L’amitié au temps de la maladie

Jennifer Bélanger
Université du Québec à Montréal


« Sit with a friend through cancer treatments because you love her, not because you believe she would do the same for you. She won’t. Cancer changes people, and it makes people vulnerable. If your friend survives, she will want to reinvent herself. She will need to reinvent herself. What I mean is: your friendship is probably over, once your friend beats cancer ». A few things I have learned about illness in America, Anne Elizabeth Moore[1]

La pandémie liée à la Covid-19 est arrivée à Montréal en mars 2020. En l’espace de quelques jours, les liens autour de moi se sont resserrés, convergeant vers la même peur, puis au fil des semaines, ils se sont relâchés, c’était l’été et les lumières qui aveuglent le malheur, puis vers septembre, ils se sont ressoudés, la deuxième vague allait l’emporter, il fallait être là, les un·es pour les autres.

Le présent se réfléchit en termes dynamiques, avancées et retraits, remontées et creux. C’est dans ce réel de mal de mer, de mal de cœur qui perdure, que nous avançons. Et pour échapper à la noyade, à son corps qui menace de disparaître derrière quatre murs, pour revenir « à marée basse » (Tapiero 2021, 26), l’amitié se lance comme une dernière bouée, se manifestant au détour de courriels, de sons de cloche qui annoncent la venue de mots bienveillants, prends soin, écris-moi si tu as besoin, ça me fait plaisir d’être là, je me fais du souci pour toi, comment vas-tu?

C’est vers la fin août que je suis devenue malade (l’étais-je avant le diagnostic clinique? Sans doute, oui). Non, vous ne pouvez pas être accompagnée, malheureusement, à cause du virus, mon amie s’éloigne de l’entrée des urgences, les yeux embués, les lèvres pincées, je suis seule avec mon aveu, « voilà ce qui se passe : je souffre » (Pizarnik 2010, 111), votre fréquence cardiaque est élevée, venez, suivez-moi, une infirmière va s’installer dans le couloir, tout près de vous. Les portes coulissantes s’ouvrent, à l’intérieur une femme nettoie les rampes, elle les lavera plus d’une fois, je laisse derrière moi l’amitié qui a su et deviné, l’amitié qui a encore eu l’heure juste, ni une seconde de moins ni une seconde de trop. Je m’effondre sur la chaise au fond de la salle d’examen, l’infirmière guette mes mouvements. La bouche grande ouverte sur les heures qui passent, j’aspire le tissu du masque et l’odeur de produits désinfectants, je cherche ma langue à travers ses tours à vide, trop épuisée pour retenir les larmes. Dépression majeure.

Ce sont toujours des amies qui me sauvent.

J’écris ce texte les jambes allongées, le dos appuyé contre mon oreiller, le visage tourné vers le ciel. Je laisse la fatigue tordre mon visage, sourcils froncés, et j’espère qu’il me reste suffisamment de langage pour dire l’amitié et la maladie.

*

Devant le corps malade, souffrant, les yeux, interrogatifs et inquiets, s’ouvrent ou se ferment : c’est peut-être parce que ce corps déborde de nos schémas interprétatifs usuels (et normatifs), et qu’on cherche à le décrypter, à l’examiner, ou parce qu’au contraire, il nous éblouit par son étrangeté qui nous rend à notre familiarité, son présent révélant quelque chose de notre futur à venir : une rencontre temporelle, corporelle, différée. Or la maladie exige une adresse, un destinataire. Quelqu’un·e qui est au bout du fil de la douleur, avec ce que ce fil comporte d’interférences, de bégaiements, de cris. Un médecin, une amante, une amie.

La maladie signe la chair en la désignant comme « altérité », « altérée ». En cela, elle impose une lecture qui, notamment dans le contexte médical, répond non seulement d’un glissement sur ce qui est déjà apparent, mais d’une interprétation, et encore plus d’une écriture. Cette rencontre, de l’ordre d’une confrontation, entre le corps malade et le corps non malade est performative. Le regard clinique, en ne se « [contentant] plus de constater » (Foucault 2005,129), devient agissant; il se pose sur la maladie tout en la constituant. Michel Foucault, dans La naissance de la clinique, avance d’ailleurs que « le signe ne parle plus le langage naturel de la maladie; il ne prend forme et valeur qu’à l’intérieur des interrogations posées par l’investigation médicale » (Ibid., 225). Le médecin, enquêteur, s’incarne aussi en véritable sémiologue (Ibid., 226). Son geste apparaît et laisse une impression.

Les autrices dont il sera principalement question ici (Audre Lorde et Verena Stefan, ayant vécu toutes les deux avec le cancer du sein) opposent, à la violence de certains regards (notamment d’origine médicale et sociale), une autre approche qui passe par le toucher : un corps-à-corps amical et amoureux, lesbien, espace hospitalier qui s’opère sur le mode de la venue et de l’accueil du soi malade, un espace conscient de ses propres lacunes et de ses paradoxes. Il y a quelque chose de l’amitié, chez elles, qui tient de l’amour : qui tire vers l’amour. Sensible à ce mouvement de l’un vers l’autre, à cet élan qui naît de l’un et de l’autre, je chercherai moins à les distinguer qu’à les inscrire dans un continuum, là où ils peuvent tantôt se prolonger tantôt se nuancer. Ces deux affects, quoique différents, seront juxtaposés au fil de mes réflexions afin de dégager ce qui en eux relève d’un désir de l’autre, au sens que porte le latin desiderare, c’est-à-dire « regretter l’absence de » : éprouver le manque de l’autre malade, ami·e ou amant·e, souhaiter qu’il émerge de là où il est, mais aussi se sentir soi-même à mille lieux des autres quand la souffrance érige un mur de silence. Lorde et Stefan sont toutes deux tombées en amitié, en amour, avec d’autres femmes, auprès de qui elles écrivent leur vie et leur mort, en étant sensibles au gouffre qui les sépare de ces dernières.

Et moi, je me cherche en elles. Je m’attrape au détour de leurs mots en m’accordant le droit de ralentir, en me vautrant dans ce temps que commande la lecture d’un corps de femme malade qui résiste et laisse aller, qui maîtrise à la fois la vigilance des guerrières et la patience des jardinières, qui œuvre dans l’intensité et la légèreté, qui écrit et dort, qui soupèse la vie et la mort, qui rencontre en lui la solitude et la puissance de l’amitié.

*

On dit de l’amitié qu’elle prépare un terrain d’entente, de partage, fondé sur l’expérience même du lien (Agamben 2017, 40), étrangère à l’hostilité. Au-delà du contractuel, le refusant, elle honore la réciprocité, la mutualité. Elle n’attend rien en retour, sinon la juste mesure de ce qu’elle permet et donne. Ne pouvant souvent être circonscrite ni située puisqu’elle continue d’advenir malgré la distance ou dans la plus grande proximité, elle échoue à se prédire. Or cette vision plutôt optimisme, romantique, de l’amitié, pensée en dehors de toute obligation, de toute logique de dette, évacue sans doute trop rapidement la déception et l’angoisse qu’elle suscite lorsque, dans l’attente et l’espoir d’une réponse d’autrui, elle étouffe ses potentialités. C’est à l’intérieur de ces deux pôles que ce texte se tient, ne vouant pas d’éloges à l’amitié sans considérer ce qui, en elle, peut causer des blessures, des fissures. Entre le « ça passe ou ça casse », qu’on brandit au sujet de l’amour, comme s’il n’y avait que deux dénouements possibles, la réussite ou l’échec, l’amitié avance et recule, tolérant mal les ultimatums, jouant des compromis. Cette dernière parvient peut-être à s’accommoder de l’imparfait et du déséquilibre pour un temps, et c’est justement sa résilience, sa manière d’absorber les chocs, la douceur de tendre les mains et, en même temps, la violence de les retirer dont il sera question ici. L’amitié, en situation de maladie, essaie, sachant que la douleur d’autrui et les compréhensions limitées qu’on en tire la mettent à rude épreuve. Elle a le geste lent et prudent de l’orteil qui s’approche de l’eau pour en tester la température. D’ailleurs, faisant appel à une eau glacée dans laquelle on ne peut que plonger à reculons pour imager le cauchemar de son cancer, Audre Lorde écrit qu’elle « essaie d’y faire entrer [s]es amies peu à peu, elles aussi, pour ne pas avoir à gérer plus de rage et de douleur de leur part qu’[elle] n’en pourrai[t] supporter » (Lorde 1998, 144). Mais si « [u]ne partie de cette souffrance [leur] est commune et [si] ce soutien mutuel [les] rapproche et [les] rend plus résolues » (Ibid., 144), Lorde n’oublie pas que son corps a acquis un « statut d’intouchable » (Ibid., 64) et que sa réalité se déploie en parallèle à celle des autres, teintée par une lourde conscience de la mort.

L’ami·e en santé éprouve un décalage de réel par rapport à l’ami·e malade; il·elles ne sont plus côte à côte, mais l’un·e couché·e dans un lit, l’autre debout; l’un·e arpentant les corridors de l’hôpital, l’autre les rues; l’un·e contraint·e aux horaires de son corps, l’autre libre de son temps, flottant au-dessus de sa chair. Il·elles sont l’un·e derrière l’autre, et éventuellement l’un·e sans l’autre. Que peut le nous de l’amitié devant un je reclus, dont le corps est si présent et si abstrait qu’il ne sait cultiver que cette pensée obsédante que cela ne va jamais s’arrêter? Que peut le nous avec ou sans ce je qui se sent très loin de tout, mais qui espère entrevoir des degrés de présences, quelles qu’elles soient? Ai-je tort de me séparer de ceux et de celles qui parviennent encore à l’espoir, car en ce moment, je ne suis à la hauteur de rien sinon de mes propres douleurs? « Quand j’entends mes amis dire que “la vie est belle”, j’éprouve une sensation de veillée funèbre dans le diaphragme » (Pizarnik 2010, 92). Une part de moi résiste à la légèreté des jours alors que règne autant de désordre; je préfère demeurer voilée de nuit.

S. m’écrit, On te perd un peu de vue…[2]

L’amitié était là et suffisante en elle-même, elle continuait d’apparaître n’ayant pour sujet et pour objet qu’elle-même, hic et nunc, mais, désormais, l’ami·e en santé et l’ami·e malade sont voué·es à se reconnaître, à réaliser leur différence; à faire de leur amitié quelque chose qui ne partage plus « le [même] fait d’exister, la vie même[3] » (Agamben 2007, 40).

*

Réfléchir à l’amitié – à ses yeux, à sa bouche et à ses mains; à ses langages donc – depuis des corps de femmes malades, depuis leur traversée à l’intérieur d’un réel qui ne peut que se dérober aux autres qui ont la santé. La maladie avoue les inégalités possibles dans l’amitié – l’un·e possèderait quelque chose, et pas (plus) l’autre –, cette dernière se vantant peut-être d’en être au-dessus, de les transcender.

Le savoir médical occidental compose également avec ces langages, le dire et le voir, et doit parvenir à traduire l’un par l’autre. Lorsque le médecin observe le corps malade, soutient Foucault, il reconnaît plutôt qu’il ne connaît, parce que son regard s’appuie sur et se transpose dans un schème théorique déjà établi. C’est là que se tisse une connaissance de l’organisme morbide, à travers un examen médical qui n’est jamais événement au sens strict du terme (c’est-à-dire qu’il n’est jamais un acte singulier, inédit, imprévisible), mais qui, plutôt, s’ancre dans la répétition, dans l’adéquation avec le connu, dans la reconnaissance du déjà-vu, du déjà-dit. Ce regard ne produit pas de savoirs nouveaux parce que ceux-ci le précèdent et ne fait que rejouer le connaissable, l’énonçable. L’examen du corps malade est uniquement constatif. Le médecin énonce ce qu’il voit, mais ce qu’il voit est évidemment toujours une représentation, fruit d’une transformation des symptômes, soit les formes visibles de la maladie, en signifiants. Au moment où le regard clinique voit un langage, un langage émerge aussi de ce regard. La médecine parle la syntaxe de la maladie ainsi que les outils nécessaires pour user de sa grammaire. Des parties du corps, jadis invisibles, inconnues, apparaissent dès lors au jour sous les mains d’un médecin qui les dévoilent, qui décodent en signes en les reconnaissant et en les réinscrivant, de par sa lecture, dans la chair.

Selon Gilles Deleuze, « reconnaître, c’est le contraire de la rencontre » (Deleuze 1996, 15), tout comme régler et juger, autant d’actions entreprises, il me semble, par la médecine moderne occidentale. D’après Anne Dufourmantelle, « une rencontre n’est pas un savoir, on ne se l’approprie pas » (Dufourmantelle 2012, 82). Pour qu’il y ait rencontre, il faut demeurer dans la fracture qu’elle provoque et qui ne se recolle pas. Quelque chose, dans l’amour, et peut-être encore plus dans l’amitié, a le droit de demeurer inguérissable, brisé, subversif.

« Qu’est-ce, en effet, que l’amitié », se demande Agamben, « sinon une proximité telle qu’on ne peut s’en faire une représentation, ni un concept? » (Agamben 2017, 23) Il poursuit en affirmant que « [r]econnaître quelqu’un comme ami signifie ne pas pouvoir le reconnaître comme “quelque chose”. On ne peut dire “ami” comme on dit “blanc”, “italien”, “chaud” » (Ibid., 23). L’amitié, selon le philosophe, se dispenserait d’une politique des identités, antérieure aux étiquettes et à toute grammaire descriptive; elle éviterait de signer, de désigner et, donc, de signaler le corps de l’ami·e d’une quelconque manière. Aux « termes prédicatifs » (Ibid., 16), qui se rapportent directement au sujet visé sans faire voir ni le contexte d’émergence de la parole ni le lien de relation entre qui émet et qui reçoit, elle semble préférer la communication multidirectionnelle; ce qui circule entre les deux bouts du fil.

D. me répond, On tient toutes le bout du fil… 

« L’amitié n’est pas la propriété ou la qualité d’un sujet » (Ibid., 35), conclut Agamben, d’un seul sujet. Parce qu’elle se réfléchit à au moins deux, admettant en elle la différence, l’hétérogène, elle est « cette désubjectivation au cœur de la sensation la plus intime de soi » (Ibid., 35). On se prend d’amitié pour mieux se déprendre de soi, voir en l’autre ce qui nous échappe, devenir pour l’ami·e cet « autre même » (Ibid., 35). Mais qu’arrive-t-il lorsque le miroir de l’amitié nous rate, que l’image qu’il nous renvoie n’a plus rien de ce « même » différent?

Vous ici, moi là-bas, nos temporalités ne font plus consensus. Du lit, de cette fatigue qui me paralyse, je ne vous vois plus non plus…

*

Ça va, ça va, ça va, ça va.

Je tiens, je tiens, je tiens, je tiens.

Ne vous en faites pas. Surtout pas.

Est-ce que l’amitié tolère d’être distraite par le mensonge?

« [A]ucune douleur ne se partage, sauf à mentir et tu voudrais : sortir du mensonge. Ne pas le redoubler » (Chennevière 2019, 12).

Et si un jour je dis non, non ça ne va pas, est-ce que l’amitié va rester ou partir?

Est-ce ça, prendre le risque de l’amitié, le vrai risque?

Pour le meilleur et pour le pire, dans la maladie comme dans la santé?

L’amour, on le sait, c’est le oui, oui je le veux, baisers et applaudissements. En ce moment, moi, je ne veux rien du tout, sauf dormir, et les somnifères m’aident toujours. Je ne suis pas dans le spectaculaire, dans l’événement qu’on encercle en rouge sur le calendrier; je suis dans un quotidien qui s’étire, dans l’ordinaire du corps, tous les jours sont pareils. Aucun témoin, aucune robe blanche, aucun bouquet lancé, ça ne s’attrape pas.

Mais je vous protège de moi.

Ne surtout pas vous embêter.

Ne surtout pas épuiser le script de notre amitié, le bousiller.

*

Le texte non écrit de l’amitié (en comparaison à celui, figé, de l’amour – débutant par une rencontre et se terminant par une rupture) est propice à la durée, puis élève autant le non-savoir, l’imprévisible, que la certitude de reposer sur des exigences ne répondant pas à l’emprise. Bien qu’elle soit fidèle aux ouvertures, aux espaces d’air qu’elle aménage, l’amitié prend également conscience de ses propres limites, surtout vis-à-vis de certaines expériences indicibles telles que le deuil, la douleur, la maladie, difficilement partageables. Subsiste toujours la déception d’être non entendue, non comprise, de se frotter à une fausse modestie ou empathie, de recevoir comme remèdes des pensées positives vides de sens, de réaliser que, pour meubler le silence, tant de personnes prétendent savoir.

« […] n’oublie pas tes médicaments […]. Tout le monde me dit ça, et j’en ai marre d’entendre ça et j’en ai marre de mes médicaments et j’en ai marre de ma maladie chronique et j’en ai marre qu’on m’enferme et j’en ai marre d’avoir des insomnies alors j’oublie rarement mes somnifères », écrit Chantal Akerman (Akerman 2013, 186).

J’en ai marre, de tout, de mon corps, et du superflu, du superficiel. Je me couche très tôt, souvent, pour enterrer tous les bruits.

« But illness is almost impossible to communicate. The invalid’s demand for sympathy that can never be met. People at once start complaining about their own conditions. […] The world can’t afford regular empathy […] illness really prefers solitude » (Lee 2002, xxviii), affirme Hermione Lee. Mais est-ce vraiment la maladie qui préfère la solitude, ou les malades, ou alors ceux et celles qui ne peuvent supporter ce qu’elle révèle, la réalité qu’elle désigne?

Subsiste la peur que les bien-portant·es qui, dans la façon dont il·elles ont de se mouvoir à travers les heures, nous rappellent à notre inadéquation, car après tout, pour eux et elles, la vie continue, les tablettes à épousseter, les listes d’épicerie à faire, les poubelles à mettre au bord du chemin, les appels à prendre,

Mon cellulaire affiche, Quelqu’un a essayé de vous laisser un message, mais votre messagerie vocale est pleine. Pensez à effacer quelques messages pour faire de la place.

les plantes à arroser,

B. me demande, Je vais dire comme toi : comment va ton devenir-plante?

les cheveux à coiffer…

« Une petite décision, je peux moi-même prendre une petite décision » (Stefan 2008, 158), se convainc Verena Stefan lorsqu’elle souhaite raser ses cheveux avant qu’ils ne tombent, conséquence des traitements de chimiothérapie. Autour de sa chaise, ses amies forment un cercle; elles sont là pour assister et participer au rituel, mettre un pied du côté du « royaume des malades » (« kingdom of the sick »; Sontag 1988, 3), où trône le cancer. Comme si sa tête était un gâteau d’anniversaire que l’on coupe, chacune sa part, Stefan raconte : « Le premier coup de ciseau pour moi, puis un pour chaque amie à tour de rôle, jusqu’à ce que deux amies prennent les choses en main sans rien dire » (Stefan 2008, 158). Dans ce silence, seul perce le bruit des mèches frôlant les épaules, le dos, les doigts, glissant jusqu’au sol. « Elles se retrouvent hanche contre hanche autour de ma tête jusqu’à ce qu’elles soient arrivées au dernier coup de ciseaux, à la dernière couche de cheveux. Ce qui reste est sel et poivre et plutôt mal rasé » (Ibid., 158). C’est là qu’une de ses amies, Selena, « tourne la tête et se met à pleurer » (Ibid., 158); c’est lorsque la maladie s’introduit dans l’ordre du visible, lisible de l’autre côté de la peau, qu’autrui en prend conscience, qu’il n’est plus possible d’y échapper, ce « y » évoquant tant la finitude de l’autre que la nôtre. Voir l’amas de cheveux pour croire l’amas de cellules cancéreuses. Son amoureuse, regardant « son crâne à peu près chauve », lui dit « You’ve crossed a line […]. Tu es allée trop loin » (Ibid., 160).

V. chuchote, Ça suffit, reviens… Mots qui apaisent, qui brûlent, qui imposent une limite, une ligne que j’essaie de tenir, mais mon déséquilibre m’y fait bifurquer, le paysage se brouille, V. et toutes les autres disparaissent un instant, volatilisées…

D. me répond, Juste te rappeler que même loin, les gens sont là, comme des silhouettes…

Je manque de naïveté. Je ne sais pas comment vous croire. Je suis seule. Seule avec mon désespoir, entonne Dalida. De cette solitude qui enveloppe les sans-famille comme moi, les sans-rien-sauf-ça, cette envie de mourir dont on n’arrive pas à savoir d’où elle vient, si elle s’arrête, et ce que peut la vie à travers ça, et comment revenir.

Une silhouette, c’est personne. C’est l’effet de l’ombre, la lumière qui quitte déjà le cadre. Comme Alejandra Pizarnik, « […] je ne vois plus rien, je ne peux plus lever les yeux, vertiges, nausées, je suis lucide pourtant, je sais qu’il n’y a rien, qu’il n’y a personne à qui s’accrocher » (Pizarnik 2010, 88).   Même si elles ne l’avouent pas, mes amies sont inconfortables. La crainte de la contamination est dans l’air du temps. Et si j’avais tort, et si on pouvait se heurter à ma noirceur, et si on pouvait être souillé·e de moi?

C. me dit, Je suis encore covid-free pour un autre mois. Je peux te prendre dans mes bras.

Un voisinage de fleurs sauvages, toutes entremêlées, racines en bataille, en caresse… « Tu cries au vent “belle et inutile comme une fleur sauvage”, le vent porte tes mots : peut-être refleurirais-je l’an prochain, peut-être pas » (Stefan 2008, 140).

Le destin est moqueur.

Je crie, mais qui m’entend?

Est-ce que le cri n’a de place que pour le silence?

Dalida chante à répétition, Je suis malade… T’entends… Je suis malade… Et, puis, elle reprend ailleurs, Quand ça va pas, je tourne le disque… Laissez-moi danser…

G. me console, Tu pourras danser bientôt…

*

La première entrée d’Un Souffle de Lumière, journal qu’a tenu Lorde pendant presque trois ans alors qu’elle vivait avec un cancer du foie, récidive de son cancer du sein, rend compte d’une soirée de rencontres, de nourriture et de danse, organisée par les Sapphires Sapphos, « groupe de lesbiennes de couleur », dans une maison « située en limite d’un lotissement communal » (Lorde 1998, 107). « Au cours de cette soirée », remarque Lorde, « j’ai ressenti comme jamais l’amour et l’admiration de ces femmes noires, c’était une toile tissée entre elles et moi » (Ibid., 107). L’image de la toile, mouvement plutôt que piège, si elle rappelle la proximité des corps par les nœuds qui s’y forment, évoque aussi ce lieu à l’écart, suspendu, hors de portée, qui les embrasse comme « dans une étreinte » (Ibid., 107). L’étreinte, ici, n’englue ni ne restreint. En effet, à l’intérieur de cet espace, le temps s’écoule différemment, au rythme des intervalles, des liens qui se font et se défont entre chacune, des élans qu’elles se renvoient, réinventant toujours de nouvelles langues pour se dire. « Je me serais crue dans 2001, Odyssée de l’espace », écrit Lorde, c’est-à-dire dans « un passé qui rêve d’un avenir dont l’éclosion, réelle et savoureuse, surgit au présent, ici et maintenant » (Ibid., 107). Les temporalités se confondent pour mieux faire durer la nuit qu’elles traversent en dansant – comme des lucioles « dans le présent de leur survivance », « êtres luminescents, erratiques, insaisissables et résistants » qu’« il faut voir », remarque Georges Didi-Huberman, « danser au cœur de la nuit » (Didi-Huberman 2009, 93) – et pour tracer une lueur, une brèche, qui s’évanouit aussitôt. Des lucioles ou des fées clochette, lui offrant, pour le dire avec Dufourmantelle, « la douceur là où le chemin se brise et que le terrain, trop accidenté, ne permet plus d’avancer » (Dufourmantelle 2012, 169).

Je tergiverse, j’erre, ouverte et fermée au monde. Je traverse les rues les yeux voilés d’un sommeil que je n’ai jamais quitté. Mes bras ballottent toujours, mais il faut ralentir, quitter l’urgence de la traversée. C’est ce désir, toujours plus, toujours plus vite, qu’il faut mesurer. Au lieu de faire des sauts, « [f]aire des centaines de petits pas, du matin jusqu’au soir » (Stefan 2008, 112).

« A dancing feminist body, a dancing lesbian body, dancing black and brown bodies; the affirming of how we inhabit bodies through how we are with others » (Ahmed 2017, 248), écrit Sara Ahmed en évoquant certaines séquences du film The Berlin Years dans lesquelles le corps de Lorde se meut dans une poétique de l’érotisme. Dans ces lieux de fête, qui réunissent des corps racisés, Ahmed note ce « desire for more to life, more desire : a desire for more » (Ibid., 248). En vouloir plus, c’est bien cela qui est implicite dans la puissance des corps dansants qui fendent les interdits, soulèvent d’autres lieux : et débordent des anciens. « Be careful, we leak », un avertissement que lance finalement Ahmed, à la lumière de quoi il faut saisir ces mots de Lorde : « Je suis peut-être trop maigre, mais ça ne m’empêche pas de danser! » (Lorde 1998, 115).

J’occupe trop d’espace en moi. Je dois penser à effacer quelques messages pour faire de la place, sinon j’étouffe. J’aimerais, comme Stefan, être retranchée du reste du monde, « [m]’éclipser sans être aperçu[e], [m]’esquiver, surgir inespérément » (Stefan 2008, 123), être là où « on n’a pas besoin de parler, on n’a pas besoin d’être au courant, de bien se tenir. Comme si on était sur l’herbe, on peut simplement se lever et continuer son chemin » (Ibid., 123). C’est cette liberté que l’autrice retrouve dans la fuite et la distraction de ses pensées, « des sentiers de révélation » (Ibid., 47) qui se poursuivent à contre-courant et mènent à des lieux sens dessus dessous, qui tiennent en leur cœur un autre centre de gravité où ce qui n’était pas censé s’atteindre, séparé par la force des orientations dites « naturelles », avance ensemble. « Gravitating towards you », c’est comme ça que son amante, Lou, s’approche d’elle, « un peu comme quand [elles] [étaient] aimantées, de manière irrépressible et magique, l’une vers l’autre, gravitating towards one another », elle se déplace vers elle, « non disposée à accepter [qu’elle se soit] implantée ailleurs » (Ibid., 81).

Ailleurs, si loin, que l’amour des autres ne m’atteint pas.

Agnès Varda, derrière le micro, s’explique, Je suis vraiment seule, pas que je n’aie pas d’amis… Et la solitude, par moments, c’est dur à vivre… Je sais qu’il y a des gens qui m’aiment… Je suis complètement entourée d’amour, mais c’est comme une muraille. Ça m’entoure, mais je suis au milieu quand même (Varda, dans Adler, 2010).

En fin de journée, quand Frances retourne à sa chambre d’hôtel et que Lorde demeure à la clinique de soins, celle-ci se sent « comme coincée sur une étoile isolée » (Lorde 1998, 143), en orbite autour des autres. Dans le même ordre d’idées, les mains de Lou lorsqu’elles vont et viennent sur la peau de Verena, exigent l’impossible : « I want your whole body to turn into a voice » (Stefan 2008, 81). Je lis, dans cet impératif, qu’il est déjà trop tard, que le corps malade de Verena, bien que vocal, est devenu un « void », c’est-à-dire un espace vide, un trou. Lou ne peut la rejoindre, « non disposée à ce que [Verena] ne puisse pas être malade de son côté du fleuve », se « retrouv[ant] soudainement en un lieu où [Lou] ne peut plus [l]’introduire en société » (Ibid., 81). Un lieu à l’écart, habité par des corps qui appartiennent à l’ombre de la vie, qui tremblent à l’écoute du « viens » et du « oui » de l’hospitalité. Ces « mots » démesurés qui, pour Derrida, font « dans la langue un trou », réécrivent et « contresigne[nt] tout “ce qui est arrivé” », puis « s’élanc[ent] au-devant de ce qui n’est pas encore arrivé » (Derrida 1986, 23), avec la promesse, surtout, que tout peut encore avoir lieu.

D. s’exclame, Mais tu es vivante! Tu as du temps!

Il n’y a rien à dire, rien à répondre, qu’un battement de cœur plus fort, qu’une puissance de vie qui cherche à s’assumer pleinement.

Le cri s’échappe, la cage thoracique éclate… « Falling to pieces. Tomber en morceaux » (Stefan 2008, 112), idiome qui trouve son chemin jusqu’à la bouche de Stefan et qui la soulage.

Laissez-moi danser…

Qu’est-ce qui s’entend dans mon cri, qu’est-ce qu’on attend de lui? Faut-il s’attarder à ce qu’il ne parvient pas à dire, ou plutôt à ce qu’il dévoile par la force de son expression? Autrement dit, faut-il retenir son caractère inarticulé, ou sa capacité à faire surgir quelque chose de viscéral entre vous et moi?

Mon cri, par ses variations, touche à divers endroits, éveille une multitude de réponses. Il suffit d’être au bout. De tenir le fil, de faire tourner la corde à danser, d’être attentif·ves aux tressaillements d’autrui, de s’y accorder du mieux que l’on peut.

Mon cri est un trait d’union.

Agnès Varda reprenant les propos de son ami Christian Boltanski, Tu veux dire que le monde serait une grande ligne continue de petits tirets (Varda, dans Adler, 2010).

Je ne marche plus en ligne droite; le sol est pointillé. Il me faut pourtant suivre le fil. Comme tout le monde, ou presque. Faire attention aux trous entre chaque tiret.

S. ajoute, Fais attention de ne pas tomber.

Je dévie, et en déviant, je me demande ce qui suffit, moi ou la douleur. Je fais un pas de côté et, risquant de tomber, je me demande, avec Lorde, si « un jour viendra où je pourrai de nouveau ouvrir la bouche sans qu’un cri de souffrance brute n’en sorte » (Lorde 1998, 93). Je hurle, comme Stefan, j’expulse un « UUAAA! », la « bouche grande ouverte, un gosier comme l’océan entre les continents » (Stefan 2008, 121), « [u]n flot de malheurs » (Ibid., 123).

*

Elaine Scarry, dans The Body in Pain, affirme que « physical pain does not simply resist language but actively destroys it, bringing about an immediate reversion to a state anterior to language, to the sounds and cries a human being makes before language is learned » (Scarry 1985, 4). Le cri est ambivalent : il est un langage antérieur, infralangage qui ramène à un degré zéro de la communication, mais aussi un langage postérieur en ce sens qu’il advient lorsque les mots ne suffisent plus, lorsqu’ils déçoivent, incarnant le symptôme d’un inexprimable qui cherche à se rendre dicible. Dans les deux cas, il semble qu’il soit langage, et non pas seulement excès de signifiants, et que ce qui est en jeu, c’est la matérialité même de ce langage, sa représentation et sa réception. Saturé, le cri est toujours (de) trop; mais, à la fois, il n’est pas assez, représentant une sorte d’aporie du discours, d’érosion de la langue. On ne peut toutefois pas penser cette crise sans mentionner qu’il prend la forme aussi de l’écoulement et de l’écroulement du sens. Déstructuré et asocial, il apparaît comme une des formes déviantes du langage, en deçà et au-delà de lui. Il serait même informe, ne s’astreignant à aucun schéma discursif existant, parce que, nous dit Derrida, « en général on lui attribue, au cri, l’immédiateté inarticulée, on l’oppose au discours comme l’urgence pleine et sans code à un appareil de relais codé » (Derrida 1992, 41). N’ayant d’objet que lui-même, il se confronte à un hermétisme et à un retour infini du référent, entité quasi hors-linguistique puisqu’inconcevable pour les autres chargés d’établir le lien sémantique entre sa cause et lui. Pour Ann Jurecic, et pour Scarry sur laquelle elle s’appuie, « the sentence “I am in pain” signifies a fact for the person in pain; yet for the person hearing this sentence, especially if there is no visible or identifiable cause, the truth of the statement cannot be verified » (Jurecic 2012, 44). En ce sens, le cri, en marge du langage, est voué à s’étouffer, à se refermer sur lui-même.

Bien que l’on pense le cri comme non maîtrisé et impulsif, comme une unité linguistique qui ne s’assimile à rien, il peut, en fait, être appréhendé comme l’orchestration d’un impossible à parler. Il génère un dire autre et autrement. Maurice Blanchot saisit d’ailleurs l’ambigüité du cri qui « ne s’arrête pas en non-sens, tout en restant hors sens, un sens infiniment suspendu, décrié, déchiffrable-indéchiffrable » (Blanchot 1980, 86). Le cri tait les mots qui ne suffisent pas, les remplace par un son qui dit tout. Surgissant entre deux mots pour les mettre en relation, il poursuit le paradoxe de se substituer à la césure en l’affirmant davantage. Il aurait alors comme marque typographique le trait d’union pour illustrer la ligne de fuite qui relie deux points, le processus qui coordonne et ordonne une réponse sans laquelle il demeure « révolte ou fugue de ce qui du corps échappe à la loi du nommé » (Certeau 1990, 219). Il ne traduit pas, comme on le prétend, l’isolement et la solitude comme ces veuves qui doivent être rapportées, écrit Stefan, « lorsque la dernière ligne d’un paragraphe ne rentre plus dans une page » (Stefan 2008, 139). Il n’est pas non plus le crochet du bégaiement, comme on l’a vu, qui peut « introduire un mot désagréable dans [son] texte » (Ibid., 138). Il est ce qui, en dépit des anicroches, fait que tout continue, que la langue n’est pas totalement coupée ni clôturée. Ainsi, de son caractère intransitif, je préfère retenir qu’il transite : qu’il passe et bouge à la manière d’un flux, traversant les corps; qu’il suit une trajectoire toujours plus grande que lui, marquant la naissance d’un autre dialogue. Réfutant en quelque sorte l’idée que « le cri ne s’adresse à personne » (Blanchot 1980, 86) et qu’il est in-sensé, je suppose que ce « lapsus de voix sans contexte, citation “obscène” de corps, bruit en attente d’un langage », pour le dire avec Michel de Certeau, « semble certifier qu’il y a de l’autre » (Certeau 1990, 238) et, j’ajouterai, qu’il va à l’autre. Et parce qu’il se rend à l’autre, il fonde peut-être le lieu même de l’amitié et de la réciprocité, en faisant signe à l’amie qui se trouve au bout du fil de la douleur, « ne serait-ce qu’égoïstement, en [lui] rappelant que [sa souffrance et sa mort] sont [ses] propres possibles ou, plus exactement, [ses] réels à venir » (Marin 2008, 21). C’est avec « les sanglots continus de Lou dans [s]on oreille » (Stefan 2008, 163) que Verena réalise que ce qui la sépare est aussi ce qui la ramène plus près de celle qu’elle aime. Ensemble, elles pleurent, elles crient, se touchent au-delà du silence : partagent un état corporel qui transcende l’impossibilité du contact. Ensemble, elles « con-sentent » (Agamben 2017, 33) à ce qui les pousse hors d’elles-mêmes; l’amitié défend une flexibilité, une souplesse du langage et des identités. Elle se réalise au péril du « je », au risque du « nous »; au prix du consentement d’accueillir l’autre en soi, de ressentir à deux… Du moins, d’essayer de le com-prendre, de le prendre avec/en soi.

« Le cancer a créé une tranchée, une clairière, a balayé tout le reste », écrit Stefan, forcée d’admettre que malgré qu’elle s’y « connai[sse] en matière de maladie », « du cancer, [elle] ne sai[t] rien » (Stefan 2008, 116). Le cri, néanmoins, réduit l’ellipse que forge la maladie sans toutefois la résoudre complètement. Dès lors, il illustre aussi la distance, la séparation, parce que, comme cette citation de Virginia Woolf en exergue du chapitre deux du livre de Stefan, dans la maladie, « here we go alone and like it better so. Always to have sympathy, always to be accompanied, always to be understood would be intolerable » (Woolf 1926, 36 citée dans ibid., 129). Bien que Lorde affirme que « les femmes qui [l’]aiment et [la] soutiennent […] [l’]ont pratiquement remise sur pieds après [son] opération » (Lorde 1998, 90), elle ne nie pas qu’« il est vrai qu’il est parfois difficile de se guérir auprès de ceux-là mêmes qui nous apportent force et lumière, parce qu’ils sont aussi les plus proches des lieux, des goûts, des odeurs participant au schéma de vie que nous essayons de réorganiser » (Ibid., 171). C’est peut-être pour cette même raison qu’à la question que lui pose Lou, à savoir « what do you need most? », Stefan répond, par un clin d’œil à Woolf, que, pour écrire, pour vivre, il lui faut une pièce à soi à l’écart des autres, « a room of one’s own », une « phrase qui est inscrite dans les tripes » et qui « s’échappe de [sa] bouche effrayée » (Stefan 2008, 114).

C. me demande, Qu’as-tu besoin? Je peux te le donner.

*

J’entends le temps qui passe. Tic tourner les bouteilles de pilules, tac ouvrir sa bouteille d’eau, tic mettre les pilules sur la langue, tout au fond, tac gorgée d’eau, tic déglutir, tac grimacer parfois parce que ça passe tout croche, toute croche cette vie.

Je n’ai besoin de rien. De rien, sauf d’écriture et de danse. D’une chambre à moi, d’un corps à moi, pour faire les deux. D’une vie, pour faire les deux.

« Toi qui as tant aimé simplement vivre, et tellement aimé danser, danser jusqu’à oublier la forme de ton corps et ton nom, et repousser la nuit jusqu’au point du jour » (Chennevière 2009, 91).

J’ai besoin de tourner le disque, de me donner une contenance, une forme. Il y a eu un avant, et il faudra croire à un après même si je ne vois rien d’où je suis, de mon lit où vous n’êtes pas et où je vous espère, couchées si près de ma sueur et de mes pleurs.

L. me dit, Au fond, c’est que tu dois être en vie pour vouloir ne plus l’être, non? Pleurer, c’est le contraire de mourir, non? Tu aimes toujours, donc tu vis, non? Ça te rassure si je dis tout ça?

Oui, oui, oui et je ne sais pas.

Il n’y a rien à dire.

J’ai besoin que vous portiez sur moi un sick gaze; pas des yeux qui me rendent malade, ni qui m’enferment dans la maladie, mais des yeux qui ont le savoir, ou l’intuition, des échappées douloureuses, qui en sont revenus ou qui y sont toujours ou qui ne comptent pas en revenir. Des yeux qui écoutent à la porte de mon corps, sans être pris en défaut, pour bien entendre ce qui me cogne et me claque. Des yeux qui me touchent, se déposent sur moi, délicatement, comme on caresse une peau qu’on aime, alors que plus rien ne me touche. Des yeux qui consentent à se voir dans les miens, à s’y perdre avant de revenir à eux, puis qui recommencent ces allers-retours. « Des yeux qui ne me font pas mal » (Pizarnik 2010, 101).

J’ai besoin que vous soyez là même si je suis moins là, moi. Que vous m’accordiez un sursis, que vous m’enleviez le poids de la réciprocité, du retour. La vérité, c’est que je suis saturée de moi déjà. La dépression m’enferme comme elle me pousse à me nourrir d’autres paroles; elle me replie sur moi-même comme elle m’ouvre au monde. La vérité, c’est que la douleur prend trop de place, et je ne peux pas l’effacer comme on supprime les messages de sa boîte vocale,

G. me dit, allez, ça prendrait deux secondes, fais-le…

J’en suis incapable. Je suis dans une impuissance absolue.

Mais me brosser les dents, faire mon lit, me maquiller, je fais toujours.

J’ai besoin d’avancer, de continuer mon chemin, de « me tenir à la croisée des routes […], battue par la pluie, soufflée par les vents, frappée par l’orage, sans domicile fixe, à l’écoute de toutes les voix du monde » (Chennevière 2019, 16). D’être comme le chat qui flâne dans les ruelles, qui disparaît sous les balcons lors de mauvais temps, qui retombe sur ses pattes, qui a sept vies, qui s’habitue à la densité de la nuit jusqu’à bien s’y retrouver.

« Elle se demande encore comment font les autres pour vivre avec ça, un corps, parfois, en regardant simplement les gens marcher dans la rue, comme si c’était simple, marcher, et comme si ça ne coûtait rien, se lever, et courir, s’étirer, et danser, et pourquoi elle n’y arrivera jamais » (Ibid., 53).

Je me demande encore comment font les autres pour prendre leur envol; pour se réveiller tous les jours, pour se nourrir tous les jours. J’ai toujours trouvé qu’il était plus simple de s’endormir le ventre vide, même si ce ventre vide m’empêche de dormir. Alors, je me lève, je marche jusqu’au frigidaire vide.

Akerman défend qu’il faut oser, [m]archer à côté de ses lacets dans un frigidaire vide[4].

Je trébuche, je frôle le noir de l’image, ce temps au cinéma qui dénote un changement de plan, ou la fin. Je reste dans l’attente de l’instant à venir. Je ne précipite rien. Je reprends mon souffle. La course a assez duré. Je n’attache pas mes lacets défaits. Je les lance vers vous. Vous êtes loin, et pourtant à un cheveu de moi. Il suffit d’être au bout.


Bibliographie

Adler, Laure (2010), « Semaine spéciale Agnès Varda (2) », Hors-champ, France culture, https://www.franceculture.fr/emissions/hors-champs/semaine-speciale-agnes-varda-2

Agamben, Giorgio. L’amitié. Trad. Martin Rueff. Paris : Payot & Rivages, « Petite bibliothèque », 2017 [2007].

Akerman, Chantal. Ma mère rit. Paris : Mercvre de France, 2013.

Ahmed, Sara. Living a Feminist Life. Durham and London : Duke University Press, 2017.

Blanchot, Maurice. L’écriture du désastre. Paris : Gallimard, 1980.

Certeau, Michel de. L’invention du quotidien. 1. Arts de faire. Paris : Gallimard, « folio », 1990.

Chennevière, Louise. Comme la chienne. Paris : P.O.L., 2019.

Deleuze, Gilles, et Claire Parnet. Dialogues I. Paris : Flammarion, 1996.

Derrida, Jacques. Points de suspension. Paris : Galilée, 1992.

———. Parages. Paris : Galilée, 1986.

Didi-Huberman, Georges. Survivance des lucioles. Paris : Minuit, « Paradoxe », 2009.

Dufourmantelle, Anne. En cas d’amour. Paris : Payot & Rivages, « Petite Bibliothèque », (2012 [2009]).

Foucault, Michel. Naissance de la clinique. Paris : Presses universitaires de France, « Galien », 2005 [1963].

Jurecic, Ann. Illness as Narrative. Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 2012.

Lee, Hermione. « Introduction ». In On Being Ill, Virginia Woolf, xviii-xxxvi. Massachusetts : Paris Press, 2002.

Lorde, Audre. Journal du cancer suivi de Un souffle de lumière. Trad. Frédérique Pressmann. Genève/Montréal : Éditions Mamamélis/Éditions Trois, (1998 [1980, 1988]).

Marin, Claire. Violences de la maladie, violence de la vie. Paris : Armand Colin, 2008.

Pizarnik, Alejandra. Journaux 1959-1971. Trad. Anne Picard. Paris : Éditions Corti, 2010.

Scarry, Elaine. The Body in Pain: The Making and Unmaking of the World. Oxford : Oxford University Press, 1985.

Sontag, Susan. Illness as Metaphor and AIDS and Its Metaphor. New York : Anchor/Doubleday, 1988 [1978].

Stefan, Verena. D’ailleurs. Trad. Louis Bouchard et Marie-Élizabeth Morf. Montréal : Héliotrope, 2008.

Tapiero, Olivia. Rien du tout. Montréal : Mémoire d’encrier, 2021.


Notes

[1] Certains fragments du texte qui suit sont tirés de mon mémoire de maîtrise, « Le corps féminin malade comme hétérotopie queer : analyse des récits autopathographiques féministes lesbiens de Verena Stefan (D’ailleurs) et d’Audre Lorde (Journal du cancer et Un souffle de lumière) », Montréal, Université du Québec à Montréal, 2019, archipel.uqam.ca/13821/1/M16467.pdf?fbclid=IwAR3H_EsQCXaUl7sqc6Eor_oE0PSiNZHzcLnxetvS7nmv47FrA 7JYWnju6bk

[2] Pour fuir les impératifs du dire qui retombent souvent sur les corps marginalisés, j’installerai, dans ce texte, des bribes d’amitié, des phrases reçues, attrapées et extirpées de leur contexte, gardées près de moi comme des aide-mémoires du temps d’avant la dépression, comme des phares qui illuminent mon présent engourdi, comme des maximes qui jaillissent de biscuits de fortune, dessinant le futur. Je me taille une place difficile à tenir tous les jours, entre mes silences, mes entêtements, ma fatigue, mes chancellements… Je me dégage du fardeau de la confession, de la responsabilité de moi-même. Je laisse mes amies venir à moi. Je ne rends plus de comptes. Lors de l’écriture de ce texte, je m’accompagne également de voix de chanteuses, de cinéastes et d’autrices qui remplissent mon désert d’existence. Des photographies prises cet automne lorsque les mots devenaient trop glissants sont également insérées entre les paragraphes, dans un rapport d’écho avec les mots.

[3] Je déplace le mot « même », qui se retrouve après le mot « fait » dans la citation d’origine, pour faire entendre la perte de commun qui lie maintenant le corps malade et le corps en santé. Ce déplacement met aussi l’accent sur le fait de plutôt que sur exister; pour les malades, le vécu se matérialise, l’existence devient un aspect palpable, un fait.

[4] Titre d’une installation vidéo de Chantal Akerman (2004).