RÉSUMÉ
Cet article propose de considérer Cassandre en tant que figure de lectrice dans l’Agamemnon d’Eschyle et le poème Alexandra de Lycophron. En retournant vers ces tragédies antiques, il est possible de penser, dès celles-ci, une conceptualisation du rôle de la lectrice dans une simultanéité entre dire et lire, redonnant à Cassandre une puissance langagière dont elle semble, en apparence, dépourvue.
ABSTRACT
This article proposes to consider the figure of Cassandra as a reader figure in Aeschylus’ Agamemnon and Lycophron’s poem Alexandra. By returning to these ancient tragedies, this essay offers a conceptualization of the role of the reader in a simultaneity between saying and reading, thus giving back to Cassandra the potency of language of which she seems, in appearance, to be deprived.
But in the Electra or in the Antigone we are impressed by something different, by something perhaps more impressive—by heroism itself, by fidelity itself. In spite of the labour and the difficulty it is this that draws us back and back to the Greeks; the stable, the permanent, the original human being is to be found there […] These are the originals, Chaucer’s the varieties of the human species.
Woolf, On Not Knowing Greek, 1925
Alors aussi aux fatalités futures s’ouvrit de Cassandre la bouche, que du dieu le décret à jamais discrédita parmi les Teucres
Virgile, Énéide, trad. Klossowski, 2017
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, — Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère !
Baudelaire, Au lecteur, 1861
Liminaire
Ce texte est une méditation orageuse. Il n’est rien qui ne le fonde à proprement parler, si ce n’est le sentiment, l’intuition que la figure de Cassandre, déjà dans ses premières manifestations au sein du théâtre d’Eschyle et du poème de Lycophron, porte en elle la richesse d’un parler qui ne dit rien et qui contient quelque chose comme le tout du langage, le tout du littéraire. Peut-être s’agit-il seulement de relayer ici une affirmation quignardienne :
Kassandra, la sœur de Pâris, Alexandra, la sœur d’Alexandros, parle, parle sans cesse à l’écart de tous. Elle parle et c’est comme le silence. Elle parle : cela ne sert à rien. Elle dit ce qui surgit mais cela ne sert à rien à ce qui surgit, cela ne transforme pas ce qui surgit. Cassandre désigne la sacerdos furibunda. La prêtresse pleine d’une fureur sans objet. La prophétesse furibonde. Elle est celle qui vaticine vera sed frustra. En vérité mais en vain. Ce n’est pas le faux, qui fait le cœur de la littérature, mais la vérité vaine. (Quignard, 2010 [1971] : 162)
Mais le relais m’apparaît lui-même (re)moduler[1], (re)modeler. C’est-à-dire qu’en relayant cette phrase de Quignard pour penser la figure de Cassandre et l’obliger, encore, à parler, peut-être quelque chose surgira-t-il, via cet acte de reprise et de réécriture auquel je m’attèle. Mais dans ce relais je veux m’éloigner de la Cassandre sœur de, comme si Cassandre, encore une fois, ne pouvait être pensée que dans des liens filiaux au masculin. Dans cette Cassandre seule qui parle pour rien (et pour tout) se tient l’énigmatisme d’une rage langagière qui fait la persistance des figures. Et c’est qu’il me faut, absolument, incessamment, rageusement, une figure féminine pour représenter mes propres cris. Et le sentiment que nous sommes les lectures que nous faisons…
Mutisme de la parole
Et la question ne pouvait que se poser : à quoi correspondaient leurs attributs aussi sauvages que terrifiants ? De quoi, si angoissant pour l’homme, pouvaient-ils être signes chez ces femmes ainsi placées en marge, bien à l’écart même souvent, du monde policé, constituant en même temps, pour les plus grands des héros, d’ultimes épreuves ? (Goudot, 2001 : 522)
Et ainsi : il y a celle qui parle et qui pourtant ne parle pas. Celle dont la parole est dite, prononcée et entendue, mais jamais comprise. Celle dont la parole est toujours entendue comme insensée et vertigineuse, parce qu’insensée justement. Il y a cette figure — qui n’est pas la seule — qui s’évertue à revenir, énièmes et énièmes reprises persistant dans leurs adresses ; insistance si puissante qu’en entendant, qu’en lisant ses noms, jaillissent images et récits dont tous les détails nous échappent peut-être, mais dont les contours sont formés par ces noms mêmes. Il y a bien, tel que le décrit Woolf dans la citation en exergue, une permanence qui se fait sentir, permanence rattachée aux noms et à tout ce qu’ils font surgir, mais qu’en est-il de l’origine ? Puisque Woolf affirme, dans ce magnifique essai, que les figures grecques sont en fait des archétypes, les figures et personnages à partir desquels sont survenus tous les suivants, comme s’ils en étaient le principe même, le point de départ… Lorsqu’elle écrit : « But in the Electra or in the Antigone we are impressed by something different, by something perhaps more impressive—by heroism itself, by fidelity itself », elle signale déjà la question de la répétition différée (le temporel), de la répétition qui diffère (qui est à la fois la même et autre) et qui est donc plus près de la reprise. Mais de ces qualités en elles-mêmes, « itself », il en est une autre qui me frappe plus que celle de l’héroïsme… Les héroïnes grecques souffrent, à tel point qu’elles se font aussi représentantes de la souffrance en elle-même, c’est-à-dire d’une souffrance qui n’est pas camouflée et qui oblige, s’oblige à être vue et entendue. J’ajouterais aussi que le texte de Woolf, qui sans aller jusque-là, me ramène, à titre de lectrice, à un texte de Bataille — je l’ai dit dans le liminaire, nous sommes les lectures que nous faisons, lectures qui défont et refont toujours les cadres à partir desquels nous lisons tout le reste, même quand nous cherchons, justement, à briser ces cadres. Bataille écrit, dans L’expérience intérieure :
En ce qui touche les hommes, leur existence se lie au langage. Chaque personne imagine, partant connaît, son existence à l’aide des mots. Les mots lui viennent dans la tête chargés de la multitude d’existences humaines — ou non humaines — par rapport à laquelle existe son existence privée. L’être est en lui médiatisé par les mots, qui ne peuvent se donner qu’arbitrairement comme « être autonome » et profondément comme « être en rapport ». Il suffit de suivre à la trace, peu de temps, les parcours répétés des mots pour apercevoir, en une sorte de vision, la construction labyrinthique de l’être. (Bataille, 1954 : 99)
Ce « projet » du langage de la raison, du langage raisonné[2], qui dès qu’il est observé plus attentivement, découvre ses méandres et sa déraison, c’est-à-dire, le projet du langage qui à tout coup montre son surplus, un trop plein symbolique qui n’est autre qu’un trop plein langagier et qui, finalement, n’est rien, n’est que le vide du langage, est là, se tient dans Cassandre. Il faut, dit ailleurs dans le texte Bataille, dramatiser l’existence pour le sentir : Cassandre est ce drame. Elle est ce surplus qui dit tellement qu’il ne dit plus rien, mais qui, dramatiquement, continue de dire… La souffrance de Cassandre n’a d’égale que la terreur qu’elle impose à ceux qui l’entendent, mais qui ne peuvent rien en conserver, sinon l’effroi du dire de la prêtresse, dans lequel ils ne perçoivent qu’un écho lointain crispant leurs oreilles.
Mais il me faut retourner à l’origine, à cette idée du point de départ dont nous parle Woolf, puisque néanmoins, si origine il y a, c’est seulement un semblant, un pastiche… Car cette figure, celle de Cassandre/Alexandra, ne provient de nulle part. C’est-à-dire que son origine est elle-même plurielle, versions différentes de sa provenance, de ses qualités divinatoires et prophétiques, qui ne la rattachent à rien de précis, sauf à des récits qui lui refusent un point d’origine fixe, et qui pourtant la réinscrivent constamment. Elle est en quelque sorte cet hypocrite lecteur, cette hypocrite lectrice de Baudelaire, celle qui dit vrai et pourtant ment toujours, mensonge lié — en partie — à un refus de signaler précisément d’où elle naît, à l’ouverture béante qui nous est laissée par les différents récits de sa naissance prophétique (un autre monstre délicat) — ouverture qui pourtant fait en sorte qu’elle demeure et que, de celle-ci, tout et rien ne peut être dit. Cassandre annonce, tout comme Tirésias, ce qui est à venir, mais ses qualités textuelles et imagées — car nous la connaissons aujourd’hui par des textes, des représentations et des peintures — ne permettent jamais de fermer ce que ses annonces veulent dire ni ce que son nom signifie. En cela, elle est bel et bien figure, dont les crachats de ses revenances s’obstinent chaque fois un peu plus, pousses de salive arrachées à ses paroles en écho, expression hyperbolique de l’art divinatoire et de la mantique.
Partant de là, de Cassandre comme figure, n’est-il pas possible de penser Cassandre, dès certaines de ses premières itérations, en tant que lectrice, elle dont le regard et la voix sont toujours tournés vers ceux qui, pour elle, sont déjà morts. Empêtrée de ces morts-vivants, c’est-à-dire prise entre ceux qui pour elle sont à la fois morts et vivants — vivants au moment où elle leur annonce leur mort à venir et déjà morts pour elle en ce qu’elle sait cette mort qui les attend —, elle est, dans son impuissance à être comprise et dans ses cris qui malgré cette impuissance, continuent de traverser ses lèvres, toujours face à des restes (remains) qui la changent, qui accentuent ces cris, mais qui devant elle, demeurent des restes : « Soulevée de désir et accroché au mort. Par quelle étreinte elle expirera, sur le cadavre qui trépigne souffle rendu. Où gémir » (Lycophron, trad. Quignard, 2010 [1971] : 13).
Jouer du reste, persister dans les restes, voilà quelque peu de ce que nous offre Cassandre, cet avatar de lectrice qui porte en elle toujours d’autres récits, d’autres images, cette présence apollinienne dont sa voix se fait garante, sa voix qui est toujours garantie par le crachat d’Apollon, comme incompréhensible.
Folie divinatoire
Dans le Phèdre, Platon, via Socrate, décrit ainsi la mantique :
[…] ceux qui, dans l’Antitquité, instituaient les noms estimaient, eux aussi, que la folie n’est pas quelque chose de honteux ou d’infamant, sinon en effet ils n’auraient pas entrelacé ce nom-là au plus beau des arts, à celui qui permet de discerner l’avenir, en l’appelant maniké ([l’art] de la folie). Mais comme ils tenaient la folie pour une belle chose, dès lors qu’elle résulte d’une dispensation divine, ils ont institué cette appellation comme règle. Mais nos contemporains, qui sont dépourvus du sens du beau, ont ajouté un tau, et l’ont appelé mantiké ([l’art] de la divination) […] Autant donc, bien sûr, l’emporte en perfection et en dignité l’art du devin sur celui de qui interprète le vol des oiseaux, qu’il s’agisse du nom ou de la fonction, autant l’emporte en beauté — les anciens en témoignent — la folie sur le bon sens, ce qui vient de dieu sur ce qui trouve son origine chez les hommes. (Platon, Phèdre, 244b – 244d, 2008 : 1260)
Déplacement langagier et rhétorique dans ce passage de maniké à mantiké, de l’art de la folie à celui de la divination qui sont, nous disent-ils [Platon et Socrate] la même chose, bien que l’appellation les ait distingués. Pourtant, ce déplacement, si minime soit-il, ce seul ajout du « tau », permet de mieux comprendre en quoi la figure de Cassandre se différencie, par exemple, de celle d’un Tirésias, déjà mentionné ci-haut. Si Cassandre est celle qui parle et pourtant ne parle pas, Tirésias est celui qui voit et qui pourtant ne voit pas. La puissance antonymique de ces deux figures n’est pas négligeable[3]. Tout se joue dans l’interstice du et contradictoire, faisant de celles-ci des représentantes d’un en-soi qui est à la fois être et ne pas être[4]. Ces deux figures sont à la fois humaines et plus qu’humaines, possédant un don divin qui les différencie de tous ceux qui ne le possèdent pas, mais qui ne les rendent pas pour autant divins. C’est bien là l’étrangeté première de toutes les figures divinatoires, la plus mystérieuse étant sans doute la Pythie, dont le nom vaut pour des siècles… En elles se tient une voix divine, qui par leurs bouches et leurs énoncés s’adressent aux êtres qui composent l’immanence sensible, c’est-à-dire le monde humain, dont elles font malgré tout aussi partie. Figures par excellence de la médiation, elles agissent comme vecteur d’une transcendance qu’elles ne font que porter, mais qu’elles n’incarnent jamais totalement. Cependant, dans cette incarnation toujours médiée, s’impose un rapport tout à fait particulier à la question du savoir, que je voudrais ici appeler un « savoir-lire » dont Tirésias et Cassandre nous offrent deux témoignages.
L’aveuglement « physique » du devin contient déjà en lui la représentation d’un rapport au savoir qui s’enracine dans le passage entre le monde sensible et le monde suprasensible, un univers où la connaissance ne peut s’inscrire dans les sens et provient d’un au-delà éthéré où rien ne change ; les figures divinatoires ont une connaissance non seulement du futur, mais aussi du passé : « […] aussi bien, nous savons que pour les anciens, prophétie n’est pas connaissance et révélation de l’avenir seul, mais aussi du passé ; c’est une science totale, dont la perfection même signale l’origine surnaturelle » (Vicaire, 1963 : 347). Toutefois, les deux versions du mythe de Tirésias les plus connues, soit celles d’Ovide et de Callimaque, expriment, à même le devin, un rapport au féminin qui le rapproche de Cassandre, tout en marquant la distance qui les sépare. À l’ouvertement féminin de la figure de Cassandre s’oppose le féminin camouflé de Tirésias. « Décidément, les secrets du féminin sont bien gardés et doivent l’être : dans un cas comme dans l’autre, les yeux morts du Thébain témoignent de ce qu’il n’a désormais plus besoin de voir, puisqu’il sait » (Loraux, 1989 : 17).
Les deux versions les plus connues qui nous sont parvenues à propos de l’octroi du don de divination à Tirésias concernent, particulièrement, le féminin et le corps. On les retrouve toutes deux dans la Bibliothèque du Pseudo-Apollodore. Dans l’une d’entre elles (Ovide), Tirésias est changé en femme. Dans l’autre (Callimaque), Tirésias aperçoit Athéna nue. La version qui nous provient d’Ovide marque le corps de Tirésias à trois reprises : la métamorphose d’homme à femme, puis de femme à homme, et finalement, l’aveuglement. Celle de Callimaque marque le corps de Tirésias une seule fois, l’aveuglement, mais cette marque est une pénitence pour avoir, par mégarde, transgressé l’interdit de voir une divinité nue, dans ce cas-ci, Athéna[5].
Dans ce rapport au féminin camouflé, qui correspond aussi à un féminin passagé, s’immisce, dans la figure du devin, un savoir qui ne concerne plus exclusivement la connaissance d’un au-delà du réel, mais aussi un savoir du corps, qui permet au devin d’affirmer à Zeus (Jupiter) que dans le plaisir sexuel, c’est la femme qui a la plus grande part : neuf parts pour la femme, une pour l’homme. (Ovide, 1966 : 98) Cette réponse est déjà le signe d’un internement du féminin par le masculin, qui, je répète les mots de Loraux, doit cacher « ces secrets bien gardés[6] ». Ce féminin passagé est important, en ce qu’il m’apparaît participer, certes, d’une ouverture à la question du féminin qui est plus qu’une simple inversion ou dualité, tel que l’explicite clairement et rigoureusement Loraux dans son ouvrage, mais qui, parce que passagé, octroi à Tirésias un savoir du corps féminin toujours conçu à partir d’un point de vue masculin. Si la réponse donnée par Tirésias à Zeus peut facilement apparaître comme subversive, tel que l’indique encore une fois Loraux, et si elle permet de concevoir autrement la part du féminin dans l’univers hellénistique, il n’en demeure pas moins qu’elle concerne exclusivement la question du plaisir (et du savoir) corporel et se pose à un homme qui a cessé d’être femme — personnage à qui une telle question peut donc être posée. Et sa réponse engendre la fureur de la déesse du foyer, Héra (Junon), qui aveugle physiquement le devin pour l’injure commise. La subversion est retranchée immédiatement.
Ce plaisir corporel est quant à lui refusé, nié à Cassandre. Non seulement, la prophétesse et prêtresse a fait vœu de chasteté, mais lors du sac de Troie, elle a été violée par le petit Ajax alors qu’elle s’agrippait à une statue d’Athéna[7]. C’est dire à quel point ce qui se présente d’emblée comme féminin et persiste à se présenter comme tel se voit retirer toute capacité d’agir. J’ose concevoir ici que la position de Cassandre comme lectrice, comme possédant un « savoir-lire » lui reconnaît une puissance que ces représentations cherchent à lui nier[8].
Pour le moment, il me faut retourner à Tirésias. Car de là, de cette subversion arrêtée, tardive d’ailleurs, puisqu’ovidienne, il n’en demeure pas moins que le devin, qui une fois aveuglé obtient pour récompense le don de voyance, prend vite la forme d’une intelligence désincarnée du corps. Platon et Socrate ne disent-ils pas, d’ailleurs, dans le Ménon :
Quant à nous, à présent, si dans toute la discussion que nous avons eue, c’est une belle recherche que par la parole nous avons menée, la vertu ne saurait ni venir par nature ni s’enseigner, mais elle serait présente comme une faveur divine, dépourvue d’intelligence, chez les hommes où elle se trouve. À moins qu’il n’y ait, chez les hommes politiques, un homme capable de faire aussi d’autrui un homme politique. Si un tel homme existait, on dirait presque qu’il est parmi les vivants tels qu’Homère décrit Tirésias chez les morts, disant de lui : « là, lui le sage », dans l’Hadès, « et les autres, que des ombres errantes ». (Platon, 100a, 2008 : 1088)
Ou, dans la traduction de Bernard Suzanne : « Mais si c’était le cas, on pourrait dire de celui-ci qu’il est, chez les vivants, quelque chose d’à peu près semblable à ce qu’Homère prétendait qu’était Tirésias chez les morts, disant à son sujet que “seul il a tout son esprit” parmi ceux de l’Hadès, “alors que des ombres s’agitent”. » (Platon, 100a, 2009 : 198)[9]. Le devin est d’ailleurs la seule figure divinatoire qui conserve le don après la mort[10].
Ainsi, le devin, qui conserve son « esprit » et s’en fait le synonyme, ne se voit pas associé à la folie, mais toujours à la divination, même lorsque ses paroles sont refusées, par exemple, dans l’Œdipe de Sophocle : « Tu ne peux user que de mots obscurs et d’énigmes ? » (Sophocle, 1973 : 200) Là aussi s’impose une importante différence : si les paroles de Tirésias mènent à une mécompréhension de son dire[11], à un refus de celles-ci, celles de Cassandre sont toujours déjà refusées parce qu’elles ne sont pas crues, parce qu’elles ne peuvent pas être crues, sauf au précipice de la mort. Autrement dit, de cette folie divine, qui parce que divine, n’est pas égarement, mais plutôt déraison, dès lors que la raison appartient aux hommes, participe aussi Cassandre. Cependant, cette « dispensation divine » qu’elle possède se voit toujours accolée à la folie au sens d’égarement, puisque justement, personne ne la croit. Elle est seule à se savoir non pas folle, mais déraisonnable — c’est-à-dire au-dessus de la raison — à savoir que ce qu’elle énonce se produira bel et bien. Le passage de la parole oraculaire, du suprasensible vers le sensible, est constamment coupé. Rien ne traverse, tout reste prit dans la voix de Cassandre. Mais il y a bien plus. Cassandre terrifie. Ses transes, qui servent aussi à rendre compte de la puissance de son don, accroissent le sentiment d’impuissance de tous ceux qui la regardent :
Mais le chant soudain de l’inspirée, mêlant d’abord le gémissement et l’invocation, puis faisant apparaître des visions affreuses, d’un coup vient rendre intolérable l’attente d’on ne sait quoi qui ne peut avoir que le visage du crime et l’odeur du sang […]. Dans le cas de Cassandre, l’état de transe est une marque supplémentaire de la communication avec la divinité ; nul doute que sa prédiction ne se réalise […]. Apollon veut bien que les témoins de la violence, et l’une de ses victimes, sachent avec un peu d’avance l’horreur qui se prépare : Cassandre aura dû attendre sa dernière heure pour être enfin crue sans que rien — ni sa mort ni celle d’Agamemnon — puisse être évité pour autant. Si la prophétesse n’est pas à proprement parler l’incarnation du destin, du moins elle en est la voix […]. (Vicaire, 1963 : 347)
Elle est la plus seule de toutes les figures… Dès lors qu’elle n’est jamais seule. Toujours accompagnée d’Apollon qui la punit de l’avoir refusé, Cassandre est seule face à la divinité qui l’emprisonne parmi tous ceux qui devraient la comprendre. La seule, nous dit Quignard, « femme du monde grec montrée, dessinée, sculptée, peinte, les cheveux désordonnés » (Quignard, 2010 [1971] : 162). Prophétesse des lamentations (γόος), de la disparition, certes. Mais d’une disparition qui augmente chaque fois sa puissance d’apparition et de lectrice. Elle est ce qui se camoufle derrière les sons et que l’on sait toujours présent, ce qui tient dans sa bouche la narration qu’on ne reconnaît pas, mais qu’on sait tenue par quelque chose.
S’il [la lectrice, le lecteur][12] fut tous les livres qu’il lut, s’il fut le temps de chaque livre de doctrine la prosopopée soit exaltée, soit courroucée de l’idée magistrale qui y était défendue, si de tous les romans il fut le héros du roman, alors il est ce défaut que requièrent pour préalable de semblables métamorphoses : il est cette défection qui préside à l’échange. Il est cette disparition. (Quignard, 1976 : 16-17)
La fureur de la langue
Cassandre — Hélas ! hélas ! infortunée ! quel est mon malheureux destin ? C’est mon propre lot de douleurs que je verse à son tour au cratère de mes chants. Où donc m’as-tu conduite en m’amenant ici malheureuse ? où sinon à la mort — moi aussi ?
Le Chœur — Tu délires, jouet d’un dieu, pour chanter ainsi sur toi-même un chant si peu enchanteur ! Tel le rossignol fauve, jamais las d’appeler : « Itys ! Itys ! » gémit, hélas ! en son cœur douloureux, sur une vie trop riche de douleurs. (Eschyle, 1982 : 297)
Cassandre a la fureur du langage. Eschyle l’a bien rendu. Fureur de la parole qui se tord et s’extirpe de la bouche en pure perte. Dans la triade oraculaire que celui-ci met en scène, la voix de Cassandre retentit avec force pour clamer la mort imminente à trois reprises — la sienne, celle d’Agamemnon, celle de Clytemnestre. Cassandre parle jusqu’à la mort, avec frénésie et opiniâtreté… Se taire, cela serait se réduire à n’être que ce « jouet d’un dieu », à répondre exclusivement de ce crachat divin et masculin qui l’a réduite à l’apparente incohérence d’un discours sans fin qui ne veut rien dire… Et pour répondre à cet insensé de sa condition, Cassandre s’évertue à déclamer, à hurler et à écumer, à marteler ses douleurs… Ne pas être crue ne signifie pas devoir se taire, et Cassandre refuse toujours de se taire. Elle ne tait pas sa souffrance. C’est dans ce refus même de se taire et de se terrer que je vois Cassandre lectrice, Cassandre en possession de ce « savoir-lire », dans cet appel au corps proposé par Barthes — « Lire, c’est faire travailler notre corps […] à l’appel des signes du texte, de tous les langages qui le traversent et qui forment comme la profondeur moirée des phrases » (Barthes, 1984 : 35) — mais aussi, tout simplement, dans l’idée de la lectrice comme celle qui lit à voix haute. Dans le retentissement de la voix de Cassandre s’introduit la puissance de celle qui lit et interprète cet à venir narratif qui la rend présente et absente des évènements et de la lettre qu’elle hurle. Elle n’est pas simple observatrice ou interprète, elle est introduction d’un supra- qui n’est jamais reconnu comme supra-, l’arrivée d’une verticalité de la parole effective, d’une vocifération et d’un tintamarre qui bouleversent l’ordre du récit au-dessus duquel elle est suspendue, irrémédiablement. Cassandre se fait le tout du langage, ce tout néantisé du langage, qui la ravale et la recrache toutes les fois où elle s’énonce de nouveau. Ce tout du langage qui pour moi, correspond à ce « dire vrai en vain » de Quignard, aporie première de celui-ci [le langage], en ce qu’il recèle toujours du non-dit qui le dépasse.
Nonobstant cette voix, il faut revenir à ce « faire travailler notre corps » de Barthes. La question du corps et de la corporalité, par les textes[13], est en elle-même une question étrange. Le corps de Cassandre, dont les descriptions, d’Homère à Virgile, soulignent la beauté, est un corps lointain et difficilement cernable — parce que trop cernable via une image précise, celle du viol par le petit Ajax — comme le sont la plupart de ceux des figures. La corporalité de Cassandre, chez Eschyle, passe presque tout entière par le gémissement de sa voix. Ce sont les lamentations et les pleurs de Cassandre qui lui donnent corps, soit la souffrance qui s’entend dans ses paroles, même lorsqu’elles ne sont pas comprises.
Cassandre — Va, l’oracle maintenant ne se montrera plus à travers un voile, ainsi qu’une jeune épousée. D’un souffle éclatant, il va bondir au-devant du soleil qui monte et fera déferler vers sa lumière la vague d’un malheur plus terrible encore. Je vous instruirai alors sans énigmes ! En attendant, rendez-moi témoignage que, le nez sur la piste, j’ai suivi sans écart la trace des forfaits anciens. C’est que cette maison, un chœur jamais ne la déserte, dont les voix, pour s’accorder, n’en sont pas plus douces à l’oreille : car elles sont bien loin d’entonner des louanges ! Ah ! Elle a bu pour se donner plus d’audace, elle a bu du sang humain, la bande joyeuse qui s’attarde en ce palais et ne s’en laisse pas aisément déloger, la bande des Érinyes de la race ! Attachées à cette demeure, elles y chantent le chant qui dit le crime initial, puis, à son tour, flétrissent la couche fraternelle, cruelle a qui la souilla. Ai-je mis la flèche au but ? ou l’ai-je manqué ? Suis-je une radoteuse qui va frappant de porte en porte avec des fausses prophéties ? Avant de le prétendre, commence par jurer que tu n’as jamais rien entendu dire des vieilles fautes de ce palais. (Eschyle, 1982 : 299)
L’oracle qui se défait du voile, qui se montre à la lumière et ne camoufle plus son énigme, c’est l’oracle une fois réalisé, une fois l’à venir s’étant produit. C’est le corps de Cassandre gisant auprès de celui d’Agamemnon qui lève le voile : « Ce n’est que lorsque qu’on sait que l’on doit s’indigner : conjecturer n’est pas savoir » (Eschyle, 1982 : 307). Cassandre l’étrangère, en ce qu’elle est femme, prophétesse et Troyenne, correspond, par son altérité triple, à la triade oraculaire mise en scène par Eschyle — triade qui correspond à la triade de l’Orestie elle-même. Déjà étrangère à Troie par son statut de femme et de démente, elle l’est encore plus à Mycènes, où pourtant on lui reconnaît ses qualités prophétiques… Mais bien que reconnues, ses prophéties demeurent obscures et incomprises, jusqu’à ce que son corps soit découvert, ensanglanté près de celui d’Agamemnon et de Clytemnestre, épée à la main[14]. Car même si près de la mort de Cassandre, le Coryphée et le chœur semblent faire état d’une compréhension de ce qu’elle dit, la citation d’Eschyle insérée quelques lignes plus haut, montre bien qu’une gêne, qu’un doute demeure. Il faut une confirmation « empirique », la voix de Cassandre, encore une fois, ne suffit pas. Et dans cette scène, c’est Cassandre qui entre dans le palais où l’attend la mort et le sachant. Là elle ne rougit plus de son malheur qui tire à sa fin. Ce malheur même, elle le dit et le lit, impunément. Ce malheur manifesté par des « hélas » répétés. Alors qu’il est facile d’insister sur le fait que même à ce moment de la pièce, c’est la voix d’Apollon qui parle à travers Cassandre, il me semble plus pertinent d’arrimer la lecture du passage au dialogue entre Cassandre et le Coryphée, lors duquel il est clair que Cassandre parle cette fois-ci en son nom. Et si les figures divinatoires connaissent le passé, le présent et le futur, cette mort qui l’attend est existante pour Cassandre dans toutes ses manifestations. Je reformule : cette conception des figures divinatoires comme ayant accès à tous les temps permet de penser que déjà dans l’Agamemnon d’Eschyle, Cassandre impose sa voix propre face à une finitude qu’elle a toujours connue.
Le Coryphée — Ah ! l’assurance du serment le mieux assuré serait-elle donc remède ? Mais j’admire comment, élevée sur des rives lointaines, étrangères à notre langage, tu rencontres partout la vérité, comme si tes yeux l’avaient vue.
Cassandre — Apollon le devin m’a commis cette tâche.
Le Coryphée — Tout dieu qu’il est, l’amour l’avait-il donc blessé ?
Cassandre — J’aurais rougi jadis de parler de ces choses.
Le Coryphée — On fait le délicat les jours de bonheur.
Cassandre — Il luttait pour m’avoir, tout embrasé d’amour.
Le Coryphée — Et, tout comme les autres, vous fîtes œuvre de chair ?
Cassandre — Je promis à Loxias et trahis mon serment.
Le Coryphée — Possédais-tu déjà l’art qui t’inspire ici ?
Cassandre — Je prédisais déjà ses maux à ma patrie.
Le Coryphée — Quoi ? Le courroux du dieu ne te punit donc pas ?
Cassandre — Dès que je l’eus trompé, personne ne me crut. (Ibid. : 300)
« Dès que je l’eus trompé, personne ne me crut » : Apollon/Loxias est lié à la puissance divinatoire, c’est à lui qu’est associé Delphes[15], sanctuaire oraculaire le plus connu et où c’est la Pythie qui parle en son nom. Reconnu pour sa beauté, tout comme sa sœur, « fruit ravissant entre tous les dieux de la race ouranienne » (Hésiode, vers 918-919, 1999 : 60), qui oserait se refuser à lui ? Et pourtant Cassandre l’a fait, elle dont le vœu de chasteté, correspondant étrangement à celui de la sœur jumelle du dieu, Artémis, était plus important que la punition, voire que le risque de la punition à l’offense. Ainsi, dès qu’elle l’a refusé, elle imposait déjà sa voix, qu’elle continue de vociférer malgré tout. C’est qu’il y avait dans ce refus la marque d’un vouloir-agir et d’un pouvoir-agir profonds, que l’humiliation du dieu a cherché à lui retirer entièrement. Les dieux grecs ont l’offense facile, semble-t-il… Face à ce dieu ridicule, Cassandre persiste.
From the earliest times the Oracle of Delphi influenced the history of noble houses, aye, and of whole nations. The Delphic Oracle of Apollo, as no other oracle of antiquity, long inspired a living faith, and for centuries retained its credit unimpaired […] And the influence of the Oracle was due in no small measure to the excellence of the Apolline religion, which gathered up in itself the heritage of all the traditions associated with the place, and retained certain elements from all the cults. (Dempsey, 1918 : 39–42)[16]
Eschyle a su rendre cette fureur du langage, je l’ai dit. Réussite qui passe aussi par la position occupée par la parole de Cassandre — elle reconnaît le chœur et y répond. La vaste majorité des paroles énoncées par Cassandre dans cette pièce sont formées d’un aller-retour entre celles-ci et celles du chœur :
[…] le chœur de la tragédie grecque, qui souvent exprime les pensées secrètes du principal personnage, secrètes pour lui-même ou imparfaitement développées, et lui présente des commentaires, prophétiques ou relatifs au passé, propre à justifier la Providence ou à calmer l’énergie de son angoisse, tels enfin que l’infortuné les aurait trouvés lui-même si son cœur lui avait laissé le temps de la méditation. (Baudelaire, 1961 : 230-231)
À elle seule, Cassandre forme le chœur et l’informe. Elle est cette distance entre ce qui se passe, ce qui passe dans la pièce, et les commentaires que demande le récit. Elle s’y fait à nouveau présence-absence, c’est-à-dire suspension au-dessus de la trame narrative, sorte de verticalité langagière qui la restitue toujours au langage comme marque de sa propre impossibilité à dire, dès lors qu’il dit tout et que finalement, il dit « en vain ». Là, étrangement aussi, elle se fait lectrice. Je reviens encore à Bataille :
Le sujet, dans l’expérience s’égare, il se perd dans l’objet, qui lui-même se dissout. Il ne pourrait cependant se dissoudre à ce point si sa nature ne lui permettait ce changement ; le sujet, dans l’expérience, en dépit de tout demeure […] il est conscience d’autrui […] Étant la mouche, l’enfant, il n’est plus exactement le sujet (il est dérisoire, à ses propres yeux dérisoires) ; se faisant conscience d’autrui, et comme l’était le chœur antique, le témoin, le vulgarisateur du drame, il se perd dans la communication humaine, en tant que sujet se jette hors de lui, s’abîme dans une foule indéfinie d’existences possibles. (Bataille, 1954 : 76)[17]
Si l’expérience dissout la distinction entre la lectrice et l’écrivaine, soit la productrice active, c’est-à-dire si la lectrice est elle-même le discours, cet autre, et qu’à titre de « témoin » il vulgarise le drame, ce qui équivaut à dire qu’il se saisit et s’anéantit dans le drame, la voix de Cassandre, dont le discours ne tient rien mis à part sa position de lectrice, se fait alors lui-même production active, lui restituant, dans ce silence pour les autres, une puissance d’énonciation qui la fonde et rappelle cet en-soi ontologique d’être et ne pas être, mentionné plus tôt. Sur ce fil ténu, Cassandre s’impose en funambule, équilibre d’un savoir entre l’indicible et le dire où elle puise sa force.
Si Bataille occupe la position de celui qui sait qu’il y a de l’indicible et qui pourtant continue de chercher à le dire, refuser ce qui chez le premier Wittgenstein est presque devenu maxime, soit le « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » (Wittgenstein, 1993 : 112), Cassandre l’occupait bien avant lui…
La bouche de Cassandre et l’histoire
Si Eschyle a bien rendu cette fureur du langage, c’est Lycophron qui l’a exacerbée. Frénésie et fièvre de la parole… L’Alexandra de Lycophron, c’est le poème de la bouche de Cassandre, le poème de la parole muette de cette prophétesse qui sait déjà la destruction de Troie, qui sait ce que personne ne peut entendre et qui pourtant, s’entête.
dès lors elle ouvrit la bouche, sa bouche possédée du divin, la bouche ivre,
et du faîte égaré, sur le mont consacré du Malheur, au haut escarpement de la ville, fondée au lieu marqué par une vache errante, —
Alexandra prononça ces paroles.
Hélas. (Lycophron, trad. Quignard, 2010 [1971] : 9-10)
Presque toute la suite du poème est la poursuite de ce premier « Hélas », de cette première exhalation de Cassandre. Dans ce poème, Cassandre est tout entière lectrice, lectrice absente déjà dans ce premier « Hélas », lectrice de la vacuité de ses paroles, d’un aveuglement lié à son don qui lui fait tout voir et tout porter, énergie frémissante de l’obstination à dire alors que ce dire n’apparaît jamais : « Telle est la figure de Cassandre : elle est cela qui dit la vérité et dont le dire n’a puissance d’apparaître que taxé d’imposture » (Quignard, 2010 [1971] : 125). Sa verve est toujours voilée, et c’est le récit de ce voilement que nous offre Lycophron.
La difficulté attestée du poème de Lycophron, qui lui a valu d’être qualifié, au même titre qu’Héraclite, d’obscure[18], correspond, aux dires d’Alfred Hurst, à une conception du savoir « clos », qui ne peut qu’être pensé sous la forme d’un relais de ce qui est déjà institué par la tradition : « Pour les poètes [alexandrins][19], la référence à des sources […], ou l’affirmation du poète lui-même dans son rôle de porteur de la mémoire […] impliquent que le savoir est donné, qu’on y recourt mais qu’il n’y a pas à le modifier. Et pourtant, le travail autour de cette parole n’est en rien tenu pour achevé » (Hurst, 2010 : 411). À ce titre, les poètes alexandrins participeraient avant tout d’un mouvement de transmission qui refuse l’oubli, soit un dire sur, à propos de, cherchant à maintenir la vivacité de la mémoire. Exercice étrangement similaire à celui que je me suis moi-même proposé ici…
Le cas extrême de la clôture pourrait bien être constitué par l’Alexandra de Lycophron : non seulement celle qui prend la parole, la prophétesse Cassandre, s’exprime de manière obscure, non seulement elle est physiquement enfermée par son père Priam et donc absente, mais ses paroles sont rapportées par un serviteur qui déclare en livrer le mot à mot énigmatique. Le texte se referme ainsi sur lui-même non seulement parce qu’il est répété (et non donné pour généré devant l’auditeur), mais encore, garantie supplémentaire, parce que le locuteur qui le répète ne le comprend pas, comme il l’avoue à son unique auditeur « intradiégétique », le roi Priam. Ce dernier est confiné dans une situation d’auditeur : le poète ne lui donnera pas la parole. (Ibidem)
Ainsi, le poème de Lycophron reprend à son compte la plupart des caractéristiques et « aventures » de la prophétesse, c’est-à-dire presque toutes les formes qu’ont pu prendre précédemment ces diverses légendes, en y suppléant aussi d’autres aspects (tel celui de l’enfermement) offrant, dans ce poème énigmatique, une assise commune où le multiple de Cassandre se rejoint pour former quelque chose comme « l’histoire » de Cassandre. Mais là encore il supplée — car l’histoire de Cassandre est rendue analogue à l’histoire de Troie tout entière, que la prophétesse porte en elle.
Cependant, on sait dès le début que ce silence n’est que passager et lié à l’espace du texte. En effet, le poète, en mettant dans la bouche du serviteur la demande de résoudre les énigmes qui constituent le discours de Cassandre (8-12), ouvre à son royal personnage un espace de parole privilégié : celui de l’exégèse et du commentaire, en quelque sorte convoqué dans le texte par le texte lui-même, et cependant rejeté au-delà. C’est nous, auditeurs, qui sommes au fond ce souverain détenant la responsabilité et le pouvoir d’aller plus loin. (Ibidem)
Si le silence de Priam n’est qu’un silence passager, redonnant voix à celui-ci via la possibilité du commentaire et de l’exégèse, c’est avant tout à la lectrice et au lecteur qu’est donné ce rôle, nous dit Hurst. Toutefois, s’insère ici aussi subrepticement Cassandre comme lectrice. Si les paroles de Cassandre sont une énigme qu’il appartient à la lectrice et au lecteur d’interpréter, c’est parce que la position médiée de celle-ci a déjà lu l’énigme, interprété l’énigme qu’elle nous offre alors via la médiation qu’est sa parole, témoignage de celle qui lit à voix haute et qui, par ses divers degrés de médiation, n’amenuise aucunement sa souveraineté, mais la réclame par un acte d’énonciation partagée. À nous de dévoiler l’énigme sans pour autant la résoudre, et à Cassandre de persister dans la lecture.
J’aimerais imaginer Cassandre enfermée se disant : « Si Apollon insiste à s’imposer à travers ma voix, si par cette insistance et son crachat il oblige ma voix à ne rien dire, sauf inspirer la terreur, alors c’est à mon tour d’imposer au sein d’un autre ma voix, à mon tour de me placer au sein d’une autre bouche et de forcer cette bouche à s’ouvrir pour que d’elle retentissent mes cris ». Imposer au corps de ce serviteur un féminin qui, contrairement à celui interné par Tirésias, se fera maître de la parole et refusera de se cacher.
Du crachat au crachat
Le don de divination a été donné à Tirésias pour apaiser la cécité physique imposée par des divinités féminines (Héra dans l’une, Athéna dans l’autre). Celui de Cassandre lui a été laissé comme malédiction parce qu’elle s’est refusée à Apollon. Du crachat d’Apollon, Cassandre ne conserve que le sien propre, écume de sa parole qu’elle nous tend et nous offre, pour nous rappeler que sa puissance à elle aussi se tient dans ce crachat. Considérer Cassandre comme lectrice, déjà chez Eschyle et Lycophron, c’est permettre de redonner à cette figure enfermée un pouvoir d’énonciation, dès lors que lire à voix haute signifie aussi dire, sans cesse, avec acharnement, redonnant voix au féminin en nous rendant, lectrice, participante de cette énonciation avec elle.
Cassandre qui, plus que Tirésias, crache, écume, crie, fonde un hurlement qui est celui de toutes les lectrices que je suis.
Bibliographie
Corpus
- ESCHYLE. « Agamemnon », Tragédies complètes, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1982.
- LYCOPHRON. « Alexandra », In Lycophron et Zétès, trad. Pascal Quignard, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2010.
Ouvrages secondaires
- ALRIVIE, Jean-Jacques. « Socrate avec Cassandre. Deux élus d’Apollon menés par leur
- dieu jusqu’à la mort », Revue de métaphysique et de morale, 2015/1 (no 85), pp. 43-76.
- APOLLINAIRE, Guillaume. Les Mamelles de Tirésias, 1917. Version disponible en ligne. URL : https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Mamelles_de_Tirésias
- APULÉE. L’Âne d’or ou Les Métamorphoses, trad. de Pierre Grimal, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1975 [1958].
- BATAILLE, George. L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1943.
- BAUDELAIRE, Charles. « Au lecteur », Les Fleurs du Mal, Paris, Gallimard, 1947 [1861].
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- BRISSON, Luc (Dir.). Platon. Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008.
- CALLIMAQUE, Œuvres de Callimaque, trad. Joseph Trabucco. Paris, Librairie Garnier Frères, 1933.
- CARSON, Anne. “Cassandra float can”, Float, New York, Knopf Editor, 2016.
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- QUINTUS, Smyrnaeus. The Fall of Troy, trad. Artur Sanders Way, The Project Gutenberg EBook of The Fall of Troy, 2008.
- SCHUTZ, Alfred. “Tiresias, Or Our Knowledge of Future Events”, Social Research, Vol. 26, No. 1, (SPRING 1959), pp. 71–89
- VICAIRE, Paul. « Pressentiments, présages, prophéties dans le théâtre d’Eschyle », Revue des Études Grecques, tome 76, fascicule 361-363, Juillet-décembre 1963. pp. 337-357.
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- WOOLF, Virginia, “On not knowing Greek”, The Common Reader, First Series, New York, A Harvest Book, Harcourt Inc., 1984 [1925], pp. 23-38.
- ____ . Orlando. A biography, Hertfordshire, Wordsworth Editions Limited, 1995 [1928].
[1] Moduler dans tous ses sens : « Produire avec des inflexions variées et agréables à l’ouïe, en faisant des modulations ; Moduler un air, un chant, une mélodie, sa voix, des paroles, des sons, des syllabes ; moduler à voix basse, sur tous les tons ; Prononcer sur un certain rythme, en suivant une cadence ; Moduler ses phrases ; Rendre par des accents poétiques ; Exprimer (le dessin, le volume, la couleur, la lumière) par des variations de tons rapprochés, par des nuances délicates ; Faire varier d’une manière souple, pour adapter dans le détail aux conditions du moment, aux circonstances diverses ou à chaque cas particulier » (CNTRL, Moduler, 2012)
[2] Langage que la citation de Bataille associe aux « hommes », dans cette préséance masculine de la langue française que maintient toujours, avec une rigidité empreinte de ridicule, L’Académie française.
[3] Dans son article « Rivages féminins en mythologie, L’inquiétant savoir des femmes », Marie Goudot écrit, en note : « Okkyrhoè est la sœur de Tirésias, comme Cassandre est celle du devin troyen Hélénos, en une répartition soulignée des formes de connaissance imparties à chaque sexe. » (Goudot, 2001 : 524)
[4] Cette position ontologique a été développée dans un tout autre cadre par Claire de Obaldia, dans son ouvrage sur l’essai. À partir de la conception de Fowler de l’espèce et de ses modes, Obaldia propose de concevoir l’essai dans ses limites essayistiques, c’est-à-dire, l’essayistique comme l’une des extensions modales du genre (espèce) essai, qui, étiré vers ses limites pose la question même du genre et, par le fait même, de la littérature conçus à partir des genres (Obaldia, 1995). Si je déplace ici cette position ontologique pour la donner aux figures divinatoires, c’est parce qu’elles me semblent, en vue de leur position d’entre-deux de l’immanence et de la transcendance, poser une question d’une semblable manière, c’est-à-dire posées avec toutes ses limites la question même de la figuration.
[5] Pour plus de détails à propos de la signification de la version de Callimaque et de ce que signale le fait de voir, plutôt, de ne pas voir, en particulier, Athéna nue, voir Loraux, 1989.
[6] La figure de Tirésias a fait l’objet de plusieurs reprises depuis le début du XXe siècle, justement parce qu’elle contient la possibilité de penser un rapport entre le masculin et le féminin qui n’est pas construit à partir d’une dualité radicale, mais bien, d’une métamorphose opératoire — au niveau du savoir — entre le passage du féminin au masculin ou, du masculin au féminin. Mais elles ont, pour la plupart, insisté avant tout sur cette connaissance corporelle à partir du concept d’androgynie, à laquelle Tirésias ne correspond pas véritablement, à moins de lui attribuer ce concept à titre de qualité. Je rappelle ici certaines d’entre elles : Orlando (1928), Woolf ; The Wasteland (1922), Eliot; Los Cantos (1915-197), Pound ; Les mamelles de Tirésias (1917), Apollinaire. Elles sont toutefois importantes, puisqu’elles permettent de démanteler une conception du savoir comme étant nécessairement lié à une intelligence désincarnée du corps, qui concerne, cependant, un autre exercice. Cassandre et Tirésias sont les deux pans d’une même quête qui est la mienne, qui est en branle dans le projet de thèse en cours. Comment concevoir un rapport à la pensée qui la situe dans un combat entre l’écriture et ses tentatives, voire ses hurlements, pour s’exprimer.
[7] La violence de cette scène, qu’on ne retrouve pas dans l’Iliade et qui a été ajoutée à la légende de Cassandre plus tardivement, est démultipliée par ses représentations picturales. Je n’ai pas le temps, dans cet article, de m’attarder à cette question ; toutefois, je veux prendre le temps de noter la violence, non seulement de cette scène, mais aussi de l’insistance de cette mise en image.
[8] Tout comme celle de Tirésias, la figure de Cassandre a fait l’objet d’un regain d’intérêt au cours du XXe siècle, ainsi qu’au XXIe siècle. Les reprises de la figure tentent pour la plupart de lui redonner voix, de lui redonner accès à une capacité d’agir trop longtemps refusée, bien souvent via une écriture au Je. Nommons seulement Celles qui savaient (2000), de Claude Pujade-Renaud, Kassandra, eine Erzählung (1983, traduit en français en 1985 sous le titre de Cassandre), de Christa Wolf, et « Cassandra float can », dans Float (2016), d’Anne Carson.
[9] Je souligne.
[10] L’article de Alfred Schutz, « Tiresias, Or Our Knowledge of Future Events », propose d’ailleurs une réflexion sur la scène entre Tirésias et Ulysse dans l’Odyssée, en ce qu’elle diverge des autres mises en scène du devin, puisque dans celle-ci, Tirésias énonce deux options possibles, et non pas une seule qui se réalisera à coup sûr : « But how is it possible that Tiresias looks at the future in terms of “if … then” occurences? Of what structure is his knowledge of future events? » (Schutz, 1959 : 72)
[11] Dès la première prise de parole de Tirésias, où celui-ci annonce à Œdipe qu’il est le meurtrier qu’il recherche, le doute s’empare d’Œdipe, le saisit. Ces paroles créent un branle, font avancer le récit. Les paroles de Cassandre sont reléguées au placard, elle est enfermée, barricadée, parce que trop déprimante, mais jamais parce que prise au sérieux.
[12] J’ajoute [la lectrice, le lecteur].
[13] Certes, le texte d’Eschyle est une tragédie, pièce de théâtre où le jeu et les mouvements des corps importent grandement. Le fait que tous les personnages étaient joués par des hommes lors des représentations ouvre aussi la voie à des questions plus précises et plus manifestes quant à la corporalité. Toutefois, je m’en tiens ici au texte, qui est aujourd’hui la manière par laquelle nous rencontrons le plus souvent ces tragédies.
[14] N’est-il pas troublant que dans cette même trilogie, les puissantes Érinyes [Les Euménides], se transforment en bienveillantes ? Fallait-il que la voix de Cassandre continue de retentir ?
[15] Non seulement associé à Delphes, Apollon est tout simplement associé à la puissance divinatoire. Par exemple, dans le texte d’Apulée, Les métamorphoses ou L’âne d’or, c’est Apollon qui est mentionné directement comme parole oraculaire : « Mais Apollon, bien que Grec et même Ionien, répondit, pour faire plaisir à l’auteur de notre histoire milésienne, par un oracle latin. Sur un rocher, tout au sommet du mont, va, roi, exposer ta fille, soigneusement parée pour un hymen funèbre. N’espère pas un gendre né d’une race humaine, mais un monstre cruel, féroce et serpentin, qui vole sur des ailes, plus haut que l’éther, et qui bouleverse tout, s’en prend à chacun, par le feu et le fer, fait trembler Jupiter même, terrifie tous les dieux, et frappe de terreur les fleuves et les ténèbres du Styx » (Apulée, 1975 : 113-114). Plutarque lui-même était, pendant près de trente ans, un prêtre d’Apollon à Delphes (Jaillard : 2007). Dans la Bibliothèque du Pseudo-Apollodore, le récit de la naissance d’Apollon mentionne immédiatement ses liens avec l’art divinatoire, ainsi que son affiliation à Delphes : « Léto, au temps où Héra la chassait de toutes les terres à cause de son amour pour Zeus, un jour arriva à Délos, et finalement put accoucher d’Artémis. Artémis elle-même, ensuite, fit office de sage-femme, et Léto accoucha aussi d’Apollon. Artémis se consacra à l’art de la chasse, et elle voulut rester vierge. Apollon, quant à lui, apprit l’art de la prophétie de Pan, le fils de Zeus et de Timbréos, et il se redit à Delphes, où, à cette époque, Thémis rendait des oracles. Mais le serpent Python, qui gardait l’oracle, l’empêcha de s’approcher des fissures par lesquelles s’exhalaient les prophéties : alors Apollon le tua, et il se rendit maître de l’oracle. » (Pseudo-Apollodore, Livre 1, 4, 1-5, en ligne)
[16] C’est d’ailleurs à Delphes, temple d’Apollon, que s’est rendu Chéréphon pour demander s’il était « quelqu’un de plus savant » que Socrate. (Platon, 2008, p. 70).
[17] Conscience d’autrui est souligné par Bataille, je souligne « chœur antique ».
[18] Obscurité que la traduction de Quignard renforce, m’apparaissant être construite dans un mouvement similaire à celle que Klossowski a proposée de l’Énéide.
[19] J’ajoute « alexandrins » afin de mieux situer la lectrice.