle a pris acte du déclin des longs romans, afin de s’adapter aux nouveaux critères imposés aussi bien par les critiques que par le public, insistant sur la brièveté ou encore sur l’efficacité de l’expression et la clarté de l’intrigue (Boileau 1966). Dans ses recueils de conversations, publiés au cours des années 1680 à 1690, elle a inclus des extraits de ses romans, débarrassés de leurs récits-cadres – considérés désormais comme compliqués, invraisemblables et mièvres. Elle a également créé des conversations inédites, dont celle qui fait l’objet de la présente analyse.
Conversation, amitié et histoire : définitions opératoires
Avant d’aborder « Histoire et conversation d’amitié », une rapide mise au point s’impose au niveau de la terminologie employée. Qu’est-ce d’abord qu’une conversation en 1686? Il s’agit d’un rituel social tout autant que littéraire, qui, tout au long des xviie et xviiie siècles, s’est principalement déployé par et pour les salons. Plus encore, la conversation constituait la condition et l’attrait principal de la vie salonnière pratiquée de manière emblématique par Scudéry. Certes, ce genre n’a jamais disposé dans l’esthétique classique des lettres de noblesse de l’épopée ou de la tragédie. Aussi, le philosophe Joseph de Maistre, au sortir du xviiie siècle, a-t-il pu la caractériser de manière dépréciative, notant que la conversation admet un nombre illimité d’interlocuteurs, n’a jamais de but prédéfini et offre « un certain pêle-mêle de pensées, fruit des transitions les plus bizarres » (Joseph de Maistre 1821, cité dans Adam 1997, 157). Or c’est justement cette souplesse qui peut en faire la force. À l’époque de Scudéry, en effet, le chevalier de Méré insiste de manière plus positive sur la dimension de divertissement d’un genre qui constitue selon lui un espace permettant de rire et de badiner. Le but principal de tout participant, affirme-t-il, doit être de rendre les interlocuteurs autour de soi heureux (Chevalier de Méré 1677, cité dans Ibid.) Scudéry et d’autres en ont conclu que le discours dans une conversation doit idéalement être naturel et sans affectation (Ibid., 158). Enfin, Scudéry en particulier a insisté sur son caractère désintéressé et non spécialisé. Plaisante et libre, basée sur la réciprocité, la conversation est selon elle un espace de liberté (Denis 1997, 21). Ces quelques indications permettent d’établir les possibilités offertes par le genre pour une réflexion à la fois légère et sérieuse sur la question de l’amitié. Celle-ci, justement, recouvre au moins deux acceptions distinctes au xviie siècle, qui feront l’objet de la présente analyse : l’amitié sociale, publique, utilitaire, d’une part; et l’amitié privée, exclusive et désintéressée, de l’autre (Méchoulan 2001, 22). On pensera à la célèbre union entre Montaigne et La Boétie pour cette seconde option, moins répandue cependant à l’époque de Scudéry[3]. Enfin le terme d’histoire, dans son sens premier, se distingue de celui de fable en ce qu’il est censé rapporter des faits vrais (Voltaire 1966, 220). Cependant, il peut également, selon les dictionnaires de l’époque, se référer à des actions fictives (Furetière 1972, « Histoire »). Or, il est évident que l’histoire dont il est question dans cet article implique une mise en récit, dont la teneur peut se résumer ainsi : Scudéry y traite de l’inclusion des femmes dans l’espace de l’amitié. Pour ce faire, elle ne disserte pas, mais tisse une habile narration, permettant de donner consistance et fluidité aux concepts qu’elle aborde. C’est dans la conversation-cadre qui ouvre le texte qu’elle présente l’essentiel des éléments clés de sa mise en scène de l’amitié.
La conversation-cadre, ou l’art de l’entrée en matière amicale
La scène d’introduction d’« Histoire et conversation d’amitié » offre des coordonnées spatio-temporelles et humaines sommaires, mais précises. Il y est question d’une « petite compagnie d’Hommes & de Dames la plus charmante qui fut jamais,, se trouvant à la campagne dans un grand Cabinet dont la veuë estoit admirablement belle » (Scudéry 1686, 871). Le cadre ici est conventionnel, et son réalisme importe moins que son caractère agréable. Il s’agit tout simplement de la scène idéale pour une conversation entre honnêtes gens sur l’amitié. Une fois ce décor établi, la conversation en tant que telle peut commencer. La petite compagnie, « après avoir parlé de cent choses différentes, s’entretint enfin de l’amour & de l’amitié » (Ibid., 871-872). Le terme enfin marque ici la dimension à la fois plaisante et importante des thèmes abordés. L’amour et l’amitié sont en effet des concepts capitaux, ne serait-ce que parce ce qu’ils fondent la conversation. Or pour qu’il y ait un entretien tel que celui qui va suivre, il faut qu’une certaine amitié soit déjà présente. Inversement, la conversation va permettre aux participantes et aux participants d’expliciter les conditions d’existence de cette chose qui de toute évidence existe, mais qu’il n’est pas aisé de définir : l’amitié. Dans ce texte stratégiquement placé en fin de recueil, Scudéry pose de manière minimale, mais efficace les modalités d’une communication exhaustive sur cet élément fondamental de la conversation mondaine qu’est l’amitié. On sait exactement où l’histoire se passe et ce dont il sera question, et l’on peut se douter, par la présence des dames, mais aussi par la réputation de l’écrivaine, que celles-ci auront un rôle à jouer et constitueront un enjeu important de la conversation. Quant aux protagonistes – Asterie, Telame, Elpinicie, Timante – leurs noms à résonance antique correspondent à un usage littéraire tout à fait conventionnel de l’époque, plutôt qu’à une quelconque référence historique. Les interventions de ces personnages démarrent sur un ton badin pouvant rappeler celui des dialogues socratiques, introduisant parfois leur sujet de manière apparemment légère et même comique, pour en arriver à le traiter avec tout le sérieux dû aux grandes questions philosophiques[4]. Aussi l’échange commence-t-il par une déclaration quelque peu exagérée de l’une des participantes : « Pour moy, dit la belle & sage Asterie, je conte l’amour pour si peu de chose, que s’il dépendoit de moy je le bannirois du monde » (Ibid., 872). Cette phrase-choc est lancée ici comme un appât, permettant de pousser les autres à se joindre à une conversation sur l’amitié. Étant donné que le but est des plus sérieux, Asterie tempère sa première déclaration, qui bannissait l’amour, par l’explication suivante : « je suis fortement persuadée qu’il n’y en a point de véritable » (Ibid.). Cette invitation au dialogue permet à Telame de répliquer : « Cela est dit trop généralement » (Ibid.). Puis c’est au tour d’Elpinice d’intervenir, et ensuite de Timante. La conversation est désormais lancée, chaque personne y apportant vivement, mais poliment une contribution personnelle, dont le contenu compte sans doute moins que l’adresse et l’agrément avec lesquels les idées sont proposées. On est ici dans un cercle amical, dont la règle première est de parler et d’écouter de manière respectueuse. Si une distinction se fait entre hommes et femmes, ce sera, selon l’idéal de la conversation mondaine, à l’avantage de ces dernières. Lors de ces premiers échanges, des questions franches sont posées, par exemple : « Mais pensez-vous, ajoûta Elpinice, qu’il y ait un plus grand nombre d’amitiez parfaites, que d’amours sinceres? » (Ibid.); ce qui amène son interlocuteur à remarquer qu’il existe de nombreuses histoires d’amour, mais très peu d’amitié. Or, cette lacune va être compensée dans les pages suivantes : il y sera question d’amitié, dans le cadre d’une histoire, ou plutôt de plusieurs histoires, enchâssées les unes dans les autres. En effet, le personnage de Timante sort rapidement de sa poche un cahier « proprement relié » (Ibid., 873) afin de lire à l’assemblée une véritable histoire d’amitié, celle de Belinde, qui couvre l’essentiel du chapitre. Le lectorat n’a droit qu’à une description en deux mots du livre en question, qui suffit cependant à en indiquer la qualité et la beauté – et par extension, le respect que Timante porte à ses interlocuteurs et interlocutrices. Ce dernier, par ailleurs, précise avant de commencer que s’il lit ce texte, c’est qu’il estime que la compagnie est apte à en juger. Il exige enfin que cette lecture soit suivie d’une conversation. Les participantes et participants ayant accepté de manière unanime les conditions proposées, l’Histoire de Belinde peut démarrer. L’inclusion d’une ou de plusieurs histoires insérées est une pratique très répandue au xviie siècle, dont Scudéry s’était déjà fait une spécialité dans ses romans-fleuves. Cependant, étant donné les exigences classiques de concision et de brièveté, elle aurait pu choisir de commencer directement par l’Histoire de Belinde. Celle-ci en effet contient au moins deux conversations substantielles sur l’amour et l’amitié, ce qui aurait largement satisfait aux promesses du titre. Est-ce par plaisir digressif ou par un relent de narratophilie baroque que Scudéry a ainsi multiplié les pistes? Il s’agit plus probablement d’une mise en abîme de l’acte de lecture, qui vise à orienter une réception et un comportement d’un certain type. La lecture en commun est représentée comme un acte collectif, à voix haute, intégré à une discussion plus large entre amies et amis. Elle constitue un geste d’amitié, ou du moins un moment social pouvant la renforcer. D’un point de vue plus visuel, la séparation entre les trois premières pages du texte, qui mettent en place l’histoire qui va suivre, et les pages suivantes, qui contiennent effectivement l’Histoire de Belinde (voir image ci-dessous), permet d’indiquer que l’ensemble de cette introduction constitue une forme d’invitation amicale. La typographie est élégante, les pages sont ornées d’agréables petits motifs décoratifs. Bref, l’écrivaine s’occupe du lectorat en lui offrant cet objet bien fait et tout à fait charmant, et l’amène ainsi en douceur vers le sujet désiré. Comme dans un cocon, entourés d’ornementations aussi bien visuelles que verbales (la beauté de la page reflète celle du décor idyllique dans lequel se déroule la conversation), les lectrices et les lecteurs devraient pouvoir s’intégrer sans peine à la conversation des personnages, le fond comme la forme du texte créant un effet de rapprochement. C’est de cette manière tout à fait amicale que nous est présentée l’histoire insérée de Belinde, faite pour nous plaire et nous instruire.
L’Histoire de Belinde : une première polyphonie sur l’amitié
Belinde est la femme parfaite, jeune, belle et riche, et fait à ce titre l’objet de tous les désirs masculins. Concentrant sur sa personne ces multiples convoitises, elle se retrouve dans l’inconfortable situation d’avoir trop de choix. Elle aime être aimée, et prétend avoir le cœur tendre. C’est pourquoi elle estime que la passion de celui qui l’aimera la rendra heureuse et observe ses prétendants pendant six mois pour déterminer qui saura le mieux la chérir. Au terme de ce minutieux examen, son choix s’arrête sur Cleonte, qui lui semble le plus attentionné de tous. Pourtant, se sachant peu expérimentée, elle demande conseil à ses amies et amis, ce qui fournit le prétexte de la première conversation de cette histoire, véritable polyphonie amicale. Lors des premiers échanges, un certain consensus règne pour conseiller à Belinde de ne pas mélanger amour et amitié. Vouloir un amant pour mari est une folie, pense l’une des participantes (Ibid., 877); et une autre d’ajouter qu’un mari amoureux est bien plus dangereux pour une femme qu’un mari simplement amical (Ibid., 880-881). Une potentielle définition de l’amitié est d’ailleurs offerte par les amies de Belinde à l’occasion de ces échanges. D’après elles, un mariage vraiment heureux doit réunir à la fois l’estime et le devoir, pour créer une salutaire amitié entre les deux époux. Selon cette définition provisoire, une hiérarchie est établie entre amitié et amour, du moins pour les besoins de la vie quotidienne. Pour mener à bien l’entreprise si difficile pour une femme qu’est le mariage, mieux vaut viser une amitié solide, plutôt qu’un amour fougueux. L’amitié en effet n’est pas sujette à l’attiédissement ni à la jalousie, les deux pôles de risque caractérisant les passions galantes. Les personnages de la première conversation de l’Histoire de Belinde, surtout les femmes, estiment donc qu’on ne doit pas être esclave de l’amour. D’après elles, l’amitié offre de ce point de vue des garanties solides. Cet éloge du sentiment amical comme juste milieu constitue certainement une position fréquente au xviie siècle. Toutefois, Scudéry sait exploiter à merveille les possibilités du genre de la conversation pour ne pas se cantonner à une position banale sur les questions abordées. Dans l’Histoire de Belinde en particulier, elle utilise la dimension collective de la conversation afin de problématiser le sujet social par excellence qu’est l’amitié. Ni traité ni essai, cette conversation, en plus de donner un tour agréable à sa pensée, permet à Scudéry de déployer des stratégies habiles pour nuancer sa réflexion. Nous devons en retour porter attention aux interactions des personnages, en évitant par exemple de tenir leurs affirmations pour une expression transparente de leurs pensées. En effet, les paroles parfois jetées en l’air pourront être contredites dans la suite de l’histoire par des actions révélatrices de véritables intentions. Le personnage de Persandre, par exemple, illustre tout au long de l’Histoire de Belinde les risques de l’amour tout autant que ceux de l’amitié – laquelle n’est pas toujours aussi innocente que ne le laissait entendre la conversation-cadre. Avant que Belinde découvre elle-même à quel point l’amitié peut manquer de fiabilité, certains indices de ses périls apparaissent dans la gestion de la conversation par Persandre. Ce dernier participe au premier entretien, moins comme acteur désintéressé que comme ami ambigu, œuvrant de manière fine pour séduire la principale intéressée. Pour ce faire, il commence par interrompre certains échanges, et il est mentionné à plus d’une reprise qu’il regarde spécifiquement Belinde au moment d’avancer ses arguments (Ibid., 887-888). Il devient rapidement clair, grâce aux petits indices glissés par Scudéry, que Persandre ne s’adresse pas à la compagnie, mais bien à la seule Belinde. Refusant de laisser couler le flot de la conversation générale, il s’efforce de promouvoir un message fortement orienté vers une interlocutrice unique, à des fins évidemment intéressées. En bref, Persandre souhaite utiliser les bénéfices d’une amitié sociale, pour acquérir ceux d’une amitié privée, laquelle pourra, il l’espère, le conduire aux délices de l’amour. Les gestes et les actions de ce seul personnage sont ainsi révélateurs d’une manœuvre plus générale de Scudéry, consistant à montrer comment peuvent se conjuguer l’amour avec l’amitié dans les situations les plus diverses – entre femme et mari, entre maitresse et amant, ou encore entre deux personnes engagées dans une conversation galante et mondaine, tentant de s’envoyer des messages au milieu des diverses voix issues des deux sexes.
Suite et fin de l’Histoire de Belinde : une amère morale de l’amitié
À la fin de cette première conversation – tout à fait amicale dans sa forme comme dans son contenu – Belinde décide, malgré l’avis de la majorité des membres de son cercle amical, d’épouser son premier choix, Cleonte. Il s’agira d’une union finalement malheureuse, et elle se retrouvera veuve et toujours aussi riche à 23 ans – dégoûtée de l’amour et du mariage et fermement déterminée à ne plus entretenir avec les hommes que des rapports amicaux. C’est dans ces conditions que, quatre ans plus tard, le même groupe d’amies et amis se retrouve pour une seconde conversation, reprenant les mêmes enjeux, plus axés cette fois sur l’amitié que sur l’amour. Plusieurs nouvelles réponses aux problèmes des rapports entre les sexes sont envisagées lors de ce nouvel entretien, puis dans la suite de l’Histoire de Belinde – qui bien qu’étant relativement brève, se révèle d’une remarquable densité. C’est d’ailleurs cette densité même qui fournit l’une des clés de la réflexion de Scudéry sur l’amitié. En effet, la multiplication des chansons, des vers et des mises en abîme tout au long de l’histoire – au-delà du plaisir amical qu’elle a pu procurer aux lectrices et aux lecteurs contemporains de Scudéry – semble indiquer que pour cette écrivaine, une réponse univoque aux problèmes posés par l’amitié est inenvisageable. De fait, le lectorat est amené à réfléchir avec elle aux questions posées, à partir des réponses fournies par les protagonistes, mais aussi à partir de leurs actions et même de leurs silences. L’Histoire de Belinde est de ce point de vue d’une grande cohérence, malgré ses multiples variations. On pourrait la résumer ainsi : au cours d’une conversation théorique, les participantes et les participants sont appelés à donner amicalement leur opinion; la principale intéressée n’en fait ensuite qu’à sa tête et subit dans la pratique les conséquences de ses choix. Elle en devient plus cynique, mais aussi plus avisée. Elle peut alors être une amie, d’un type certainement plus pragmatique que montaignien. Jusqu’ici, rien de trop étonnant. Après l’échec de son mariage d’amour, puis de ses tentatives d’amitié privée avec divers hommes de son entourage, Belinde se rabat vers ce qui constitue après tout une conception largement répandue de l’amitié à l’époque : une relation légère et sociale avec des connaissances à qui l’on rend et demande des services de nature diverse. Or ces genres de rapports, assurément moins exigeants que ceux d’une amitié héroïque ou idéalisée, s’avèrent finalement décevants. En effet, l’hypocrisie et l’ingratitude que la jeune femme essuie auprès de ses prétendus amis et amies la dégoûte de cette version, même édulcorée, de l’amitié. La morale de l’Histoire de Belinde semble donc des plus amères, puisque l’amitié purement sociale n’y constitue pas un modèle de rechange. Pourtant, le récit de cette jeune femme qui, à force d’isolation, finit par acquérir l’admiration de tout le monde, ne manque pas d’humour. Après avoir vu fondre autour d’elle ses relations sociales sous divers prétextes (dévotion, amour, rancune et même philosophie), Belinde acquiert un tel mépris pour l’amitié qu’elle préfère désormais la compagnie des bêtes à celle des hommes et des femmes. Débarrassée de ses illusions, elle devient moins naïve et plus sage, et parvient à s’acquérir l’admiration de l’ensemble des membres de sa communauté. Les déboires de son personnage peuvent de ce point de vue être interprétés comme une satire de l’inconstance de la société mondaine, particulièrement manifeste dans les pratiques ayant trait à l’amitié. C’est d’ailleurs à ce niveau que le terme de conversation morale, qui donne son titre au recueil, prend son sens : l’Histoire de Belinde constitue un miroir, dans lequel les lectrices et les lecteurs pourront se mirer à leurs risques et périls. Faut-il en conclure que pour la société du xviie siècle, sagesse et amitié sont incompatibles? La sagesse consisterait-elle à comprendre la vanité des hommes et à renoncer aux illusions de l’amitié, tels qu’ils s’exprimaient d’ailleurs de manière idéalisée dans les longs romans de la première carrière de Scudéry? Il revient aux lectrices et aux lecteurs d’en juger, en poursuivant la conversation, au-delà des pages du livre. La réponse de Scudéry, quant à elle, semble des plus subtiles. Certes, sa conclusion n’est pas particulièrement novatrice : débarrassée de ses illusions, Belinde devient misanthrope. En revanche, Scudéry emploie le genre de la conversation pour traiter de la possibilité même d’une inclusion des femmes dans l’espace de l’amitié. Or, ce geste de l’écrivaine envers ses lectrices suggère au moins l’esquisse d’amitiés possibles entre les femmes et les hommes, dont les termes resteraient à définir.
Petites conversations entre amies : épilogue
Au moment de dresser un bilan de la réflexion de Scudéry sur l’amitié dans « Histoire et conversation d’amitié », quelques conclusions peuvent être proposées. D’abord, le fait même que l’histoire principale de ce texte soit celle d’une femme permet de mettre au premier plan une figure puissante d’amitié au féminin. Plus encore, la conversation-cadre tout autant que l’Histoire de Belinde fournissent à Scudéry l’occasion de poser un modèle de lecture et de sociabilité où les femmes et les hommes sont présentés comme également capables de converser amicalement sur divers sujets. Au-delà des différentes réponses apportées aux problèmes soulevés en cours de route, donc, l’essentiel est peut-être que les femmes soient représentées comme des sujets et des objets d’amitiés légitimes. Scudéry se permet ainsi de revisiter les exclusions des penseurs de l’amitié, qui d’Aristote à Montaigne, ne concevaient pas qu’une femme puisse s’inscrire dans des rapports véritablement amicaux. L’Histoire de Belinde permet en bref à Scudéry d’explorer les difficultés inhérentes à l’amitié homme-femme – démarche tout à fait militante à son époque dans la mesure où une réelle et pleine insertion des femmes dans l’espace social du xviie siècle en dépendait. L’écrivaine ne semble toutefois s’être fait aucune illusion sur la facilité d’une telle intégration, comme en témoigne la triste issue de l’éducation de Belinde. Tout le brillant de la vie de cour ou de salon ne pouvait en effet cacher, sous l’apparente révérence envers les dames, la persistance d’une situation encore violemment inégalitaire. L’effort de Scudéry, consistant à donner aux femmes le droit à l’amitié, a d’ailleurs été combattu avec vigueur, aussi bien à son époque qu’au cours des siècles suivants. C’est pourquoi les questionnements qu’elle lance restent d’une grande actualité. Déployant sa pensée au sein d’un système extrêmement hiérarchisé, cette femme de lettres a fourni des réponses qui dépassent ses propres limites temporelles et culturelles. Plus de trois siècles après sa mort, le féminisme de Scudéry reste ainsi d’une grande actualité.
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Notes
[1] Les notions de classicisme et de baroque sont tout aussi problématiques que celle de préciosité, et même davantage encore, puisqu’elles sont tirées de différents domaines et ont été utilisées après le xviie siècle pour décrire cette époque. J’utilise ici de tels termes pour des raisons de commodité, sans juger de leur bien-fondé. Pour un résumé de leurs définitions, voir François Trémolières. « BAROQUE / CLASSIQUE, notion de ». In Encyclopædia Universalis [en ligne]. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/baroque-classique-notion-de/ (dernière consultation le : 25 janvier 2021).
[2] Les romans de Scudéry ont en effet continué à être très lus bien après les années 1660, notamment par Madame de Sévigné, l’abbé Prévost, ou encore Jean-Jacques Rousseau. Leur déchéance auprès du public lettré a été progressive, et n’a été définitivement entérinée qu’à partir du romantisme.