RÉSUMÉ
Pierre Jean Jouve est un croyant ; mais Pierre Jean Jouve est aussi un douteur : qu’il soit question de ses propres écrits, de son rapport à l’imaginaire, de la fin de la Seconde Guerre mondiale ou de l’existence d’un dieu de miséricorde, il semble toujours partagé entre une croyance nécessaire et les tourments parfois incontrôlables d’un doute tantôt raisonnable, tantôt irrationnel. Et c’est dans le grand monde fictionnel de la poésie et de la littérature que Jouve identifie quelques voies de traverse, et qu’il invente finalement un double remède au mal dont il se trouve continuellement accablé : entre la célébration (voire la recherche) d’une incertitude souveraine et l’instauration d’un vrai absolu, plus rien ne doit entraver la vie et l’œuvre d’un Jouve qui n’aspire en définitive qu’à la Beauté — et au Bonheur.
ABSTRACT
Pierre Jean Jouve believes ; but Pierre Jean Jouve also doubts: whether he’s questioning his own work, his views on the imaginary, the end of the Second World War or the existence of a god of mercy, he consistently appears to be torn between the necessity of believing and the uncontrollable torments of a reasonable or irrational doubt. And it’s within the great fictional world of poetry and literature that Jouve identifies tangent paths, and that he finally invents a double remedy for the distress which burdens him continuously: between the celebration (or even the seeking) of a sovereign uncertainty and the establishment of an absolute true, nothing must ever hinder the life or work of a Jouve who wishes only for Beauty — and Happiness.
Introduction
Chacun sait que l’œuvre de Pierre Jean Jouve est marquée par plusieurs ruptures, la première — et la plus importante — se produisant autour de l’année 1925, alors que Jouve découvre simultanément les articles fondateurs de Freud et les écrits de grands mystiques chrétiens tels que Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, Catherine de Sienne ou François d’Assise. Et le caractère intrinsèquement religieux de son entreprise est énoncé dès 1928, lorsque Jouve affirme, dans la postface du livre inaugural de sa vita nuova, que « la plus grande poésie et la véritable est celle que le rayon de la Révélation est venu toucher » (Jouve, 1950 : 23).
Le Christianisme tient donc une place tout à fait capitale dans cette œuvre, où l’on rencontre à chaque page —, et ce jusqu’à la mort de l’écrivain — les figures de la Vierge, du Christ et de Dieu. Mais les textes de Jouve ne peuvent pas pour autant être qualifiés de théologiques. En raison de leur visée, tout d’abord, puisqu’ils n’ont pas vocation à expliquer, ni à convertir. Et en raison de leur teneur également, puisque la foi est ici d’ordre littéraire, et que l’objet de la croyance, le sujet de la croyance, et le mode de la croyance sont poétiques. D’ailleurs, si la foi jouvienne est très largement chrétienne, elle n’est certainement pas orthodoxe ; et cet écart par rapport au dogme — ou bien, si l’on souhaite maintenir un vocabulaire associé à l’écrit, cet écart par rapport au Livre —, s’explique notamment par le croisement entre le catholicisme et tout ce qui ressortit à la psychanalyse : comme chez certains mystiques, la foi s’éprouve en effet chez Jouve aussi bien dans l’âme que dans le corps, et l’extase jouvienne correspond à une triple expérience spirituelle, érotique et mortifère.
Or ce que l’on observe très rapidement à la lecture des œuvres de Jouve, c’est que la foi, quelle que soit la manière dont elle se manifeste, est constamment mise à mal. Ce n’est donc pas le cadre religieux dans son ensemble (à propos duquel beaucoup de choses ont déjà été dites) que je vais interroger, mais plutôt les mécanismes de la foi jouvienne, et la façon dont cette foi s’articule au phénomène très particulier du doute.
I. La croyance et le doute
En 1954, Jouve publie un ouvrage à caractère autobiographique intitulé En Miroir, dans lequel il rend compte à plusieurs reprises des difficultés qu’il éprouve, et qu’il a toujours éprouvées, à juger de la qualité de son propre travail : « le Doute était contre moi au commencement ; il n’a jamais désarmé », déplore-t-il ainsi dès les premières pages, avant d’ajouter un peu plus loin qu’il ressent « toujours devant [s]on propre tableau le doute de [s]a jeunesse » (Jouve, 1987b : 1058 et 1081). Et le poète d’Ode avoue, dans les années 50 également, qu’il « ne conna[ît] pas d’autre manière de faire que ces épidémies de mots / Que ces cavernes de mots, que ces cataractes de mots / Et le doute » (Jouve, 1987a : 784).
S’il est avant tout question ici de problèmes liés à l’écriture, cette œuvre n’est pourtant pas exempte d’une forme de doute plus strictement religieuse, puisque le poète ne cesse de mettre en scène des personnages « brisés par l’incertitude » ou « assailli[s] par le manque de croire » (Jouve, 1987a : 1040 et 1083), et qu’il se présente lui-même comme un être « Rongé de doute en plein midi, / Se défendant à coups de foi » (Jouve, 1987a : 1633)[1]. Et dans les lettres qu’il adresse à son éditeur et ami Jean Paulhan, Jouve souligne abondamment l’importance de sa foi — notamment pendant la Seconde Guerre mondiale : « C’est le temps de croire » (Jouve, 2006 : 182), remarque-t-il très simplement dans une lettre datée du 18 mai 1940, bien que tout paraisse désespéré[2]. Et il poursuit une dizaine de jours plus tard, le 29 mai, en affirmant : « J’ai la même Foi » (Ibid. : 185). Sa foi semble donc intacte. Mais à peine quelques semaines après cet échange de lettres, Jouve est-il contraint de reconnaître que sa croyance est fragilisée. Au mois d’août 1940, après le grand exode du mois de juin durant lequel la population fuit la zone occupée, il raconte à Paulhan les circonstances atroces dans lesquelles son ami Fernand Drogoul, qui l’a accompagné dans sa lecture de la partition du Don Giovanni de Mozart, a trouvé la mort[3] .Son chagrin, son incrédulité et son indignation le conduisent alors à préciser — comme si cela rendait les choses encore plus intolérables — qu’il se trouvait avec Drogoul moins d’une semaine avant le drame, et qu’ils cherchaient ensemble « des raisons de croire » (Ibid. : 194). Et quelques jours plus tard, Jouve admet, d’une manière plus large, « souvent voir la catastrophe finale pour l’esprit et pour la foi » (Ibid. : 196). En septembre 1940, la foi de Jouve est néanmoins partiellement restaurée. Dans une lettre adressée à son ami André Masson, il explique en effet que l’appel du général de Gaulle lui a redonné du courage : « je suis plein de foi et d’envie en regardant la lutte héroïque de l’Angleterre », écrit-il, « et comme des milliers de Français sans doute : j’espère » (Jaujard et Bensimon, 1992 : 133). La confiance et l’admiration que Jouve porte à celui qu’il nomme avec une grande solennité « l’homme du 18 juin » demeurent toutefois insuffisantes face à la puissance incommensurable du doute, qui tourmente le poète jusque dans les fondements de sa psyché.
Ce doute omniprésent ne doit cependant pas être envisagé, me semble-t-il, comme l’envers de la foi : au contraire, il fait pleinement partie d’une foi qui oscille bien souvent dans cette œuvre entre une croyance affirmée et l’inévitable ébranlement de cette croyance[4]. Et cette dialectique entre croyance et doute est particulièrement manifeste dans le petit poème de Sueur de sang intitulé « Sicut Cervus », inspiré du psaume 42-43, et composé au début des années 30 :
Comme le cerf altéré
Se meurt dans un abreuvoir
Le jour et la nuit j’entends
Que l’on me dit “où” sans cesse
Où est ton Dieu ? époumoné
Tremblant du sang dans l’écume
À la face de qui j’adore
Comme le cerf éventré.(Jouve, 1987a : 253-254)
Le doute, alimenté et attisé par l’incroyance des autres, est donc la source d’une souffrance multiple : parce qu’il exclut le douteur d’une communauté, aussi violente soit-elle (la communauté anonyme du « on ») ; parce qu’il équivaut, essentiellement, à une blessure (et il y aurait beaucoup à dire, ici, sur l’altération) ; et parce qu’il engendre de surcroît un sentiment croissant de culpabilité (ce dernier constituant de fait l’un des piliers de la vie et l’œuvre jouviennes).
Or Jouve ne se contente pas de prendre acte de cette difficulté majeure, puisqu’il propose plusieurs réponses à « la ténèbre des grands doutes » (Jouve, 1987a : 1106).
II. La « foi du doute »
Jouve nous invite ainsi, dans un poème composé au début des années 50, à court-circuiter les mécanismes de la foi :
Que le feu veille, que le feu dorme
Que le feu nomme le feu quand je me suis trouvé forclos dans la contrée des sables sans une miette de feu,
Que le feu dise : ô feu ! inconnaissable foi du doute quand le reniement est assis dans la cour avec le fondateur futur
Avec le proche et le plus divin cœur de l’apôtre pris par la peur,
Que le feu doute ! que le feu pleure et que le feu sans cesse écrive
Des signes obscurs de feu […](Jouve, 1987a : 886)
Ce que Jouve nomme ici la foi, il faut le préciser, correspond en vérité à la croyance — et c’est par une sorte de raccourci métonymique, en partie justifié par l’allitération filée en [f], qu’il la désigne comme la foi. Mais ce qui importe surtout, c’est que nous sommes confrontés dans ce poème à une ambiguïté de la langue française, liée à un certain usage du complément du nom. Lorsque Jouve évoque la « foi du doute », en effet, il peut faire référence à une foi (ou à une croyance, donc) qui porte sur le doute. Il s’agirait en ce sens de modifier le champ de la croyance, et de la faire porter non plus sur un objet potentiellement soumis au doute, mais sur le doute lui-même. Le croyant serait dès lors celui qui croit au doute[5], tandis que la « foi du doute » serait à envisager comme une voisine du scepticisme antique et de la docte ignorance médiévale[6]. Mais la « foi du doute » peut également faire référence non pas tellement à une croyance, mais plutôt à un doute, qui serait lui-même croyant. Cette primauté accordée au doute semble d’ailleurs confirmée par un autre énoncé capital, qui apparaît deux vers plus bas, lorsque le poète s’écrit : « Que le feu doute ! ». Car cette phrase (et particulièrement le verbe de cette phrase) nous enseigne que la force première, celle par rapport à laquelle tout le reste est subordonné, correspond fondamentalement au doute.
Quelle lecture convient-il alors d’adopter ? Jouve nous parle-t-il d’une foi établie sur la croyance ? D’une foi établie sur le doute ? Ou bien encore d’une foi qui reposerait sur une synthèse de la croyance et du doute ? Notre hésitation herméneutique ne résulte pas seulement de l’équivocité du génitif, le poème entier étant construit autour de l’image d’un feu ambivalent, connoté à la fois positivement (en raison de sa sacralité et de sa puissance créatrice)[7] et négativement (en raison de son caractère éminemment destructeur)[8]. On observe au demeurant que cette « foi du doute » ne peut être éprouvée que dans la multiplication des répétitions. L’intarissable évocation du feu témoigne ainsi d’un phénomène pluriel, puisqu’elle permet de rendre compte de l’action ininterrompue des flammes, tout en traduisant l’indétermination entre la certitude et le soupçon : le poète ne cesse de réaffirmer la présence du feu, en effet, soit parce qu’il en est convaincu, soit au contraire parce qu’il en doute. Et dans ce dernier cas de figure, la répétition relève d’un effort d’autopersuasion, et le martèlement devient le signe d’un travail perpétuel du doute qui, tout comme les flammes du poème, efface toute forme de savoir et oblige à redire.
Ce texte est donc pétri d’incertitudes ; et le cœur du poème — cette « inconnaissable foi du doute » — nous fait balancer entre deux lectures, chacune d’elles reposant en outre sur des paradoxes : dès que nous croyons saisir quelque chose, en effet, nous nous trouvons invariablement confrontés à un nouvel incompréhensible. Notre embarras n’a cependant pas grande importance. Et même, ce qui compte dans notre approche de ce poème, c’est précisément de ne pas trancher. Car tout le dessein du poète consiste à célébrer le doute ; mais au lieu de simplement nous le donner à voir, au lieu de dire le doute, il nous le donne à éprouver, poétiquement. En d’autres termes, Jouve nous fait volontairement douter. Cette place accordée au doute rappelle bien évidemment la recherche cartésienne d’une « connaissance certaine » (Descartes, 1992 : 66) : cette connaissance, on s’en souvient, doit avoir pour fondement des certitudes rationnelles, qui nécessitent le rejet de tout ce qui relève de la folie, du rêve, de l’illusion, etc. Et ce rejet se définit par l’exercice d’un doute, à la fois méthodique et temporaire. Or Jouve adopte pour sa part une position inverse, lui qui s’appuie essentiellement sur le rêve, sur la folie, sur le corps, sur l’imaginaire, sur la magie, sur le merveilleux, sur le mystère, et, d’une façon plus générale, sur la déraison. Et le doute — le doute si effrayant — est désormais tout aussi volontaire que chez Descartes, mais il devient en plus le centre et l’horizon de la pensée, et c’est lui qui constitue alors le souverain bien.
Cette déviation spirituelle, qui participe certainement de l’entreprise métaphorique propre au poème, n’est pourtant pas tout à fait satisfaisante, dans la mesure où elle n’écarte pas la possibilité d’une résurgence du doute involontaire. C’est pourquoi Jouve imagine une autre manière de se préserver de la menace du doute, qui a quelque chose de plus radical encore.
III. Le vrai et le doute
A. Le vrai
Cette œuvre se caractérise notamment par l’importance de ce que Jouve y nomme le « vrai ». Lorsqu’il oppose le vrai au faux, le réel à l’imaginaire, etc., il touche évidemment à des questions primordiales (voire inévitables) dans un contexte poétique et littéraire. Et de façon parfaitement conventionnelle, il dépeint le poète comme un « fabulateur » et comme un fabricant de « fausses fleurs » (Jouve, 1987a : 821 et 1031), cette conception de la poésie étant résumée dans l’un de ses derniers poèmes, en un vers presque axiomatique : « La chose vraie est vraie et son vers ressemblant » (Jouve, 1987a : 1108). Le vrai et le faux jouviens s’inscrivent en ce sens dans toute une pensée de la mimesis et rattachent cette œuvre à la plus ancienne des traditions poétiques. Il faut bien admettre, néanmoins, que cet emploi de l’adjectif vrai demeure exceptionnel.
La notion de vrai ne participe guère plus souvent à l’élaboration de considérations d’ordre moral, ayant trait à la sincérité d’un être qui proposerait l’expression de ses sentiments les plus profonds. Et elle ne renvoie pas exactement non plus au domaine de la connaissance, lequel se trouve de toute façon continuellement mis à l’épreuve par la nouvelle pensée psychanalytique, dont l’intérêt réside spécifiquement dans sa capacité à ébranler tout savoir qui semblerait défini : l’exploration du monde — et du monde intérieur en particulier — se fait désormais en dehors de toute considération portant sur le vrai et le faux, qui ne peuvent plus avoir la même pertinence qu’autrefois. L’adjectif vrai n’est d’ailleurs presque jamais employé pour qualifier des propos ou des idées, mais se rapporte fréquemment à des objets, qui devraient échapper à ce jugement de véridicité. Chacun d’entre nous admettra volontiers en effet qu’il n’y a aucun sens, dans le contexte de la vie ordinaire, à qualifier une colline et une maison de vraies ou de fausses, puisqu’elles sont tout simplement[9].
Le sens poétique, le sens moral, le sens phénoménologique sont donc apparemment à exclure. Car Jouve emprunte directement le terme vrai au vocabulaire religieux. Lorsqu’il reprend le motet de Mozart pour célébrer le « vrai corps » (Jouve, 1987a : 189) du Christ, par exemple — et il s’agit là d’un motif tout à fait représentatif de cette poésie —, il cherche à signifier non pas véritablement l’authenticité de cet être, mais bien plutôt son caractère unique et absolu.
B. Le vrai, le faux et le non-vrai
L’adjectif vrai tient par conséquent une place très singulière dans le système binaire jouvien, où il ne s’oppose pas véritablement à quoi que ce soit. Dans l’un des derniers poèmes de son œuvre, Jouve présente ainsi l’un de ses personnages comme une femme « inventée et vraiment fausse » (Jouve, 1987a : 1051). Et lorsqu’il s’intéresse à la conception de ses romans Hécate et Vagadu, il propose l’analyse suivante : « La sincérité se distingue difficilement de la machination. La comédie est générale, et cette comédie est véritable, car au bout du compte elle produit un mouvement, une vérité. » (Jouve, 1987b : 1093. Jouve souligne). Autrement dit l’invention, la machination, la comédie, le mensonge, le faux, parce qu’ils existent, et parce qu’ils ont une efficacité, sont sincères, sont véritables, et peuvent être qualifiés de vrais. Le faux est donc vrai, en tant que faux[10].
Il convient malgré tout de préciser que Jouve identifie des degrés au sein du vrai. Dans l’un de ses premiers poèmes, il explique par exemple que le monde poétique est « Un monde plus vrai, de dix tons plus brillant / Que le monde » (Jouve, 1987a : 160).[11] Et il ne s’agit pas ici d’un simple renversement du rapport entre le vrai et l’imaginaire, mais d’une complète reconfiguration du mode d’appréhension du monde poétique et du monde que l’on qualifie ordinairement de réel : car le monde poétique, comme le monde réel, est un monde vrai ; seulement, il est ici plus vrai qu’un autre, dans la mesure où il apparaît comme le lieu par excellence de l’exploration et du règne du vrai religieux.
Et quand le poète d’Ode affirme que « Jamais […] la vérité ne fut si non vraie et le réel si irréel » (Jouve, 1987a : 798), il suggère que le vrai doit être envisagé dans son articulation non pas avec le faux, mais avec le non-vrai, ce dernier s’inscrivant par ailleurs dans toute une pensée de la double négation qui se manifeste à travers des phénomènes aussi divers que la non -non-lumière, la non -non-vie ou, dans le cas qui nous occupe, le non -non-vrai. Or cette double négation est certainement héritée de la théologie négative telle qu’elle est exposée notamment par Nicolas de Cuse dans son De li non aliud, où Dieu est envisagé comme celui qui n’est pas autre que tout ce que l’on peut en dire, et qui correspond en cela au non-autre absolu. Nicolas de Cuse, s’appuyant pour sa part sur la pensée de Denys l’Aréopagite, considère ainsi qu’il existe une « opposition des opposés sans opposition » (Nicolas de Cues, 2002 : 97 [§ 88]), puisque Dieu, tout en étant non-autre, précède toute forme d’altérité. Et d’une manière similaire, bien que le vrai de Jouve puisse être confronté à un non-vrai voire à un non -non-vrai, il ne connaît pas de véritable contraire[12].
Jouve s’empare donc de l’acception très particulière portée par le mot vrai dans la sphère religieuse, et la transpose à toutes les autres sphères de la pensée. Dans cette perspective, le monde entier se trouve appréhendé à la lumière unique du vrai. Or déclarer que tout est vrai revient à exclure jusqu’à la simple possibilité de douter.
C. Le vrai, la littérature et la vie
Dans les exemples que nous venons d’analyser, néanmoins, nous ne quittons jamais la sphère poétique ou romanesque. Et au fond, l’idée que, dans l’économie du livre, tout est vrai, n’est qu’une variation poussée à l’extrême du fameux Willing Suspension of Disbelief de Coleridge. Les enjeux de cette posture sont toutefois bien plus importants que cela, car Jouve étend la portée du vrai en-dehors de la sphère littéraire pour établir une continuité directe entre la littérature et l’existence. Le vrai Dieu, les vraies collines, les vrais récits, les vraies histoires s’affranchissent alors pour l’écrivain, par une sorte de magie mystique — le mysticisme correspondant précisément à une expérience de l’immédiateté —, de la distinction habituellement irréductible entre réalité et fiction.
Et c’est Jouve lui-même qui nous enseigne les mystères de cette vie entièrement vraie, dont le doute se voit définitivement rejeté. Il évoque ainsi dans en Miroir l’une des grandes figures de son œuvre, qui se prénomme Hélène, et qui traverse aussi bien les romans que les livres de poèmes[13]. Et il nous raconte que ce personnage est inspiré de plusieurs femmes réelles, qu’il a côtoyées à divers moments de sa vie, dont l’une se nomme Lisbé. Jouve et Lisbé se rencontrent dans la rue, à Paris, en 1909 ; ils se fréquentent quelque temps, mais Lisbé habite en province et elle quitte rapidement la capitale. Et si la jeune femme disparaît, Jouve ne l’oublie pas pour autant, puisqu’un roman (intitulé La rencontre dans le carrefour) naît de leur aventure. Vingt-quatre années s’écoulent et, en 1933, Jouve et Lisbé se croisent une deuxième fois, dans la même rue de Paris — et c’est à la suite de cette seconde rencontre que Jouve invente le personnage d’Hélène. Lisbé joue donc a priori le rôle d’une Muse, plutôt ordinaire[14]. Ce qui est extraordinaire, en revanche, ce sont ces deux rencontres. Et si Jouve commence par reconnaître, dans En Miroir, que la seconde rencontre relève de ce qu’il nomme un « prodigieux hasard[…] », il considère en vérité qu’il s’agit d’un « “hasard” machiné » (Jouve, 1987b : 1101), c’est-à-dire d’un hasard qui n’en est pas un. Et il explique en ce sens : « J’admets que j’aie fait surgir Lisbé au moment où l’œuvre avait besoin d’elle. » (Ibid. : 1101). La deuxième rencontre ne serait donc pas le fruit du hasard, mais le fruit d’un besoin, d’une machination de l’écrivain, qui se révèle capable de donner corps indifféremment à un personnage et à une personne. Or Jouve a l’intuition de ce pouvoir créatif dès les années 1910, puisqu’il prête à son alter ego Jean Santelier — le personnage principal de La rencontre dans le carrefour, qui tombe amoureux d’une certaine Claire — une tendance presque innée à « construire des rêves » qui « débord[ent] sur le réel » (Jouve, 1987b : 1314). Pour reprendre la terminologie que nous venons d’examiner, nous dirons ainsi que Lisbé, Claire, Hélène, Jouve et Jean sont tous les cinq, pareillement et indubitablement, vrais[15].
Conclusion
C’est finalement sur cette égalité entre le livre et la vie que Jouve — à l’image de bien d’autres écrivains, sûrement — fonde toute son entreprise littéraire, et c’est avec la conviction d’une telle continuité qu’il mène apparemment son existence. Et il me semble que ce faisant, il nous propose une interprétation possible des vers célèbres de Hölderlin (Hölderlin qu’il a beaucoup lu, qu’il admire, et qu’il a d’ailleurs partiellement traduit). Habiter poétiquement la terre[16], en effet, signifierait pour Jouve : croire au poème (à la poésie, à la littérature) au point d’en faire la seule réalité ; échapper aux affres du doute en s’inscrivant dans le grand univers unique du vrai absolu ; brouiller les frontières entre le fictif et le non-fictif, mêler sa vie à ses poèmes ou ses romans, ne plus tellement savoir, au fond, ce qui relève de l’un ou l’autre monde et ne plus s’en soucier.
Bibliographie
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- HÖLDERLIN, Friedrich. Œuvres, édition publiée sous la direction de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982.
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- ――――. Œuvre i, texte établi et présenté par Jean Starobinski, Paris, Mercure de France, 1987a.
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- LEUWERS, Daniel. « Pierre Jean Jouve ou la fascination du génie », in JOUVE, Pierre Jean. Folie et génie, Saint Clément de rivière, Fata Morgana, 1983, p. 9-21.
Notes
[1] Cette incertitude mystique est en outre liée chez Jouve à l’expérience de la fidélité et de l’infidélité, qui concernent aussi bien la foi chrétienne que l’économie du couple.
[2] Ce à quoi Paulhan répond d’ailleurs : « Oui, il faut croire. Et que faisons-nous depuis sept mois que croire, et croire encore. » (Ibid. : 182).
[3] Fernand Drogoul est mort le 13 juin 1940, dans un bombardement, alors qu’il cherchait à quitter Chartres. L’ouvrage que Jouve consacre à l’opéra de Mozart, publié en 1942, lui est dédié.
[4] L’imaginaire jouvien est travaillé par d’autres grands systèmes qui fonctionnent à peu près de la même façon : l’inconscient psychanalytique, dont nous savons la place qu’il occupe dans l’œuvre du poète, articule par exemple une force érotique à une force thanatique ; quant à la mémoire, elle est partagée de nature entre le souvenir et l’oubli. Et il s’agit toujours, quel que soit le système de référence, du double effort de liaison et de dé-liaison, qui demeurent inséparables.
[5] Ce doute pourrait bien évidemment porter, à un second degré, sur tel ou tel objet ou phénomène, mais il serait tout de même comme absorbé par la croyance.
[6] Docte ignorance dont Jouve donne un aperçu dans ce vers de Mélodrame : « J’ignore. Et tellement j’ignore, que je sais » (Jouve, 1987a : 1022).
[7] Le feu de ce poème est proche du feu de la Pentecôte, en effet, et représente métaphoriquement Dieu. Quant à la mention double du « fondateur futur » et de l’« apôtre », elle renvoie très certainement à saint Thomas.
[8] Le premier vers du poème nous met déjà sur la voie de l’indécision, puisque le feu y est envisagé dans la veille et dans le sommeil.
[9] Jouve parle de « vraies collines » et de « vraies maisons » (Jouve, 1987a : 96 et 549).
[10] Jouve explique en outre que ce qui l’attire dans le roman (du moins tel qu’il le pratique), c’est le mélange constant entre le souvenir et la fiction, ce mélange — qui correspond selon lui à quelque chose d’« un peu faussé » — permettant d’« atteindre au plus vrai » (Jouve, 1987b : 1086. Jouve souligne).
Et l’on retrouve ici le même schéma de pensée que chez Deleuze, lorsqu’il affirme que « Le virtuel ne s’oppose pas au réel, mais seulement à l’actuel », et qu’il précise immédiatement après que « Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel » (Deleuze, 2015 : 269. Deleuze souligne).
[11] Voir à ce sujet les propos de Michael G. Kelly, qui explique que le monde poétique et symbolique est considéré par Jouve comme un monde « plus vrai que nature » (Kelly, 2006 : 64).
[12] Dans un article consacré à la poétique de la différence sexuelle chez Jouve, Olivier Ammour-Mayeur suggère que le brouillage des frontières entre le vrai et le faux résulte également d’une influence extrême-orientale (Cf. Ammour-Mayeur, 2003 : 116-117).
[13] Voir à ce sujet : Jouve, 1987b : 1094-1103.
[14] Jouve explique très simplement, dans En Miroir encore : « Lisbé m’avait donné le mythe d’Hélène, sans le savoir. » (Ibid. : 1100). Or il se trouve qu’Hélène est elle-même une Muse, à un second degré, pour le personnage de Léonide dans l’œuvre en prose, et pour Jouve dans l’œuvre poétique.
[15] Benoît Conort montre par ailleurs qu’une autre grande femme jouvienne, la prostituée Yanick, est également présentée comme une création de l’œuvre poétique (Cf. Conort, 2004 : 37). Quant à Daniel Leuwers, il écrit dans l’introduction à Folie et génie que, chez Jouve, « La fiction, la vie et la mort s’entrelacent étrangement » (Leuwers, 1983 : 13). Et tout ceci peut être résumé par cette magnifique formule hugolienne, qui figure au cœur du Promontoire du songe : « Comme on fait son rêve, on fait sa vie. » (Hugo, 2002 : 665).
[16] Ces vers extraits du poème, hélas non traduit par Jouve, intitulé « En bleu adorable » (et que je propose donc dans la traduction d’André du Bouchet) : « […] poétiquement toujours, / Sur la terre habite l’homme » (Hölderlin, 1982 : 939).