RÉSUMÉ
Cet article est l’ébauche d’une géométrie littéraire. Il s’appuie sur quatre figures géométriques élémentaires — le point, la ligne, le cercle et le triangle — afin de réfléchir sur ce qui défie le temps et l’espace : l’éternité. Pour articuler la réflexion, je me base sur l’idée d’éternité que développe le philosophe Baruch Spinoza (1632-1677) dans l’Éthique et j’utilise des passages de deux œuvres de l’écrivaine brésilienne Clarice Lispector (1920-1977), les romans Près du cœur sauvage et La passion selon G.H.. L’article souligne comment l’auteure étire les limites du langage afin d’atteindre une esthétique qui transcende la forme et la raison. RESUMO Este artigo é o esboço de uma geometria literária. Ele se estrutura a partir de quatro figuras geométricas elementares – o ponto, a linha, o círculo e o triângulo – a fim de refletir sobre algo que desafia o tempo e o espaço: a eternidade. Para articular minha reflexão, eu tomo por base a ideia de eternidade tal como o filósofo Baruch Spinoza (1632-1677) a desenvolve em sua Ética. Além disso, utilizo diversas passagens de duas obras da escritora brasileira Clarice Lispector (1920-1977), os romances Perto do coração selvagem et A Paixão segundo G.H. para conduzir o raciocínio. Este artigo ressalta como a autora é capaz de extrapolar os limites da linguagem a fim de atingir uma estétics que transcende a forma e a razão.
ABSTRACT
This article is the outline of a literary geometry. It is based on four elementary geometric figures – the point, the line, the circle and the triangle – to reflect on something that defies time and space: eternity. In order to articulate this concept, I start with the idea of eternity such as it was developed by the philosopher Baruch Spinoza (1632-1677) in The Ethics, and which I illustrate with excerpts from two novels written by Brazilian writer Clarice Lispector, Near to the Wild Heart and The Passion According to G.H.. Finally, this article highlights how the author stretches the limits of language to achieve an aesthetic that transcends form and reason.
L’instant désigne le présent sans passé ni avenir ; c’est en cela que consiste l’imperfection de la vie sensible. L’éternel désigne aussi le présent sans passé ni avenir, et c’est en cela que consiste la perfection de l’éternel.
Søren Kierkegaard
Introduction
Cet article était déjà prêt avant son origine. Les réflexions qui l’inspirent étaient autrefois pliées sous forme d’un futur méconnu maintenant devenu présent. En fait, maintenant devenu passé pour moi qui l’ai écrit, mais encore futur pour vous qui le lisez. Un futur déjà lié au présent, pourvu que la lecture se poursuive ; un futur bientôt passé, finalement. Il n’était qu’une question de temps pour que cet article adopte une forme matérielle. Nul ne doute de sa présence dans un recoin de La biblioteca de Babel… Borges l’a imaginée et en plus il l’a écrite. Si on ne peut pas y entrer avec nos corps, cela ne garantit aucunement son inexistence. Peut-être même y sommes-nous déjà, malgré nous. Mais nous préférons douter. Nous préférons la sécurité et la prévisibilité de ce que nous connaissons versus l’angoisse de l’inconcevable, du collapse des repères.
La réflexion qui suit se construira en même temps qu’elle sera lue. De la même manière qu’une éventuelle relecture la recréera différemment. Dans cet inévitable va-et-vient entre création et recréation, vulnérable à des dédoublements successifs, ma réflexion sur l’éternité se faufile à travers le prisme de Clarice Lispector dans les romans Perto do coração selvagem (« Près du cœur sauvage ») et A paixão segundo G.H. (« La passion selon G.H. »). L’auteure brésilienne était lectrice de Spinoza, et ce n’est pas par hasard que le point de départ de la réflexion sera la conception de l’éternité dans l’Éthique, sans que j’aie pour autant l’ambition de disséquer le sujet. D’ailleurs, je ne souhaite pas faire correspondre la pensée spinoziste à l’expression clariciana[1]. Ici, ni Clarice ne prouve Spinoza, ni Spinoza ne ratifie Clarice. L’objectif n’est pas non plus d’expliquer Clarice. J’envisage plutôt de mettre en lumière le saut qualitatif qu’offre l’auteure vers l’appréciation intuitive de l’éternité. Pour ce faire, la réflexion se découpera en quatre étapes : i) la compréhension philosophique de l’éternité en parallèle avec l’Éthique de Spinoza ; ii) les figures de l’éternité ; iii) l’expérience de l’éternité ; iv) le langage.
Compte tenu de l’importance de la méthode géométrique dans le raisonnement de Spinoza, qui organise ses idées dans une séquence de propositions, d’axiomes et des démonstrations afin de prouver ses propos de façon logique — et de ratifier la logique de ses propos — des figures géométriques auront ici un rôle déterminant. À travers elles, nous fixons un concept dans l’espace et cela nous amène à des notions communes. Tout est une question de perspective, certes, mais tous les triangles respectent la maxime essentielle qui les définit : la somme de leurs trois angles sera toujours égale à deux angles droits (ou 180°). La somme des angles du triangle est une vérité constante et universelle. Le triangle a sa cause en soi. Cela n’est pas anodin, d’autant plus que « […] de toute éternité et pour l’éternité il suit de la nature du triangle que ses trois angles égalent deux droits » (Éthique, partie I, proposition 17, scolie)[2]. Donc, l’éternité prend drôlement une forme dans l’espace. Et j’insiste sur le drôlement, parce que nous verrons à l’aide de Clarice que l’éternité réfute le temps et l’espace. Nonobstant, l’usage que fait Spinoza de la géométrie m’a inspiré à adopter une stratégie similaire. Alors, en tant que points de départ aisément concevables, j’ai élu quatre figures géométriques en guise de jalons pour chacune des quatre étapes de la réflexion qui suit : le point, la ligne, le cercle et le triangle.
1. Le point — définition de l’éternité
À force de réfléchir continuellement à l’éternité en compagnie de Clarice et de Spinoza, de souvent perdre la route à la recherche de ce destin insaisissable, mais d’insister en répétant continuellement le terme, je commence néanmoins à développer une relation affective avec ce mot. Quelque chose de très réel se passe là. Quelque chose qui oscille entre la profonde fascination et l’insupportable désespoir. Amour et exaspération. Qu’est-ce qui se cache dans l’opacité de ce mot ? dans les silences blancs entre ses lettres ? dans la simplicité capable de résumer l’univers ? dans cette forme qui transfigure l’infini en soi ? Pourquoi puis-je le lire, l’écrire, le répéter, le prononcer, le rimer… sans jamais le pénétrer et le comprendre vraiment ? Parfois, le plus frustrant ce n’est pas de chercher sans trouver, mais de chercher sans être satisfait de ce que l’on trouve, ou sans accepter que la quête est depuis longtemps achevée, recommencée, et que l’objet désiré a toujours été là, qu’il est toujours là. Qu’il est.
« Tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare. » (Éth, V, 42, scolie)
Nul n’en doute. Il faut un véritable effort afin de scruter l’éternité en nous. Ou alors l’élimination de toute volonté. Est-ce un projet voué à l’échec ? « À l’intérieur d’elle c’était comme s’il n’y avait pas la mort, comme si l’amour pouvait la fondre, comme si l’éternité était la rénovation. » (Lispector, 1981 : 43)[3]. La compréhension de l’éternité semble défier la logique comme un oxymore. Au moment où on la comprend, on n’est plus. Mais tout oxymore a l’apanage d’être sans le besoin d’une conciliation. Savoir que l’éternité existe ne suffit-il pas ? Même si l’on admet son existence, un consensus ne semble pas atteignable.
La définition de l’éternité dans l’Éthique alimente beaucoup de controverse chez les spinozistes. En guise d’exemple, la traduction de la séquence en latin sub specie æternitatis est traitée comme une énigme (Jaquet, 1997 : 11), d’où les multiples versions qui varient énormément, allant de « au point de vue de l’éternité », chez Gueroult, jusqu’à « sous la forme de l’éternité », chez Rodis-Lewis & Deleuze (Andrieu, 2009 : 13). Appuhn l’a traduite par « avec une sorte d’éternité », ce qui ne semble guère plus clair puisque notre réaction est de penser alors qu’il y aurait plusieurs et différentes catégories d’éternité. C’est possible. Essayons toutefois de nous concentrer sur ce qui semble plus objectif : « […] l’éternité ne peut se définir par le temps ni avoir aucune relation au temps » (Éth, V, 23, scolie). Le passage souligne, sans hésitation, la séparation fondamentale entre le temps et l’éternité. Spinoza renforce la séparation lorsqu’il écrit : « [d]ans l’éternité il n’y a d’ailleurs ni quand, ni avant, ni après » (Éth, I, 33, scolie II). La notion de l’incompatibilité entre temps et éternité sera cruciale. Ce n’est pas un contraste, ni une opposition, ni une évolution conceptuelle, mais plutôt une différence de nature.
Donc, l’Éthique nous apprend qu’il n’y a pas de temps dans l’éternité. Les notions de passé, présent et futur éclatent — disparaissent-elles ou fusionnent-elles ? Il serait imprécis de définir l’éternité en évoquant un temps infini, parce que le temps que nous connaissons habituellement est déjà infini dans la mesure où le passé et le futur s’éloignent de nous sans cesse, dans un mouvement élastique et ininterrompu. Même le présent est infini, puisque nous pouvons le découper continuellement sans jamais arriver à son unité formelle indivisible. Tel découpage est même source de vertige. Je montrerai un peu plus bas, à partir de la figure du cercle, comment le présent s’effrite et se recrée respectant toujours la même logique et arrivant toujours au même résultat chaque fois qu’on le décompose. Dans une tentative de définition, pourrait-on dire que l’éternité est le hors-temps, ou le non-temps ? En dépit de leur imprécision, ces deux termes arrivent au moins à indiquer une autre manière de penser. Clarice se joint au débat :
Définir l’éternité comme une quantité plus grande que le temps et même plus grande que le temps que l’esprit humain peut supporter en idée ne permettrait pas non plus, même ainsi, d’atteindre sa durée. Sa qualité était exactement de ne pas avoir de quantité, ne pas être mesurable et divisible parce que tout ce qui pouvait se mesurer et diviser avait un principe et une fin. Éternité n’était pas la quantité infiniment grande qui s’usait mais éternité était la succession. (Lispector, 1981 : 58) [4]
Clarice introduit ici la notion de mouvement, elle associe l’éternité à la succession, à un flux continu. Si on admet qu’il n’y a pas de temps dans l’éternité, cela signifie que le mouvement d’un corps qui sort du point A et se dirige au point B est conceptuellement impossible, puisque la notion de mouvement est définie par le changement de position d’un corps dans l’espace dans une certaine période de temps (ou permanence au lieu de changement, dans le cas du repos). Par contre, si le temps n’est pas, cette notion de mouvement se démantèle, puisque sans le temps, il n’y a plus de transformation et le corps peut être dans les points A et B simultanément. De même, si la présence simultanée d’un corps dans deux points différents est vraie, théoriquement ce même corps peut aussi être dans les points C, D, E, etc. Le corps serait donc partout et nulle part. La réfutation du temps invalide la notion de mouvement. Par conséquent, sans temps ni mouvement, c’est désormais la notion d’espace qui s’annule, car rien ne permet de déterminer une position dans l’espace. Autrement dit, toute permanence devient impossible. Il nous est cependant possible arriver à cette dimension abstraite par le biais de la pensée logique, inaccessible à l’expérience empirique, mais qui fonctionne tel un miroir et rend le concept indirectement perceptible.
Ainsi, l’une des images conceptuelles les plus convaincantes à ce propos est le point. Comment un même corps pourrait-il occuper tous les points possibles dans l’espace simultanément ? Comment être à la fois partout et nulle part (voire dans la confluence abstraite de toutes les temporalités possibles) ? Il n’y aurait qu’un moyen : si tous les points étaient le même point, seul et unique. Ainsi que tous les temps sont le même temps, seul et unique (ce qui heurte la notion même du temps). Nous arrivons ainsi à l’idée d’une totalité ouverte, qui assemble le tout et le rien. Donc, l’éternité ne serait qu’un point. Elle n’est que ce point. Elle est, point. Tout cela est d’une simplicité déconcertante, presque naïve, tout comme quand Clarice s’exprime par la voix du personnage de Joana en se dirigeant vers son mari :
« Octavio — lui disait-elle soudain — tu as déjà pensé qu’un point, un unique point sans dimensions, est le maximum de solitude ? Un point ne peut compter ni sur soi-même ; fut-ne-fut-pas il est hors de soi ». (Ibid. : 42) [5]
C’est dans ce paroxysme de la solitude que se trouve l’éternité, dépourvue de tout objet contre lequel s’appuyer, se confronter, se mesurer. Elle existe en soi et rien n’est extérieur à elle. Si l’éternité cherche l’en dehors du soi-même, elle n’aboutit qu’en elle-même. Le changement d’état évoqué par le « fut-ne-fut-pas » n’est pas compatible avec la nature qui englobe le tout, et c’est pour cela qu’il « est hors de soi ». Ainsi, le mouvement est impossible dans l’éternité. Non seulement sous l’aspect spatial, puisque l’évolution de la pensée est aussi une forme de mouvement, étant donné qu’elle suggère une certaine évolution dans un temps déterminé. Autrement dit, une évolution de pensée, un raisonnement, comporte la transition d’une étape A vers une étape B, ou Z, ou π, ou א. Or, telle évolution n’est pas possible dans l’éternité, car dans cette dimension tout existe sans aucun décalage : ni temporel, ni spatial, ni conceptuel. Spinoza entend par éternité « l’existence elle-même en tant qu’elle est conçue comme suivant nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle » (Éth, I, définition VIII). L’éternité s’explique d’elle-même, tout comme le point est souverain dans son existence.
2. La ligne — les figures de l’éternel
La suite logique de mon raisonnement s’appuie sur le principe élémentaire en mathématique selon lequel une ligne est composée d’un nombre infini de points qui se succèdent. Cette succession peut prendre plusieurs formes, en fonction de la perspective selon laquelle elle est observée. Donc, une même ligne peut ainsi être perçue :
Dans l’exemple de la figure 1, nous pouvons considérer que l’axe d’observation est perpendiculaire à la ligne. Dans la figure 2, l’observateur se déplace légèrement à gauche et un peu plus bas. Finalement, dans la figure 3, l’angle d’observation est parfaitement aligné avec l’axe de la ligne, de manière que le résultat de cette observation longitudinale s’avère la découverte d’un point. Rappelons que le point peut parfaitement se succéder sur lui-même, en d’autres mots, se répéter sur lui-même, créant l’illusion de l’absence de profondeur. Basés sur ce même exemple ci-dessus, notons que toute forme revient potentiellement à la forme du point. Et à l’inverse, le point concentre tout. Compris de manière adéquate, le point devient la clé pour concevoir l’éternité, comme un concept parfait. Tout peut être réduit au point par le biais d’une succession de changements de perspectives. Pour le démontrer, prenons l’exemple d’un triangle :
Dans la figure 4, le triangle est observé de façon frontale. Ensuite, dans la figure 5, l’angle d’observation est latéral. Après un deuxième changement de positionnement, on arrive finalement à la figure 6. Ce jeu de perspectives est présent chez Clarice :
L’après-midi était nu et limpide, sans commencement ni fin. Des oiseaux légers et noirs volaient nets dans l’air pur, volaient sans que les hommes les suivent même d’un regard. Bien loin la montagne planait grosse et fermée. Il y avait deux façons de la regarder : en imaginant qu’elle était loin et était grande, en premier lieu ; en second, qu’elle était petite et était près. (Lispector, 1981 : 40) [6]
Voici une possible transposition graphique de ce qui est exprimé ci-haut :
Qu’est-ce qui est en train de se passer ? J’essaie de montrer que ces déplacements de perspectives, qui altèrent la perception de l’objet, manifestent effectivement des changements de dimensions. La montagne est un corps tridimensionnel. Lorsqu’on extrait sa silhouette, on convertit en figure bidimensionnelle (fig. 7). De ce contour, on arrive à une ligne droite (fig. 8), soumise au même processus avant de finalement arriver au plan unidimensionnel et à la singularité du point (fig. 9). Donc, tridimensionnel à bidimensionnel à unidimensionnel. Ainsi, de la même façon que plusieurs dimensions peuvent se réduire à un point, dans le sens inverse, le point est en soi pluridimensionnel.
Le principe demeure toujours le même : n’importe quel objet ou figure dans l’espace peut, moyennant la succession de changements de perspectives et de dimensions, être réduit à la singularité éternelle du point. De même, Clarice crée et explore des images qui correspondent à une représentation de l’éternité. Parfois via l’immensité d’un territoire si vaste qu’il dépasse les bornes de notre compréhension spatiale, comme la mer ou le désert. Mais le plus curieux, c’est de constater que l’auteure établit elle aussi le lien entre les formes, les lignes et le point pour tisser des figures de l’éternité :
Seulement une seconde calme séparant peut-être un fragment de la vie du suivant. Pas une seconde, elle n’a pu la compter en temps, mais longue comme une ligne droite infinie. Profond, venu de loin — un oiseau noir, un point croissant de l’horizon, s’approchant de la conscience comme une balle lancée de la fin vers le commencement. Et explosant devant les yeux perplexes en essence de silence. Laissant après soi l’intervalle parfait comme un son unique vibrant dans l’air. Renaître après, garder la mémoire étrange de l’intervalle, sans savoir comment le mélanger à la vie. Porter pour toujours le petit point vide — ébloui et vierge, trop fugace pour se laisser dévoiler. (Lispector, 1981 : 230) [7]
Il n’y a pas d’incohérence dans la représentation formelle (le point) d’une dimension qui nie l’espace (l’éternité) parce que ce point reste toujours le spectre d’une idée irreprésentable. Il demeure un point sans proportions dans l’espace, sans étendue.
Dans un vague et léger tourbillon, comme un rapide vertige, lui est venue la conscience du monde, de sa propre vie, du passé en deçà de sa naissance, du futur au-delà de son corps. Oui, perdue comme un point, un point sans dimensions, une voix, une pensée. (Ibid. : 196) [8]
Dans cet extrait, Clarice nous parle du point sans dimensions, privé d’une définition spatiale capable de dresser une frontière entre le moi et le monde, le sujet et l’objet. Dans cette simplicité parfois exaspérante, même le temps est déformé, puisqu’il se plie et se replie continuellement vers une convergence dans laquelle les divisions habituellement conçues (le passé, le présent, le futur) ne font qu’un. En outre, ce passage souligne l’entrée dans une zone de grande accélération. On pourrait dire que le besoin de ce mouvement à vitesse vertigineuse nuit à l’idée qu’il n’y a pas de mouvement dans l’éternité. Or, il s’agit encore d’une question de perspective. Dans un avion, quoiqu’à une vitesse supersonique, la constance du mouvement donne l’impression d’un état de repos. Lors d’une accélération advient un basculement. Mais lorsque l’accélération se stabilise, une nouvelle constance se crée. On tend vers la linéarité. Cela est vrai dans la matière, dans la mathématique et (grâce à Clarice) dans la littérature.
3. Le cercle — l’expérience de l’éternité
Je fais encore appel à la mathématique pour insister sur le fait qu’on revient toujours au même état, et par là j’essaie d’argumenter que tout se résume à la singularité du point, qui est la forme spatiale, symbolique et indirectement intelligible de l’éternité. Je viens de faire référence à l’accélération qui, même en se dédoublant, en se multipliant, revient toujours à une constance, voire une constance linéaire, donc réductible au point. Dans le tableau qui suit, on observe un exemple de cette constante, représentée ici par le chiffre 9. L’idée est très simple, basée sur le découpage d’un cercle en parties égales et ensuite sur l’analyse de l’angle formé par rapport au centre du cercle. Pour que chaque partie et chaque angle soient égaux, le découpage doit avoir lieu toujours au milieu (bissectrice) et ainsi successivement, ce qui doublera le nombre de lignes transversales à chaque découpage. De l’angle trouvé à chaque étape, on fait ensuite la somme des chiffres qui le composent, arrivant toujours (parfois il faut plus qu’une somme numérique) au même chiffre 9.
Ce découpage du cercle en angles égaux peut se répéter à l’infini, et on aura toujours le même résultat[9]. Conformément à ce que j’ai anticipé dans l’introduction, je crois que ce même mécanisme nous aide à comprendre l’incommensurabilité du présent, puisqu’on coupe le jour en heures, en minutes, en secondes, en dixièmes de seconde, en centièmes de seconde, en millisecondes et ainsi de suite, sans jamais arriver à l’unité fondamentale du temps. Cela nous invite à concevoir le présent comme une abstraction, et le temps comme une dimension irréelle[10]. Un vertige découle du découpage du cercle. À chaque étape, on accélère la production de lignes, la création de parties et d’angles nouveaux. C’est un mouvement qui engendre une force centripète chaque fois plus puissante, nous propulsant vers le centre, le noyau. Un cercle, traversé par une infinité de lignes apparaîtrait ainsi à notre vue :
Familier ?
« Je suis en train d’essayer de te dire comment je suis arrivée au neutre et à l’inexpressif en moi. » (Lispector, 1978 : 131)[11]
Qu’est-ce que le vertige, sinon la sensation momentanée d’une perte de soi, l’impression d’une confusion de repères qui se brouillent, créant un malaise profond, qu’il soit physique (nausée ou déséquilibre), psychologique (angoisse), ou intellectuel (la torpeur qui précède une révélation) ? Révélation qui revêt un paradoxe : le moment où le sujet est porté devant la révélation, c’est là où la perte de soi s’accomplit. Là, le sujet n’est plus.
C’est ainsi que j’ai fait mes premiers pas dans le néant. Mes premiers pas hésitants vers la vie, qui m’éloignaient de ma propre vie. Mon pied s’est posé sur l’air, et je suis entrée au paradis ou en enfer : dans le noyau. (Ibid. : 108)[12]
Le monde de Clarice met en scène le paroxysme de cette perte de soi, sans entraîner pour autant la perte de l’intellect. C’est plutôt l’étape où tout devient clair et terriblement simple, une zone où tout converge. L’union du sujet avec le monde ne semble pas étrangère à la fusion de l’être avec la Nature chez Spinoza. Le corps perd les limites qui le séparent du monde, de la nature, des autres objets, qu’ils soient matériels ou immatériels. Les dimensions spatiale, temporelle et intellectuelle sont mises en échec. À partir de cette expérience propre à un dépassement de soi absolu, il est possible de toucher à l’éternel, à ce point pluridimensionnel et par définition sans proportion. Comme l’indique Clarice : « Et dans cette grande dilatation de moi, j’étais dans le désert » (Ibid. : 84)[13]. Le désert s’avère ici l’une des figures de l’éternité, le reflet indirect de ce vide conceptuel qui englobe tout. Qui est le tout. Qui est.
Spinoza croit à la prédisposition du sujet à cette fusion, dans la mesure où il croit à l’éternité de l’âme. Dans la démonstration de la proposition 23 de la partie V de l’Éthique, il explique que l’âme a une durée qui est la même que celle du corps. Et par durée, je comprends, à l’aide de Deleuze, la « continuation d’existence à partir d’un commencement » (Deleuze, 1981 : 86). La durée a lieu pendant l’existence et se manifeste comme une force qui tend à préserver cette même existence. La fin de la durée est la mort. La différence entre la durée et l’éternité chez Spinoza réside peut-être dans le fait que la durée ne possède pas en soi sa propre cause, tandis que l’éternité oui. Deleuze écrit :
La durée s’oppose à l’éternité parce que l’éternité n’a pas de commencement et se dit de ce qui possède une pleine puissance d’agir invariable : l’éternité n’est ni une durée indéfinie ni quelque chose qui commence après la durée, mais elle coexiste avec la durée, comme coexistent deux parties de nous-mêmes qui diffèrent en nature, celle qui enveloppe l’existence du corps et celle qui en exprime l’essence. (Ibid. : 87)
Il y a une essence du corps qui est, elle aussi, éternelle, puisque l’essence est quelque chose qui réside en Dieu. Mais l’existence du corps est une existence actuelle, donc une existence dans le temps, différente de l’essence du corps, qui est donnée en Dieu. La durée de l’âme ne s’explique par le temps que lorsqu’elle est liée à la durée du corps. Mais, comme pour Spinoza l’essence de l’âme est cohérente en quelque sorte avec l’essence de Dieu, il soutient que « [l]’Âme ne peut être entièrement détruite avec le Corps, mais il reste d’elle quelque chose qui est éternel. » (Éth, V, 23)
Spinoza croit aussi à la compréhension de l’éternité, notamment à travers le troisième genre de connaissance, « dont le principe est la connaissance même de Dieu » (Éth, V, 20). Il s’agit alors d’une connaissance immédiate, qui ne supporte aucune médiation : ni dans l’espace, ni dans le temps, ni dans le domaine de la réflexion, vu l’impossibilité d’une quelconque évolution de la pensée. L’âme est capable de cet entendement intuitif de l’éternité parce qu’elle y reconnaît une partie de soi, comme si quelque chose réverbérait, un écho qui témoigne d’un lien puissant. « […] l’Âme, en tant qu’elle est éternelle, est apte à connaître tout ce qui peut suivre de cette connaissance de Dieu supposée donnée » (Éth, V, 31, démonstration), explique Spinoza.
Le corps, en tant que matière attachée au temps, établit un lien difficile avec l’éternité, un lien évoqué par Clarice : « Éternité n’était pas seulement le temps, mais quelque chose comme la certitude enracinément profonde de ne pas pouvoir le contenir dans le corps à cause de la mort ; l’impossibilité de dépasser l’éternité était éternité » (Lispector, 1981 : 57-58)[14]. Je lis cette impossibilité de dépasser l’éternité comme l’impossibilité du corps de vaincre le temps. Rappelons que dans l’éternité, il n’y a pas de temps, certes, mais il n’y a pas non plus d’espace ni de mouvement. Or ce sont des conditions sans lesquelles l’idée de la matière ne peut être soutenue. De l’impossibilité du corps d’identifier et de traverser l’éternité naît le changement de paradigme qui mènera à la compréhension de l’éternité via le paradoxe du clivage entre l’âme et le corps. Paradoxe parce que le corps périt et ensuite disparaît dans la fusion avec l’âme. Cette fusion sera le germe d’une nouvelle expérience, comme si « Tout son corps et son âme perdaient les limites, se mélangeaient, se fondaient en un seul chaos, suave et amorphe, lent et de mouvements vagues comme la matière simplement vivante. C’était la rénovation parfaite, la création » (Ibid. : 143)[15]. Dans l’extrait, corps et âme sont élevés vers une autre modalité d’existence. Il y a l’absence de forme, comme si on retournait au stade élémentaire de la vie où elle est potentielle, où elle est encore le germe d’une chaîne infinie d’événements. Inutile de remarquer la présence de la circularité comme symbole d’un mouvement sans début ni fin. La même expérience est présente plus tard dans le roman à partir d’une autre perspective, celle de la mort, sans qu’il n’y ait pour autant contradiction, car vie et mort se complètent, liées par l’existence.
Déjà sans s’accrocher à des raisonnements, il lui a semblé si illogique de mourir, qu’elle s’est arrêtée maintenant stupéfaite, pleine de terreur. Éternelle ? Violente… Des réflexions très rapides et brillantes comme des étincelles qui s’entrecroisaient électriquement, se fondant plus dans des sensations que dans des pensées. Elle changeait sans transition, en sauts légers, de plan à plan, de plus en plus hauts, clairs et tendus. Et d’instant en instant elle tombait plus profondément en elle-même, en cavernes de lumière laiteuse. (Ibid. : 282)[16]
Le corps ressent le vertige d’une séquence de réactions qui mène au saut qualitatif. Dans cette escalade de sensations qui s’intensifient (« Des réflexions très rapides », « étincelles »), les sensations prévalent sur les pensées jusqu’à ce qu’on arrive au stade de l’immédiat, propre de l’entendement intuitif chez Spinoza. L’extrait ci-dessus nous plonge pratiquement dans un état de transe propre à une révélation qui se fait à travers le repli continu sur soi. En un mot, on revient au noyau le plus profond, le plus intangible, le point pluridimensionnel et sans étendue. Soulignons que tout se passe à l’imminence de la mort, ce qui fonctionne comme le point d’inflexion ultime vers l’expérience qui aboutira dans un Rien tellement absolu qu’il concentre tout ce qui existe. Tel un trou noir qui engloutit la lumière, ce Rien engloutit l’existence et lui donne un sens en éliminant, justement, toute possibilité de sens logique. Jusqu’au point où l’« [é]ternité c’est le non-être » (Ibid. : 284)[17].
4. Le triangle — langage et répétition
Comment imaginer ce Rien absolu ? Est-il possible de le concevoir sans le vivre ? Comment le représenter dans le langage ? Clarice bouleverse notre logique et nous procure une sensation d’apesanteur et de confusion mentale à travers le génie de son langage, nous conduisant vers un terrain inconnu. L’auteure s’y libère en révélant l’envers de chaque mot.
Toute langue s’organise selon un complexe système de codes et répond à un ensemble de règles précises qui doivent être respectées pour rendre possible la communication. Néanmoins, une flexibilité est permise à l’intérieur de ce cadre normatif. Il est alors possible de manier les mots pour jouer avec les règles afin de les renverser, de les transgresser et de les étirer à l’extrême. La force du mot semble aussi banale que l’axiome fondamental du triangle : figure bidimensionnelle de trois côtés, dont la somme des trois angles internes est toujours égale à deux angles droits, voire 180°. Des figures aussi anodines qu’un triangle ou qu’un point dissimulent des notions qui dépassent notre entendement. Rappelons la phrase de Spinoza : « […] de toute éternité et pour l’éternité il suit de la nature du triangle que ses trois angles égalent deux droits. » (Éth, I, 17, scolie). Quoique l’éternité réfute le temps, le mouvement et l’espace, le triangle en est un reflet dans l’espace, telle une brèche à travers laquelle l’entendement peut extrapoler vers un saut qualitatif de l’ordre de la compréhension.
Pour accommoder l’éternité dans le langage, Clarice va dans le sens inverse de la description exhaustive. Plutôt que d’accumuler, elle réduit. Selon le philosophe brésilien Benedito Nunes, la technique de Clarice envisage la réduction du mot au degré maximal de sa concrétude, ce qu’il appelle técnica de desgaste — que je traduis par « technique lapidaire ».
La romancière, tantôt en neutralisant les sens abstraits des mots, tantôt en les utilisant dans leur concrétude maximale, à travers la répétition obsessive de verbes et de noms, met en œuvre un processus que nous appellerons technique de l’usure, comme si, au lieu d’écrire, elle desécrivait, en produisant un effet magique de reflux du langage, ce qui expose le « ça », l’« inexprimé ». (Nunes, 2009 : 132)[18]
En voici un exemple : « Jamais jamais oui oui. Tout était comme le bruit du tramway avant de s’endormir, jusqu’à jusqu’à ce que l’on sente un peu de peur et on dort » (Lispector, 1981 : 15-16)[19]. Le recours à la répétition rend la voix narrative analogue à celle d’un enfant, mais le passage suggère à la fois le bégaiement.
Le bègue arrive à révéler une fissure dans la fine couche du langage qui agit comme une croûte mince et délicate responsable d’organiser le monde et de le rendre intelligible, représentable et reproductible. Le langage s’avère être la croûte qui nous sépare et nous protège du magma, c’est-à-dire de la dimension chaotique qui contient la vérité (peut-être le monde dionysiaque de Nietzsche). La parole du bègue jaillit alors comme une éruption et révèle l’autre face du monde, elle met à nu la fragilité et l’arbitraire du langage. Ce dernier permet la réflexion, la communication, et nous écarte d’un chaos que nous ne pourrions pas supporter. Mais le bègue se place dans l’entre-deux. Il subvertit le langage, déplaçant les plaques tectoniques, provoquant un tremblement qui continue à résonner. La répétition de syllabes et de mots crée des sons équivoques, apparemment dénués de sens, mais qui en engendrent de nouveaux et ouvrent les fenêtres de l’entendement. D’ailleurs, notons que La passion selon G.H. s’ouvre sur une répétition, « — — — — — — estou procurando, estou procurando » (Lispector, 2009 : 9), répétition, d’ailleurs, qui n’a pas été pleinement conservée dans la traduction en français, qui commence par « … Je cherche, je ne cesse de chercher. » (Lispector, 1978 : 21). Outre le début du roman, la phrase qui termine chaque section est la même que celle qui démarre la section suivante.
L’apparition consécutive d’un même mot crée d’emblée l’effet visuel de la double vision sur la page, comme un effet miroir. Il y a aussi l’effet auditif d’une constance rythmique qui n’évolue guère. De surcroît, ne méprisons pas la diversité des réactions affectives déclenchées, telles que l’étonnement, l’angoisse, la peur, l’excitation ou la rage. Finalement, la répétition s’assimile à la force symbolique d’un rituel, qui s’amorce lentement tel un rouage en train de sortir de l’inertie avant d’accélérer progressivement jusqu’à l’entrée dans un état contemplatif aboutissant à la perte de soi. Ce recours fait violence à l’identité du mot et révèle l’envers du langage, la desécriture qui cherche à décomposer le signe et à le réduire au signifiant. Sous cette action, le mot subit plusieurs transformations qui vont du changement et/ou de l’anéantissement de son sens, jusqu’à la métamorphose de sa nature. Voici l’échelle de dégradation :
Le mot répété, ne serait-ce qu’une fois, altère le sens et la forme de celui qui le précède. Les lapidations consécutives dépouillent le mot de son sens premier, le transforment dans une agglutination de sons, puis dans un son indéchiffrable qui ne veut plus rien dire, allant jusqu’à la nature minimale du mot, à l’essence : le potentiel d’une multiplicité de nouvelles significations possibles.
Certes, la répétition est en soi le mouvement qui change la perspective, puisqu’elle n’est pas un processus statique, elle suit un continuum. Même la répétition sur le même point produit la nouveauté, donne l’essor à une cadence et à une succession. Comme le point, qui se répète à l’infini sur lui-même. Le tout début de Près du cœur sauvage contient déjà la puissance de la répétition et met en pratique la technique de lapidation du langage afin d’en extraire de nouveaux sens en s’approchant de son noyau : « La machine de papa battait tac-tac… tac-tac-tac… L’horloge s’est réveillée en tin-dlen sans poussière. Le silence a traîné zzzzzz. La garde-robe disait quoi ? Robe-robe-robe. Non, non » (Lispector, 1981 : 9)[20].
Le langage — ainsi que le triangle, le cercle, le point, la ligne, le désert, la mer — est un intermédiaire entre nous et la vérité sublime, Dieu, l’éternité. Le vrai contact avec la substance n’accepte pas de médiation. Pour cette raison, la voix narrative de l’extrait ci-dessous veut se débarrasser des mots pour entreprendre la quête de soi qui l’amènera à l’expérience du Rien absolu. Je veux souligner, enfin, la tentative de la représentation de cette non-médiation par l’absence de virgules entre chacun des attributs de la mer — curieusement, cette séquence fait penser au principe mathématique de la ligne, formée par une succession de points :
Dieu, comme elle s’enfonçait doucement dans l’incompréhension d’elle-même. Et comme elle pouvait, encore plus, s’abandonner au reflux ferme et doux. Et revenir. Elle allait se réunir à elle-même un jour, sans les mots durs et solitaires… Elle allait se fondre et être de nouveau la mer muette brusque forte large immobile aveugle vivante. La mort la lierait à l’enfance. (Ibid. : 280)[21]
Sans ironie, le mot peut être comparé à une pierre brute et difforme qui devient joyau à mesure qu’elle subit la technique lapidaire. Comme un joyau ou une sculpture, le résultat final est là dès le départ, il existe avant que le premier excès de matière ne soit enlevé. C’est peut-être dans le dépouillement du langage que se cache le sublime, tellement infime au point d’être à la fois début et fin.
Conclusion
Pour terminer, je pourrais appliquer la technique lapidaire sur le raisonnement que j’ai essayé de développer ici. Sans surprise, je trouverais dans le noyau des pensées exposées l’idée du point. J’ai tenté de construire une réflexion sur l’éternité appuyée sur une logique mathématique illustrée dans les quatre figures géométriques que j’ai élues. Mais je voulais aussi mettre en lumière la convergence des différentes idées élaborées vers une constance conceptuelle : encore le point. Je suis persuadé que le point est l’expression la plus proche que nous pouvons concevoir d’une alliance cohérente entre le tout absolu et le rien absolu. Toutes les dimensions y sont concentrées, toutes pensées y convergent, tout est là. Pour sa part, Clarice est la preuve de la terrifiante beauté que la quête de ce point peut amener. Elle, qui souvent fait appel à la main pour continuer à écrire et à foncer dans sa quête à travers le langage, devient la généreuse conductrice qui fraye le chemin au juste milieu de nous-mêmes. Comme n’importe quel angle devant la violence de la bissectrice.
Bibliographie
- ANDRIEU, Catherine. De l’éternité du monde fini dans l’Éthique de Spinoza, Paris, L’Harmattan, 2009.
- DELEUZE, Gilles. Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1981.
- LISPECTOR, Clarice. A paixão segundo G.H., Rio de Janeiro, Rocco, 2009 [1964].
- . La passion selon G.H., traduit par Claude Farny, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 1978.
- . Perto do coração selvagem, Rio de Janeiro, Rocco, 1998 [1944].
- . Près du cœur sauvage, traduit par Regina Helena de Oliveira Machado, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 1981.
- JAQUET, Chantal. Sub specie æternitatis. Étude des concepts de temps, durée et éternité chez Spinoza, Paris, Éditions Kimé, 1997.
- NUNES, Benedito. O dorso do tigre, São Paulo, Editora 34, 2009 [1969].
- SPINOZA. Éthique, traduit par Charles Appuhn, Paris, GF Flammarion, 1965 [1677].
[1] Souvent on privilégie le prénom au lieu du nom pour se référer à une figure emblématique de la culture brésilienne. C’est le cas, par exemple, de Chico (Buarque), Caetano (Veloso), Tarsila (do Amaral), Raduan (Nassar) et Vinícius (de Moraes). C’est la même chose avec Clarice (Lispector). Dans le présent article, j’opte pour le prénom. Chez certains lecteurs, ce choix donnera peut-être l’impression d’un rapprochement et d’une intimité avec l’auteure, un effet souhaité ici.
[2] Afin de rendre les extraits de l’Éthique de Spinoza plus aisément repérables pour le lecteur, ils seront dorénavant référés par Éth, suivi de la partie de l’œuvre en chiffre romain, la proposition en chiffre arabe et d’autres compléments, le cas échéant.
[3] « Dentro de si era como se não houvesse a morte, como se o amor pudesse fundi-la, como se a eternidade fosse a renovação. » (Lispector, 1944 : 34). La version originale (en portugais) des passages extraits de l’œuvre de Clarice se trouvera toujours en note de bas de page.
[4] « Definir a eternidade como uma quantidade maior que o tempo e maior mesmo do que o tempo que a mente humana pode suportar em ideia também não permitiria, ainda assim, alcançar sua duração. Sua qualidade era exatamente não ter quantidade, não ser mensurável e divisível porque tudo o que se podia medir e dividir tinha um princípio e um fim. Eternidade não era a quantidade infinitamente grande que se desgastava, mas eternidade era a sucessão » (Lispector, 1944 : 44). Même si je ne développe pas l’idée ici, il est étonnant de remarquer la proximité entre ce passage et la conception du temps chez Henri Bergson, qui comprend le temps comme une succession d’états de conscience et qui le pense plutôt comme qualité que comme quantité.
[5] « ‘Otávio — dizia-lhe ela de repente — você já pensou que um ponto, um único ponto sem dimensões é o máximo de solidão? Um ponto não pode contar nem consigo mesmo, foi-não-foi está fora de si.’ » (Lispector, 1944 : 33)
[6] « A tarde era nua e límpida, sem começo nem fim. Pássaros leves e negros voavam nítidos no ar puro, voavam sem que os homens os acompanhassem com um olhar sequer. Bem longe a montanha pairava grossa e fechada. Havia duas maneiras de olhá-la: imaginando que estava longe e era grande, em primeiro lugar; em segundo, que era pequena e estava perto. » (Lispector, 1944 : 31)
[7] « Apenas um segundo quieto talvez separando um trecho da vida ao seguinte. Nem um segundo, não pôde contá-lo em tempo, porém longo como uma linha reta infinita. Profundo, vindo de longe — um pássaro negro, um ponto crescendo do horizonte, aproximando-se da consciência como uma bola arremessada do fim para o princípio. E explodindo diante dos olhos perplexos em essência de silêncio. Deixando depois de si o intervalo perfeito como um único som vibrando no ar. Renascer depois, guardar a memória estranha do intervalo, sem saber como misturá-lo à vida. Carregar para sempre o pequeno ponto vazio — deslumbrado e virgem, demasiado fugaz para se deixar desvendar. » (Lispector, 1944 : 157)
[8] « Dentro de um vago e leve turbilhão, como uma rápida vertigem, veio-lhe a consciência do mundo, de sua própria vida, do passado aquém de seu nascimento, do futuro além de seu corpo. Sim, perdida como um ponto, um ponto sem dimensões, uma vez, um pensamento. » (Lispector, 1944 : 136)
[9] Je le prouve avec des chiffres encore plus grands : par exemple, si on répète ce découpage 20 fois, le cercle sera coupé par 524 288 lignes et ainsi divisé en 1 048 576 parties parfaitement égales. L’angle de chacune de ces parties par rapport au centre du cercle sera de 0,00034332275390625°. Lorsqu’on procède avec la déclination numérique, on a 0+0+0+0+3+4+3+3+2+2+7+5+3+9+0+6+2+5=[ 54 ], d’où 5+4=9.
[10] L’incompatibilité entre temps et éternité ne nous empêche pas de parfois prendre appui sur le temps pour aller au-delà de lui.
[11] « Estou tentando te dizer de como cheguei ao neutro e ao inexpressivo de mim » (Lispector, 1964 : 99). Dorénavant, les passages du roman La passion selon G.H. seront indiqués par la sigle PGH.
[12] « Foi assim que fui dando os primeiros passos no nada. Meus primeiros passos hesitantes em direção à vida, e abandonando a minha vida. O pé pisou no ar, e entrei no paraíso ou no inferno: no núcleo. » (Lispector, 1964 : 80)
[13] « E na minha grande dilatação, eu estava no deserto » (Lispector, 1964 : 59)
[14] « Eternidade não era só o tempo, mas algo como a certeza enraizadamente profunda de não poder contê-lo no corpo por causa da morte; a impossibilidade de ultrapassar a eternidade era eternidade; » (Lispector, 1944 : 43)
[15] « Todo o seu corpo e sua alma perdiam os limites, misturavam-se, fundiam-se num só caos, suave e amorfo, lento e de movimentos vagos como matéria simplesmente viva. Era a renovação perfeita, a criação. » (Lispector, 1944 : 99)
[16] « Já sem se prender a raciocínios, pareceu-lhe tão ilógico morrer, que se deteve agora estupefacta, cheia de terror. Eterna? Violento… Reflexões rapidíssimas e brilhantes como faíscas que se entrecruzavam eletricamente, fundindo-se mais em sensações do que pensamentos. Mudava sem transição, em saltos leves, de plano a plano, cada vez mais altos, claros e tensos. E de instante a instante caía mais fundo dentro de si própria, em cavernas de luz leitosa […] » (Lispector, 1944 : 191-2).
[17] « Eternidade é o não ser » (Lispector, 1944 : 193)
[18] Ma traduction. Version originale de l’extrait : « [A] romancista, ora neutralizando os significados abstratos das palavras, ora utilizando-os na sua máxima concretude, pela repetição obsessiva de verbos e substantivos emprega um processo que denominaremos técnica de desgaste, como se, em vez de escrever, ela desescrevesse, conseguindo um efeito mágico de refluxo da linguagem, que deixa à mostra o “aquilo”, o inexpressado. »
[19] « Nunca nunca sim sim. Tudo era como o barulho do bonde antes de adormecer, até até que se sente um pouco de medo e se dorme. » (Lispector, 1944 : 17)
[20] « A máquina do papai batia tac-tac… tac-tac-tac… O relógio acordou em tin-dlen sem poeira. O silêncio arrastou-se zzzzzz. O guarda-roupa dizia o quê? roupa-roupa-roupa. Não não. » (PCS, 13)
[21] « Deus, como ela afundava docemente na incompreensão de si própria. E como podia, muito mais ainda, abandonar-se ao refluxo firme e macio. E voltar. Haveria de reunir-se a si mesma um dia, sem as palavras duras e solitárias… Haveria de se fundir e ser de novo o mar mudo brusco forte largo imóvel cego vivo. A morte a ligaria à infância » (Lispector, 1944 : 190). Je souligne.