Bonjour à toutes et tous,
Un énorme merci déjà en ouverture, pour votre présence ici ce matin. L’arrivée du printemps tant attendu rime bien il me semble avec des conversations à la fois sur la foi et le littéraire. Je suis et nous sommes vraiment heureux et enthousiastes – peut-être même fébriles pour certains – que le colloque annuel de la revue Post-Scriptum de littérature comparée porte sur ces problèmes à la fois très théoriques, très pratiques et très littéraires, il est difficile ici comme ailleurs de séparer ces trois aspects de la question. Cela a été notre parti pris de ne pas trop les séparer au premier abord. Il s’agissait d’un champ d’étude, d’un problème, d’une thématique que la revue n’avait pas encore soumis à la réflexion, après maintenant 15 ans d’existence. Il était donc temps. Et l’espace du colloque nous semblait être la meilleure place pour le faire. Nous remercions d’ailleurs tout particulièrement le soutien de l’équipe de la revue Post-Scriptum et du département de littératures et langues du monde, qui rendent l’organisation et la réalisation de ce projet possibles. Comme le programme en rend bien compte par les titres des présentations, ces deux journées d’étude promettent d’emprunter plusieurs avenues et chemins possibles à l’intérieur d’un champ aussi vaste que celui du lien entre la foi et le littéraire, au sein de la représentation et au-delà ou en deçà. Nous accueillons aujourd’hui des personnes d’un peu partout, du Brésil, des États-Unis, de l’Europe, de la Malaisie et de plusieurs coins du Québec. Le comité organisateur, moi-même, Laurence Sylvain et Louis-Thomas Leguerrier vous souhaitons à toutes et tous la bienvenue !
J’aimerais maintenant entrer dans le vif du sujet, car il y a toujours quelque chose de vif dans la foi, paraît-il. Un maître zen anglo-montréalais, du nom d’Albert Low, mort récemment en janvier 2016, disait que la croyance est l’épée dans le fourreau et la foi la pointe saillante de l’épée sortie du fourreau. À mon avis, cette image parle de manière concrète et abstraite du rapport entre nos croyances, nos présupposés et la foi. Il y a dans cette image et ce rapport, en plus de l’autre image que nous avons choisie comme support visuel pour le colloque, l’élan qui a mené à donner à cette petite conférence d’ouverture le titre Défenestrer la foi. Cela peut vouloir dire plusieurs choses, naturellement. D’une part, au sens littéral, ce serait lancer la foi par la fenêtre et voir ce qu’il advient : c’est un peu la position moderne et contemporaine. Plusieurs pouvoirs temporels ont bien compris, d’ailleurs, qu’il ne fallait pas la laisser se suicider sans intervenir, mais la recycler dans les nouvelles institutions laïcisées. La foi est aussi en mesure de se défenestrer par elle-même, de se jeter par la fenêtre. La foi, selon les interprétations, et en réalité, sera et est capable de la plus grande sagesse et des pires folies, des pires atrocités et des actes les plus bienveillants. Défenestrer la foi, d’autre part, cela signifie, selon l’image de M. Low, la sortir de son fourreau de croyances, peut-être pas ici pour faire la guerre, mais plutôt pour voir son tranchant, toucher sa pointe avec notre doigt, voir si cela coupe, si cela perce. Y aura-t-il une petite goutte de sang qui apparaîtra au bout du doigt ? Peut-être n’est-elle même pas une épée… Ce ne sera pas la première fois pourtant qu’une métaphore guerrière est utilisée pour parler de la foi, vous devez en connaître quelques-unes. Ne serait-ce que par la voie guerrière des samouraïs ou le terrorisme ancien et contemporain.
J’aimerais donc commencer par faire un petit commentaire introductif sur le sous-titre du colloque Quêtes et défaites spirituelles dans les littératures, qui interpelle indirectement et en partie cet horizon, et en outre afin de mélanger une première fois la foi au littéraire, le littéraire à la foi. En particulier, j’aimerais vous entretenir brièvement du terme de « défaite spirituelle » que j’ai emprunté à Benjamin Fondane, philosophe juif roumain de langue française qui occupe beaucoup les réflexions de mon collègue Louis-Thomas Leguerrier autour de la figure d’Ulysse au XXe siècle. De son côté, Laurence Sylvain, collègue faisant aussi partie du comité organisateur, s’intéresse au temps oraculaire et à la figure de Tirésias. Pour ma part, c’est ce terme de défaite spirituelle qui a alimenté l’envie d’organiser ce colloque. Je tiens à le dire d’avance : il n’y avait pas dans ma lecture une quelconque perspective défaitiste. Bien au contraire. La constatation et l’acceptation de la défaite spirituelle me semblaient être un point de départ inévitable et nécessaire, plutôt qu’une erreur de parcours. C’est mon humble avis.
Laissez-moi revenir un moment sur la phrase citée dans l’appel de textes et donner la suite du passage en question. Il s’agit d’un extrait d’un article publié en 1939 dans les Cahiers du Sud pour répondre à la thématique de « l’Homme devant l’histoire », sous-titré « le bruit et la fureur ». Fondane, dans la phase qui conclut le texte, affirme ceci avec la détermination ironique et cinglante qu’on lui connait : « Il se peut que le suprême héroïsme, je veux dire la chose la plus malaisée à l’homme, ne soit pas le sacrifice de sa vie, mais l’aveu de sa défaite spirituelle. Il est plus dur à notre esprit de confesser : “Je ne peux rien, rien, il n’y a plus rien à faire” qu’il n’est dur à notre vie de se donner. Le courage à la nue vérité est plus atroce que le sacrifice de soi ; les terreurs de l’esprit humilié sont autrement plus tragiques que les tremblements de la chair. Celui qui proteste, quand plus rien ne va, que l’histoire est raisonnable et l’ennemi “immoral” – qu’il est loin de la terrible et nue humilité d’un Shakespeare s’avouant vaincu par le bruit et la fureur, d’un Dostoïevski criant qu’il ne peut pas se respecter ! Sommes-nous au seuil du religieux, il nous semble, que lorsque l’histoire cesse, pour nous, d’avoir un sens intelligible ? » (Fondane, 1990 : 145)
Dans cet essai, Fondane disserte sur l’histoire historique, l’histoire avec le grand H du concept, l’histoire raisonnable, l’histoire qui marche vers l’avenir main dans la main avec la raison, mais il est permis — dans les termes mêmes de Fondane — de reporter ses affirmations à l’histoire imaginaire, l’histoire fiction, l’histoire littéraire. Qu’en est-il de son rapport au religieux, est-il le même que celui de l’historique ? Fondane donne une place toute privilégiée aux littéraires dans sa réflexion. Pour lui, des littéraires comme Shakespeare et Dostoïevski sont plus fous et irrationnels encore qu’un Hitler ou un Staline, c’est une critique de l’humanisme bien connu maintenant, mais qui s’appuie de manière très intéressante ici sur la littérature. Le ou la littéraire, par ses récits et sa littérature, peut prendre plus de risques, dit Fondane, c’est-à-dire qu’à travers ses personnages et ses figures, il ou elle peut affirmer et remettre en cause des choses que le commun des mortels qui n’écrivent pas aurait bien du mal à scander à voix haute sans avoir profondément honte et se sentir complètement humilié. Dire « Je ne peux rien, je ne peux plus rien, je suis total désœuvrement ou je suis malheureux » n’a pas trop bonne presse dans notre monde. Cependant, dans le monde littéraire, il y a une foule de personnages, chez Shakespeare et Dostoïevski et bien d’autres littératures, mais aussi bien sûr dans la Bible, leur inspiration commune, des personnages qui crient haut et fort leur idiotie, leur folie, leur malheur, leur tristesse, leur colère. La défaite spirituelle a meilleure presse en littérature, cela va sans dire, elle trouve des voies pour s’exprimer. Pensons à un Jésus s’écriant « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? », ou à la colère frénétique d’un Job… et à la distance qui les sépare et les unit à un Abraham prêt à sacrifier sur le bûcher son fils Isaac, avant qu’une voix n’intervienne. Dans notre monde, sans le support d’une chanson comme celle de Leonard Cohen au chevet de la mort, peut-on vraiment dire comme lui I’m ready my Lord ? Même si par la suite en entrevue il affirme, en disant avoir exagéré et dramatisé, vouloir encore vivre pour l’éternité… Cette dramatisation est justement possible à travers l’écriture littéraire, il n’y a pas que dramatisation et exagération en littérature, mais ces attitudes sont de réels tremplins pour la création.
En fait, j’ai donné intentionnellement — et d’autre part à mon insu — un ton tragique à cette conférence d’ouverture, mais je suis bien conscient qu’il existe de nombreux tons pour parler de la foi et du littéraire. Les conférences d’aujourd’hui et de demain en feront la démonstration, j’en suis convaincu. De mon côté, ce saut à travers la fenêtre sans sûreté, ce saut de l’ange dans le vide, a un caractère tragique, sans que cela se réduise à une tragédie. Comme la défaite spirituelle, le tragique ne termine pas l’aventure, mais la commence. Du moins, je ne peux encore savoir s’il la termine. Toutefois, il y a encore une autre façon, en définitive, de penser ce Défenestrer la foi, si je me fie à l’histoire de cette photo du saut dans le vide de Yves Klein. Avec cette nouvelle façon, la littérature ne serait pas cette personne à l’intérieur qui pousse la foi au-dehors. Elle serait plutôt ces personnes qui tiennent le matelas gonflable au bas de l’édifice pour recevoir la foi qui s’est jetée tête première, pour essayer, pour essayer de voler peut-être, puisqu’il faut bien encore et toujours essayer, de se brûler les ailes comme Icare. Le groupe de personnes la recevant au sol a été ici supprimé de la photographie. Mais ils sont là, invisibles, à attendre un nouveau saut dans le vide. La littérature est aussi cette trafication, ce dérèglement de l’image de la foi, par l’écriture qui la contamine et l’habite et se fait hanter par elle. La littérature pourrait bien être en outre cette toile tendue, ce tissage textuel tendu pour recevoir la foi, lui donner forme. Le et la littéraire, en tant qu’essence de la littérature et en tant que personne faisant et pensant la littérature, sans avoir non plus un monopole sur la chose, recueille, il est vrai — assez souvent — les élans de la foi. Voyons voir.
Bibliographie
FONDANE, Benjamin. Le Lundi existentiel et le dimanche de l’histoire, Monaco, Éditions du Rocher, coll. Alphée, 1990.