De James Cook à Glenn Gould, problèmes d’interprétation et de réception

Erik STOUT
Université de Montréal

RÉSUMÉ

De 1768 à 1779, James Cook a dirigé trois expéditions de découverte pour le compte de la Marine britannique. Au cours de ces voyages, son équipage a témoigné d’interprétations musicales polynésiennes, dans des territoires jusqu’alors inconnus des Européens. Cette situation a posé de manière très concrète certaines questions liées aux critères du jugement esthétique. Les voyageurs, puis les lecteurs de leurs relations, se sont demandé en effet comment ils pouvaient juger d’interprétations d’une musique dont ils ne connaissaient pas les règles. Les solutions proposées ne pouvaient s’articuler que sur la base d’une supériorité de la musique occidentale. C’est ce qui explique notamment que des témoignages enthousiastes des voyageurs sur la polyphonie des Polynésiens aient fait l’objet de scepticisme, à tel point que les premières études savantes à ce sujet n’ont été menées qu’un siècle plus tard.

Pour le public contemporain, les problèmes autour de ces interprétations polynésiennes se sont déplacés. Comment en effet pouvons-nous penser ces interprétations issues d’une culture orale aujourd’hui presque entièrement disparue, dont il ne reste que quelques témoignages européens? Ces réalisations artistiques ont-elles une valeur pour nous, ne serait-ce que pour repenser certains enjeux contemporains? Ces questions serviront de fil conducteur à ma réflexion, qui s’appuiera sur les entrées des journaux de bord de James Cook et de ses collaborateurs, puis sur des analyses plus récentes, pour éclairer ces rencontres musicales anciennes sous un jour nouveau.

Pour commencer, je m’intéresserai à certains éléments fondamentaux de la réflexion esthétique du XVIIIe siècle. Puis je me pencherai sur les dispositifs de pouvoir coloniaux entourant ces interprétations polynésiennes. Je chercherai ensuite à repenser ces spectacles et leur accueil à partir du concept de performance déployé par Paul Zumthor. Enfin, j’établirai des liens avec la réflexion de Glenn Gould, pour interroger la transmission problématique de ces événements jusqu’à notre époque.

ABSTRACT

In the period from 1768 to 1779, James Cook led three voyages of discovery for the Royal Society. Over the course of these expeditions, members of his crew witnessed various musical performances carried out by their Polynesian hosts. These unusual occurrences, in territories barely known to Europeans, raised serious questions regarding artistic judgment. Indeed, the travelers and their readers wondered how to establish the merits of a music built on rules they didn’t know, and were only able to come up with solutions that assumed the superiority of Western music. Enthusiastic reports of Polynesian polyphony were therefore met with broad skepticism – to the extent that it would take another century for the first serious studies to be conducted on this topic.

The problems raised by these Polynesian concerts have now shifted. How is one to reflect today on defunct performances produced by an extinct oral culture that only appear in the writings of the European travelers who witnessed them? Do these artistic performances hold any value for us – if only to help us rethink certain contemporary problems? To answer such questions, I will call on Cook’s and Forster’s travelogues, as well as more recent theoretical tools, in the hope of shedding new light on these musical encounters.

I will first review some fundamental elements of 18th-century aesthetics, before turning my attention to the power relations that helped shape the Polynesian concerts. I will then suggest a contemporary take on these performances and their reception, using the concept of performance developed by Paul Zumthor. Finally, I will refer to the writings of Glenn Gould, to further examine the transmission of these events.


De 1768 à 1779, James Cook a dirigé trois expéditions de découverte pour le compte de la Marine britannique. Au cours de ces voyages, son équipage a témoigné d’interprétations musicales réalisées par des habitants d’îles du Pacifique Sud, territoires jusqu’alors inconnus des Européens. Cette situation inédite a posé de manière très concrète certaines questions liées aux critères du jugement esthétique. Plus particulièrement, les voyageurs non spécialisés, ainsi que les élites européennes ayant lu leurs relations, se sont demandé comment ils pouvaient juger des interprétations d’une musique dont ils ne connaissaient pas les règles ni l’évolution historique. Les solutions proposées ne pouvaient s’articuler à l’époque que sur la base d’une supériorité de la musique occidentale, qu’aucun commentateur européen n’aurait alors songé à remettre en doute. C’est ce qui explique notamment que des témoignages enthousiastes des voyageurs sur la polyphonie des Polynésiens aient fait l’objet de scepticisme, à tel point que les premières études savantes à ce sujet n’ont été menées qu’un siècle plus tard, avec le développement de la discipline de l’ethnomusicologie.

Pour le public actuel, les problèmes autour de ces interprétations polynésiennes se sont déplacés. Comment en effet pouvons-nous penser ces interprétations issues d’une culture orale aujourd’hui presque entièrement disparue, dont il ne reste que quelques témoignages écrits, à la fiabilité incertaine? Ces réalisations artistiques ont-elles une valeur pour nous, ne serait-ce que pour repenser certains enjeux contemporains? Ces questions serviront de fil conducteur à ma réflexion, qui s’appuiera sur les entrées des journaux de bord de James Cook et de ses collaborateurs, puis sur des analyses plus récentes, pour éclairer ces rencontres musicales anciennes sous un jour nouveau.

Pour commencer, je m’intéresserai à certains éléments fondamentaux de la réflexion esthétique du XVIIIe siècle. Puis je me pencherai sur les dispositifs de pouvoir entourant les interprétations polynésiennes. Je chercherai ensuite à repenser ces spectacles et leur accueil à partir du concept de performance déployé par Paul Zumthor. Je tenterai alors d’établir des liens avec la réflexion de Glenn Gould, qui, dans le contexte des rapides progrès technologiques des années 1960-70, avait lui aussi réactivé des questions fondamentales concernant l’interprétation et la réception. Enfin, je conclurai par quelques remarques sur la transmission problématique de ces éphémères événements jusqu’à notre époque.

Les concerts polynésiens[1] auxquels assistent James Cook et son équipage ont lieu tout au long des années 1770, peu de temps après l’émergence d’une branche de la philosophie consacrée spécifiquement à la question de l’art, à savoir l’esthétique. Si Emmanuel Kant ne publie sa Critique de la faculté de juger qu’en 1790, divers penseurs s’étaient en effet intéressés à des questions telles que les critères de goût et de jugement au cours des décennies précédentes. Il ne s’agit pas ici de brosser un portrait exhaustif de leurs réflexions, mais d’en extraire quelques traits significatifs, qui permettront de mieux comprendre l’accueil réservé par les Européens à la musique polynésienne. En effet, des penseurs tels que l’abbé Dubos et David Hume ont certainement contribué à la sensibilité esthétique des voyageurs qui rédigeaient en détail leurs impressions des concerts polynésiens dans leurs journaux de bord, ainsi qu’à celle des hommes de science et de lettres européens qui lisaient leurs relations.

Notons d’abord que la réflexion esthétique du XVIIIe siècle tend vers un refus de penser l’art du point de vue de ses objets. Sous l’influence croissante de la doctrine expérimentale, c’est désormais l’expérience du spectateur qui prime, puisque les qualités intrinsèques de l’œuvre ne peuvent être saisies par l’entendement. Plus précisément, on s’intéresse alors à l’impression qu’un objet – artistique ou autre – peut produire sur nos sens et nos processus cognitifs. Jean-Baptiste Dubos, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), estime que « le mérite le plus important des Poëmes & des tableaux est de nous plaire […] On connoît donc suffisamment s’ils ont bien réussi, quand on connoît si l’ouvrage touche ou s’il ne touche pas » (Dubos, 1733 : 331). Et d’ajouter plus loin : « Que penseroit-on du Musicien qui soutiendroit que ceux qui ne sçavent pas la musique, sont incapables de décider si le menuet qu’il a composé plaît ou s’il ne plaît pas? » (Ibid : 338-39). Ces réflexions expriment l’idée, de plus en plus affirmée à l’époque des Lumières, selon laquelle le plaisir du spectateur est le premier critère de la qualité d’une œuvre. Or une fois ce principe admis, se pose logiquement la question des critères du jugement. Étant donné que chacun a des goûts propres, comment sortir d’un relativisme où toutes les œuvres se vaudraient du moment qu’elles provoquent du plaisir? Pour Dubos, les membres du public n’ont jamais tort, mais le terme de « public » exclut par définition le peuple non éduqué, pour ne comprendre que les « personnes qui lisent, qui connoissent les spectacles, qui voient & qui entendent parler de tableaux, ou qui ont acquis de quelque maniere que ce soit, ce discernement qu’on appelle goût de comparaison » (Ibid. : 335). On a donc avec Dubos une première réduction du cercle des juges compétents, même s’il n’estime pas que ceux-ci doivent être à tout prix des spécialistes de l’art. D’autres penseurs ont repris et développé ces réflexions, en affinant encore la définition du spectateur averti. Pour David Hume, quelques décennies plus tard, le sentiment du public n’est jamais erroné, mais son jugement est parfois absurde et ridicule (Hume, 1874-75 : 269). D’où la nécessité de juges qui possèdent les qualités suivantes : « Strong sense, united to delicate sentiment, improved by practice, perfected by comparison, and cleared of all prejudice, can alone entitle critics to this valuable character » (Ibid : 278). Cette insistance sur une spécialisation du jugement, très influente à la fin du XVIIIe siècle, explique en large partie que des voyageurs, même éduqués et lettrés, n’aient pas été considérés par les institutions artistiques de leur époque comme un public apte à juger des mérites d’une interprétation musicale – polynésienne de surcroit.

Sur la base de ces éléments, je vais me pencher sur un premier exemple d’interprétation musicale, survenu lors du troisième voyage dans le Pacifique de James Cook. Dans son entrée de journal du 17 juin 1777, le médecin du navire, William Anderson, raconte en grand détail des chants et danses organisés pendant plusieurs heures par des habitants des îles Tonga. Il y remarque à plus d’une reprise que cette interprétation a donné lieu à des applaudissements fournis de la part des spectateurs : « These danc’d, sung and twirl’d the Pagge as before, but in general much quicker and so well that they had the constant applauses of the spectators » (Anderson, 1955-74 : 896). Selon les théories de l’art que nous avons vues, le concert physique ne pouvait être analysé en tant qu’objet, mais son effet sur le public était par contre du plus grand intérêt pour un critique. De ce point de vue, les applaudissements répétés des spectateurs étaient un signe utile, dénotant le plaisir provoqué par le spectacle. Or, nous savons que le jugement esthétique solide devait se fonder tout du moins sur une certaine capacité de discernement, formée notamment par l’habitude et la comparaison. Une telle exigence posait au moins trois problèmes dans le contexte des concerts polynésiens. Premièrement, les applaudissements des Polynésiens relatés par Anderson ne pouvaient suffire à garantir la qualité du spectacle, le jugement de ces spectateurs pouvant être remis en cause. Les Européens connaissaient en effet peu de choses de la culture polynésienne, mais ils la considéraient unanimement comme moins développée que la leur. En deuxième lieu, les quelques spectateurs européens présents n’étaient pas des spécialistes de l’art. Leur statut de dilettante ne les handicapait pas forcément du point de vue de Dubos, mais pouvait constituer un sérieux problème selon la perspective de Hume. Enfin, le public en Europe ne pouvait témoigner lui-même des concerts relatés, et il n’était pas réaliste que des spécialistes se déplacent en suffisamment grand nombre pour établir un consensus éclairé. Si en plus l’on tient compte du fait que la valeur d’une œuvre était censée s’établir dans la longue durée, on comprendra l’ampleur des barrières théoriques pour des Européens tentant de juger des qualités de telles interprétations.

À tous ces obstacles, l’on pourrait ajouter, rétrospectivement, que même si des spécialistes avaient été présents lors de ce type de concert, il leur aurait sûrement manqué l’une des qualités essentielles que David Hume attribue au bon juge, à savoir la capacité à se défaire de ses propres préjugés esthétiques. En effet, en plus d’adopter une vision eurocentriste de l’art, les critiques de l’époque adhéraient à des critères de beauté difficilement conciliables avec le modèle polynésien. Les premières rencontres entre habitants de l’Europe et des îles du Pacifique Sud ont eu lieu dans le cadre d’une certaine rigidité esthétique de la part des Occidentaux, puisque les années 1770 en Europe voyaient triompher une esthétique que l’on pourrait qualifier de classique ou de néoclassique dans l’essentiel des domaines artistiques et culturels. Sans chercher pour le moment à établir des liens entre l’art classique et le contexte socioculturel plus large, il est intéressant d’observer l’effet de ces œuvres polynésiennes sur des voyageurs occidentaux qui n’étaient pas forcément des juges compétents selon les institutions artistiques de leur époque, mais qui étaient tout de même imprégnés d’une culture qui valorisait l’ordre et l’harmonie en matière artistique. Si l’on observe les journaux de bord des divers membres des expéditions de Cook, il apparaît clairement que les réalisations musicales auxquelles ils ont assisté ont donné lieu à des malaises. Passons ici sur les dimensions érotiques de certaines interprétations, susceptibles de heurter la pudeur des voyageurs, ou de créer chez eux des sentiments inavouables. Je me concentrerai ici sur le vocabulaire employé pour décrire des interprétations considérées comme décentes. Lors du premier voyage de Cook, par exemple, le médecin du navire, William Monkhouse, décrit ainsi des danseurs indigènes : « sometimes they bend forwards exceedingly low and suddenly raise themselves, extending their arms, and staring most hideously […] stare wildly, & pronounce a part of the song with a savage hoarse expiration » (Monkhouse, 1955-74 : 569). Les termes « exceedingly », « hideously », « wildly », « savage » témoignent du caractère repoussant que pouvait avoir ce type de spectacle pour un spectateur habitué au canon classique. Monkhouse n’est d’ailleurs pas le seul à ressentir le choc, puisque lors du deuxième voyage, Cook lui-même évoque des « strange contortions of the body » (Cook, 1955-74 : 208). Quant au naturaliste Johann Reinhold Forster, présent lui aussi lors du deuxième voyage, il note que certaines danses manquaient de « gracefulness and harmony » (Forster, 1778 : 466), avant de souligner lui aussi les distorsions du visage (Ibid : 467). L’on est frappé à la lecture de ces journaux par la relative incapacité des voyageurs à décrire une expérience esthétique nouvelle, autrement que comme une sorte de négatif de ce qu’ils connaissent déjà. Bien entendu, la réflexion et les goûts esthétiques de cette époque étaient appelés à se transformer assez profondément au cours du siècle suivant, pour aboutir à des résultats qui auraient pu paraitre étranges et même absurdes à des auditeurs européens de la fin du XVIIIe siècle. Aujourd’hui encore, la musique atonale peine à obtenir l’adhésion d’un large public, alors même qu’elle s’inscrit dans une évolution de la musique occidentale. On imaginera donc sans peine les difficultés éprouvées par ces spectateurs européens – avertis ou non – au moment d’appréhender une tradition musicale indépendante de leur propre héritage et difficilement réconciliable avec leurs goûts du moment.

Or les problèmes posés par des interprétations perçues comme étranges ou désagréables ont été éclipsés dans les débats de l’époque par une question plus grave, à savoir que ces mêmes voyageurs ont été confrontés à des chants qu’ils ont trouvés beaux et complexes, notamment en Nouvelle-Zélande et aux îles Tonga. En réaction au concert de plusieurs heures que nous avons évoqué plus haut, par exemple, Anderson parle de passions positives de douceur et d’amour, tout à fait opposées à la brutalité et à la guerre, et conclut : « it is impossible to associate the idea of barbarity along with it » (Anderson, 1955-74 : 898). Mais plus encore que la beauté des chants, c’est la présence d’un système polyphonique complexe qui a le plus surpris les voyageurs. Lors du deuxième voyage de Cook, en effet, le naturaliste Georg Forster[2] raconte l’épisode suivant :

We were no sooner seated in the house, surrounded by a considerable number of natives, not less than a hundred, than two or three of the women welcomed us with a song, which, though exceedingly simple, had a very pleasing effect, and was highly musical when compared to the Taheitian songs. They beat time to it by snapping the second finger and thumb, and holding the three remaining fingers upright. Their voices were very sweet and mellow, and they sung in parts (Forster, 2002 : 232).

 

Comme l’a noté Vanessa Agnew dans Enlightenment Orpheus, de telles descriptions comportaient de graves conséquences pour une théorie de l’art eurocentriste. En effet, la polyphonie, l’harmonie et le contrepoint étaient des traits formels dont les Européens pensaient jusqu’alors posséder l’exclusivité. Comment concevoir que des peuples considérés comme primitifs aient pu développer un système musical d’une complexité que les Grecs eux-mêmes n’avaient jamais atteinte? Goerg Forster, en sa qualité de dilettante musical, n’a pas cherché à expliquer ce phénomène, se contenant de retranscrire de nombreuses compositions polynésiennes et de collectionner les instruments découverts au fil du voyage, espérant ainsi fournir aux spécialistes européens des matériaux pour amorcer l’étude d’un système musical nouveau[3]. Il note d’ailleurs modestement dans son journal : « Whether the simplicity of the tune is equally agreeable, or well judged, is a question which I cannot pretend to determine. The connoisseurs in music must acquit or condemn the New Zeelanders » (Forster, 2002: 616). Malgré sa prudence, cependant, il a été durement critiqué en Europe. Agnew rapporte en effet que des critiques allemands, perplexes et incrédules face aux expériences qu’il rapportait, ont conclu que ses observations « had to be erroneous because they were counter-rational » (Agnew, 2008: 110). Ne pouvant en effet expliquer la présence d’un système musical complexe chez des peuples considérés comme inférieurs, les critiques ont dû remettre en question la compétence des juges, et donc douter de la véracité de leurs transcriptions musicales. Si tous n’ont pas fait preuve de la même rigidité, force est de constater que les témoignages d’un système polyphonique en Polynésie n’ont pas influencé la réflexion esthétique des années suivantes. Il aura fallu attendre en effet la fin du dix-neuvième siècle pour que les critiques européens s’intéressent de près à une musique transformée – voire défigurée – par des décennies de présence coloniale en Polynésie[4].

L’analyse a porté jusqu’ici sur la réception des interprétations polynésiennes, par un rappel du cadre esthétique qui régissait alors l’expérience des voyageurs et des lecteurs européens. J’ai été contraint de laisser dans l’ombre la perspective des Polynésiens, dont il ne reste à ma connaissance aucun témoignage direct. Cette lacune est d’ailleurs l’un des symptômes des relations tout à fait dissymétriques qui existaient entre les deux peuples, et qui ne peuvent être ignorées dans une analyse de l’interprétation et de la réception de ces spectacles. Je compte donc maintenant aborder la violence à la fois symbolique et concrète qui était alors à l’œuvre entre ces deux mondes, c’est-à-dire les rapports de domination qui ont pu entourer et même déterminer ces interprétations musicales.

Les concerts polynésiens auxquels assistent les Européens au cours des années 1770 ont eu lieu dans un cadre précolonialiste, caractérisé par une violence à l’intensité variable, mais toujours présente. Certes, les instructions secrètes remises à James Cook avant chaque voyage appelaient à des rapports pacifiques et amicaux, notamment pour la raison pragmatique que les explorateurs étaient en petit nombre, et donc incapables de faire face à une résistance de grande ampleur[5]. Les circonstances de la mort de Cook à Hawaï prouvent d’ailleurs que les inquiétudes de la Marine britannique n’étaient pas infondées. En bref, ces expéditions étaient avant tout des missions de reconnaissance de territoires que la Grande-Bretagne ne contrôlait pas encore. Les renforts militaires ne viendraient que plus tard, une fois confirmée l’utilité commerciale de ces terres.

Outre la violence symbolique consistant à s’approprier officiellement d’îles déjà habitées, une violence tout à fait littérale était également à l’œuvre. En effet, l’usage des armes à feu, inconnues des Polynésiens, conférait aux Européens un avantage qui compensait la taille modeste de leur contingent. Ces armes étaient pour eux des outils indispensables de domination, permettant d’imposer la soumission, même dans des situations où la violence ne s’imposait pas.

Dans les cas de vols, par exemple, il n’était pas rare que le commandant fasse tirer sur les malfaiteurs. Il était également possible que certains marins commettent des débordements non sanctionnés. On se souviendra que dans le Supplément au voyage de Bougainville, Diderot s’indigne, dans « Les Adieux du vieillard », du meurtre d’un des habitants de l’île – acte de violence d’autant plus détestable qu’il révèle toute l’hypocrisie d’une entreprise coloniale alors en gestation : « Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée! » (Diderot, 1875 : 214).

Ce meurtre bien réel que dénonce Diderot n’est pas une occurrence unique. Le journal de Monkhouse, à l’entrée du 6 octobre 1769, fait ainsi mention de plusieurs assassinats qui nous intéresseront d’autant plus qu’ils sont directement mêlés à des concerts. L’épisode, qui se déroule en actuelle Nouvelle-Zélande, commence lorsqu’un des habitants de l’île est abattu après qu’un groupe de guerriers ait menacé les marins anglais en brandissant des lances. Difficile de déterminer, d’après les indications du journal, à quel point la menace était réelle, s’il s’agissait de légitime défense ou d’une démonstration de force. Étant donné la disproportion des armes, on peut opter pour la seconde interprétation, mais l’important pour notre analyse concerne de toute façon la suite de l’incident. Le cadavre du guerrier ayant été abandonné sur la plage, un groupe de marins va observer le corps, ce qui donne lieu à une description détaillée de la part de Monkhouse des tatouages et des vêtements de la victime, se concluant ainsi : « The ball had passed from the sixth rib on the left side to thro’ the right shoulder blade. Some nails and beads were put upon the body, and we took our leave of the shore » (Monkhouse, 1955-74 : 566). Cette narration ne nous révèle pas quelles étaient les émotions du médecin ou de ses compagnons face au cadavre. Le ton et le style, cependant, se caractérisent par un souci de la description ethnologique rationnelle et détaillée, qui peut certainement choquer le lecteur contemporain, étant donné la nature sanglante de l’épisode qui venait d’avoir lieu.

Du point de vue musical, la gestion de cette crise par les Britanniques offre une configuration intéressante, puisque ces derniers jugent alors utile de se positionner du côté opposé d’une rivière fréquentée par les indigènes, afin de disposer d’une barrière physique en cas de troubles plus généralisés. Les Néozélandais, quant à eux, se rassemblent pour organiser une danse visiblement destinée à l’intimidation de leurs nouveaux ennemis : « the natives now formed into a close body upon the bank of the river, set up a war dance, by no means unpleasing to the Spectators at a distance » (Ibid : 566). Sur fond de meurtre, donc, s’établit ce spectacle que le médecin trouve plaisant, à condition bien entendu de se situer suffisamment loin du danger. Il semble confirmer ainsi le plaisir des passions dangereuses dont parle Dubos dans ses Réflexions critiques et annoncer en même temps la brutalité coloniale d’Européens qui savent apprécier les qualités esthétiques d’une interprétation indigène, en ignorant ses paramètres éthiques.

À la suite de cette danse, les Européens entament une série de négociations et de transactions visant à regagner la faveur des indigènes. Bientôt, les deux groupes sont mêlés, dans une ambiance désordonnée qui inquiète les voyageurs. Ces derniers s’efforcent donc de contrôler l’échange à l’aide de leurs baïonnettes et leurs mousquets, cherchant ainsi à modérer l’enthousiasme des Polynésiens face aux divers objets nouveaux qui leur sont proposés. Au milieu de ces échanges, l’un des insulaires cherche à obtenir un cintre qu’un marin se refuse à lui remettre. Soudain, l’indigène s’empare de l’objet désiré et tente de s’enfuir avec sa nouvelle possession. Il est immédiatement abattu pour ce vol, ce qui provoque une nouvelle crise plus grave encore que la précédente :

Matters were now in great confusion – the natives retiring across the river with the utmost precipitation, and some of our party unacquainted with the true state of things begun to fire upon them by which two or three were wounded – but this was put a stop to as soon as possible (Ibid : 568).

Dans la confusion qui suit, plusieurs Polynésiens sont blessés, et deux d’entre eux se noient. Enfin, les Européens font trois prisonniers qui, d’après Monkhouse, oublient assez rapidement le massacre qui vient d’avoir lieu et « entertained us with a dance & song in a truely singular taste » (Ibid : 569). La singularité de cette interprétation reflétait sans doute celle du contexte extrêmement violent dans lequel elle a eu lieu.

Certes, de nombreux autres spectacles ont été organisés lors de voyages de Cook, sans que les circonstances qui les entourent aient été aussi dramatiques. Cependant, la violence symbolique de la domination européenne semble avoir toujours été présente, ne serait-ce que par leur appropriation automatique de toute île indigène, au nom du Roi d’Angleterre. À ce cadre précolonialiste, il convient d’ajouter en outre les conditions précapitalistes qui régissaient les rapports entre Européens et Polynésiens. Les instructions secrètes de la première expédition invitent en effet les navigateurs à s’attirer les bonnes grâces des indigènes en leur remettant « such Trifles as may be acceptable to them, exchanging with them for Provisions […] as they may value[6] ». Il s’agissait donc de favoriser une amitié tout à fait particulière, fondée sur le respect par les Polynésiens de lois commerciales et économiques déterminées par les Européens[7]. Or dans l’épisode décrit par Monkhouse, nous avons vu que la seconde effusion de sang a eu lieu lors d’un échange qui a mal tourné, parce que l’un des Polynésiens n’avait pas accepté les règles du jeu capitaliste. En fuyant avec un cintre, il ne faisait pas que dérober un objet, il brisait les lois fondamentales de l’échange sociocommercial que cherchaient à imposer ces explorateurs, et sa mort était de leur point de vue tout à fait justifiée.

De la même manière que Monkhouse et ses compagnons ont contrôlé leurs rapports avec les Polynésiens à l’aide de leurs fusils, les colons et missionnaires qui les ont suivis ont imposé par la violence l’intégration aux traditions musicales polynésiennes d’éléments venus d’Europe, tout au long du XIXe siècle. Ce qui nous reste de ces concerts, en conséquence, se résume à quelques traces écrites, retranscrites dans les journaux de bord par des hommes convaincus de leur supériorité. De tels témoignages, s’ils ne nous offrent pas l’accès à une tradition orale disparue, constituent en revanche une source inestimable pour une réflexion sur l’interprétation et la réception musicales en Occident. C’est dans cette optique que je vais chercher à lier les éléments vus jusqu’ici à des réflexions plus contemporaines de Paul Zumthor et Glenn Gould.

Nous nous sommes intéressés jusqu’à présent au cadre esthétique de la réception des Européens, ainsi qu’à des considérations éthiques et politiques liées au contexte de violence précoloniale. Je souhaite axer maintenant la réflexion sur les concerts eux-mêmes, en tant qu’événements. Pour ce faire, j’emprunterai le concept de performance développé par Paul Zumthor dans l’ouvrage Performance, réception, lecture. Il s’agit d’un terme large, pouvant incorporer des activités de tout type, du théâtre au spectacle, en passant par le concert. Étant donné que la performance implique la présence d’interprètes et de spectateurs, je ne chercherai pas à reconstituer des événements disparus, mais plutôt à exploiter la richesse d’un terme polysémique pour pousser plus avant l’analyse des spectacles polynésiens.

S’il note bien l’impossibilité de délimiter de manière simple et homogène le terme de performance, Zumthor le lie cependant un mystère qui « continue à se reproduire inlassablement aujourd’hui chaque fois que d’un visage humain, de chair et d’os, tendu face à moi, avec son fard ou ses rides, sa sueur qui perle aux tempes, son odeur, sort une voix qui me parle » (Zumthor, 1990 : 42). Partons de cette définition générale, qui suggère le caractère physique et vocal de la performance. Retenons en outre que chaque performance est une occurrence unique (Ibid : 45).

Quels sont donc les paramètres spécifiques des performances polynésiennes au moment où elles ont lieu? Dans tous les épisodes évoqués jusqu’à présent, il semble que l’équation humaine se résume à trois termes principaux : les interprètes polynésiens, le public polynésien, et le public européen. Sur les participants polynésiens, seule l’archive européenne semble à même de nous renseigner[8]. Pourtant, nous pouvons entretenir quelques certitudes. Par exemple, ces performances, quelle qu’a peut-être leur fonction habituelle au sein des traditions locales, ont forcément changé de sens au moment d’être adressées à un public d’étrangers. Qu’elles aient été conçues pour inspirer la crainte ou l’admiration, pour démontrer un savoir-faire ou pour souhaiter la bienvenue aux visiteurs, ou encore qu’elles aient eu des visées mythiques ou religieuses, il manquait au public européen l’élément essentiel de la reconnaissance. Zumthor note en effet : « La performance réalise, concrétise, fait passer de la virtualité à l’actualité quelque chose que je reconnais » (Ibid : 34). Bien entendu, les Européens ne pouvaient reconnaître ce qu’ils n’avaient jamais connu. Ils pouvaient par contre déceler la présence d’un « espace » performatif – autre élément essentiel de la performance selon Zumthor (Ibid : 43). Que le concert leur plaise ou non, ils avaient conscience d’assister à un spectacle, grâce à des éléments qui transcendaient les différences les plus radicales entre les deux cultures (séparation du public et des interprètes, applaudissements, etc.)[9]. Et si l’une des parties se trompait sur les gestes de l’autre, la performance en était réorientée, certes, mais pas détruite. Ce qui compte en effet dans la performance, selon Zumthor, est l’échange entre locuteur et auditeur – sans que l’intention de l’interprète soit privilégiée par rapport à la réaction du public (Ibid : 39). En d’autres termes, les Polynésiens pouvaient donner le sens qu’ils voulaient à un concert, et les Européens le juger selon leurs propres critères – aucune des deux parties ne possédant seule les clefs de l’échange. Ces quelques traits donnent une première idée de la souplesse de la notion de performance, et me permettent de tisser un lien avec la réflexion de Glenn Gould.

 

 

Interprète surdoué ayant abandonné très tôt la salle de concert pour des raisons qu’il prétendait éthiques, Glenn Gould, est l’un des plus célèbres et énigmatiques musiciens du XXe siècle au Canada, mais aussi dans le monde. Or l’une de ses convictions inébranlables était la supériorité du studio d’enregistrement sur la salle de concert. Ce qui semblait particulièrement déplaire à Gould dans le concert traditionnel européen des années 1950 était le déploiement d’un processus toujours semblable : le maestro reproduisant servilement les notes inscrites sur la partition musicale, et le public se cantonnant à un rôle de vérificateur de la compétence ou du génie de l’interprétation – le tout ponctué d’applaudissements[10]. Gould avait une conception de l’art et de la pratique musicale plus ambitieuses, qu’il a cherché à concrétiser par un travail de contrôle rigoureux en studio. Tout en reconnaissant la pertinence de sa démarche et de sa réflexion concernant les techniques d’enregistrement, on peut regretter qu’il ait refusé d’explorer des avenues plus souples du spectacle public, laissant entrevoir une possible égalisation des rapports entre interprètes et public. Je ne prétends pas que les concerts polynésiens nous offrent le modèle d’une telle égalité. Bien au contraire, les rapports de domination y étaient omniprésents[11]. Par contre, ces concerts illustrent parfaitement la plasticité que peut avoir une performance, grâce aux négociations de tous les instants entre les différents participants. Il ne s’agit donc pas ici de faire l’apologie de la dynamique très particulière des concerts polynésiens, mais plutôt de s’en servir comme d’un exemple des tournures imprévisibles que peut prendre toute performance, grâce à l’interaction des interprètes et du public[12].

Lors des concerts décrits par Monkhouse et Anderson, nous avons vu que les voyageurs européens constituaient un public assez étrange. Malgré leur volonté de dominer physiquement la situation, ils étaient généralement disposés à assister aux concerts qui se présentaient à eux, pour des raisons de curiosité et d’observation, mais aussi parce qu’ils souhaitaient perpétuer l’échange de de bons procédés qui leur permettrait de conserver la faveur de peuples appelés à devenir des partenaires commerciaux et des sujets de la couronne britannique. C’est pourquoi, dès le lendemain du concert narré par Anderson, James Cook a organisé un spectacle militaire : « In return for the entertainment we receiv’d yesterday a party of marines were order’d to go through their exercise on the sport where the dances were perform’d last night » (Anderson, 1955-74 : 896). On notera que cette performance a lieu dans l’endroit exact du concert initial, ce qui montre à quel point il était important pour les Européens de conserver le contrôle d’échanges qu’ils ne maîtrisaient pas. Surtout, on voit que l’interprétation initiale des Polynésiens a donné lieu à une nouvelle interprétation de la part des Européens. La communication a ainsi pris une direction nouvelle et inattendue, avec la création de nouvelles performances.

Il semble d’après cet exemple que l’enregistrement ne soit pas le seul moyen permettant de dynamiser l’interprétation et la réception musicales. Une observation attentive de tout spectacle montrera en effet de nombreux éléments pouvant court-circuiter le programme initial. Par ailleurs, la critique gouldienne ne parait pas tenir compte des médiations diverses qui affectent toute situation de communication, à la fois en tant qu’obstacles, mais aussi comme conditions de la création. Il appelle à une communication débarrassée de toute contrainte, alors que le concept de performance nous rappelle justement à quel point tout événement énonciatif est mobile, dynamique et impossible à contrôler par un groupe d’individus, ou même par une artiste travaillant solitairement et avec acharnement à créer une œuvre parfaite[13].

Avant de conclure cette analyse, je souhaite offrir quelques ultimes remarques sur la transmission de la tradition orale des concerts polynésiens, principalement par le support de l’écriture. À la suite de ces concerts, malgré la volonté de savants tels que Georg Forster, la musique polynésienne n’est pas devenue l’objet d’un nouveau savoir en Europe[14]. Peut-être est-ce en partie à cause du petit nombre de voyageurs ayant témoigné des concerts que nous avons évoqués. Évidemment, la possibilité de l’enregistrement n’existait pas encore. C’est précisément l’apparition d’une telle technologie qui a permis le plein déploiement d’une discipline telle que l’ethnomusicologie, qui se distingue notamment par sa volonté d’appréhender des performances indigènes autrement que par les techniques, règles et méthodes écrites. Malheureusement, cette discipline reste impuissante dans les cas de disparition de la performance. Or l’effacement par les missionnaires chrétiens de l’essentiel des traditions musicales locales a pour conséquence que tout concert polynésien actuel est un produit certes intéressant, mais très différent des performances du XVIIIe siècle.

J’en reviens donc aux questions que j’ai posées dans l’introduction. En bref, étant donné que ces performances sont maintenant inaccessibles, quelle valeur et quels enseignements pouvons-nous y trouver? Peut-être une piste de réponse est-elle à chercher du côté de la tradition occidentale. En effet, les principaux textes fondateurs de la culture écrite européenne – La Bible, L’Illiade et L’Odyssée – sont originellement des productions orales. Il serait absurde de penser que le sens que peut en tirer un lecteur moderne, même fin connaisseur du Grec ou de l’Araméen ancien, se rapprocherait de celui d’une personne qui écoutait ces récits de la bouche d’un orateur au huitième siècle avant Jésus Christ, à moins bien sûr d’avoir une vision profondément théologique du monde et de considérer que Dieu nous parle directement à travers ces textes. Mais même avec une telle conception, il serait difficile de nier l’infinie distance culturelle qui nous sépare tout autant de nos ancêtres judéogrecs que des Polynésiens du XVIIIe siècle. La plupart des éléments qui ont donné naissance à ces œuvres ont disparu à jamais. Chacun de nous doit en outre composer avec ses propres points aveugles et préjugés. La présente réflexion, par exemple, se base notamment sur une longue tradition écrite, ainsi que sur des techniques de réflexion apprises à l’Université. Conscient du gouffre qui me sépare de tous points de vue des performances que j’ai tenté d’analyser, quelque chose pourtant me touche en elles. Peut-être est-ce la certitude qu’elles ont bien eu lieu, qu’il y a eu un bref moment avant la pleine expansion du colonialisme, où les deux cultures ont pu se rencontrer. Dans un mouvement de curiosité intense, une situation de communication radicalement nouvelle est née, et avec elle, une performance unique.

Résumons brièvement les acquis de cette réflexion. Nous avons commencé par rappeler le contexte esthétique du XVIIIe siècle, afin de mieux comprendre les réactions de voyageurs à des spectacles nouveaux et inconnus. Après avoir examiné quelques traits essentiels de la réflexion esthétique de cette époque, nous avons rappelé également l’importance de l’esthétique classique pour les élites européennes de l’âge des Lumières. Nous avons noté en outre que le plus important problème n’était pas tant la non-conformité de ces chants aux critères européens, que la découverte d’un système musical polyphonique, difficile à concilier avec les certitudes de supériorité européenne. Ceci nous a menés à analyser les modalités politiques, économiques et éthiques de ces interprétations, en soulignant notamment les relations dissymétriques qui régnaient entre Européens et Polynésiens dès les premiers contacts. Pour poursuivre l’analyse de ces objets difficilement saisissables, nous avons tenté d’amorcer un dialogue avec les pensées plus contemporaines de Paul Zumthor et Glenn Gould, avant de conclure par une brève réflexion sur la transmission des traces d’une tradition disparue. Il serait certainement possible et souhaitable de tracer de plus amples relations avec Zumthor et Gould, mais cela dépasse le cadre du présent travail. Il me semblait par contre essentiel de souligner que si Gould était un visionnaire ayant compris le pouvoir révolutionnaire de l’enregistrement, il a par contre sous-estimé la souplesse qu’un concept tel que celui de performance peut offrir à une forme en apparence aussi figée que le concert de musique classique[15]. On est loin en effet avec les performances polynésiennes des médiations de la partition ou de la salle de concert, deux des supports les plus problématiques pour Gould. En revanche, on peut comprendre que le modèle d’une performance collective ne soit pas conforme à l’idéal d’une création artistique solitaire et contrôlée qui plaisait à l’interprète canadien. J’aime cependant à penser que Gould l’expérimentateur se serait laissé toucher lui aussi par les traces de ces concerts polynésiens, dont les quelques instruments et témoignages restants forment comme l’écho d’une mélodie oubliée.

 

 


Bibliographie

  • [ANONYME]. « Secret Instructions », dans The Journals of Captain James Cook on His Voyages of Discovery, volume 1, J. C. Beaglehole (éd.). Cambridge, University Press, 1955-1974.
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  • AGNEW, Vanessa. « Exchange Strategies in the Travel Accounts of Cook’s Second Voyage », dans Cross-cultural Encounters and Constructions of Knowledge in the 18th and 19th Century: Non-European and European Travel of Exploration in Comparative Perspective, Philippe Despoix et Justus Fetscher (éd.). Kassel, Kassel University Press, 2004, p. 164-196.
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  • FORSTER, Johann Reinhold. Observations Made during a Voyage round the World. Londres, G. Robinson, 1778.
  • GOULD, Glenn. « Glenn Gould Interviews Glenn Gould », dans The Glenn Gould Reader, Tim Page (éd.). Toronto, Lester & Orpen Dennys, 1984, p. 313-330.
  • GOULD, Glenn. « Let’s Ban Applause! », dans The Glenn Gould Reader, Tim Page (éd.). Toronto, Lester & Orpen Dennys, 1984, p. 245-249.
  • HUME, David. The Philosophical Works of David Hume, volume 3, T. H. Green et T. H. Grose (éd.). Londres, Longman, Green, 1874–1875.
  • McLEAN, Mervyn Evan. « Traditions musicales – Musiques de l’Océanie », dans Encyclopaedia Universalis, http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/musicales-traditions-musiques-de-l-oceanie/, page consultée le 20 avril 2016.
  • MONKHOUSE, William Borougham. « Journal of William Broughham Monkhouse », dans The Journals of Captain James Cook on His Voyages of Discovery, volume 1, J. C. Beaglehole (éd.). Cambridge, University Press, 1955-1974.
  • SEGALEN, Victor. « Voix mortes : Musiques Maori », dans Œuvres complètes, volume 1. Paris, R. Laffont, 1995.
  • ZUMTHOR, Paul. Performance, réception, lecture. Longueuil, Le Préambule, 1990.

[1] Il ne s’agit pas de suggérer que les Polynésiens procédaient à une pratique universelle que l’on pourrait nommer « concert », bien au contraire. Je me sers plutôt de ce terme pour me référer de manière générique à toutes les interprétations musicales polynésiennes visant à créer des effets chez des spectateurs. Le concept de performance nous servira plus loin à analyser certaines spécificités de ces événements.

[2] Il s’agit du fils de J.R. Forster. Père et fils étaient tous deux présents lors de la même expédition.

[3] Pour des exemples de transcriptions, voir G. Forster, A Voyage round the World, p.233 et p. 615-616. Les instruments rapportés par Forster, son père et Cook sont encore exposés au Musée ethnologique de Berlin.

[4] Voir notamment M.E. McLean, « Traditions musicales – Musiques de l’Océanie » et V. Agnew, Enlightenment Orpheus, p. 78.

[5] Voir notamment The Journals of Captain James Cook on His Voyages of Discovery, volume 1, p. cclxxx.

[6] Voir The Journals of Captain James Cook on His Voyages of Discovery, volume 1, p. cclxxx. On notera que lors du premier voyage de Cook, le navire s’appelait The Endeavour. Un tel terme implique l’idée de projet, ou d’effort, ce qui correspond bien à l’idéal du commerce à la fois comme outil de pacification et fin ultime du voyage.

[7] Pour une analyse de l’imposition par les voyageurs britanniques de l’échange commercial comme mécanisme social exclusif, voir Vanessa Agnew, « Exchange Strategies in the Travel Accounts of Cook’s Second Voyage ».

[8] Outre la source des journaux de bord, rappelons celles des transcriptions et instruments rapportés par Cook et les Forster, ainsi que des illustrations artistiques représentant des concerts. De ces éléments, seuls les instruments ont effectivement été produits par les Polynésiens, et l’on manque d’autres sources pour les replacer dans leur contexte.

[9] Voir à ce sujet V. Agnew, Enlightenment Orpheus, p. 88. L’auteure y énumère les divers moyens par lesquels un « cadre » partagé se mettait en place à l’occasion des concerts, favorisant la création d’un sens commun.

[10] Voir notamment les textes de G. Gould « Let’s Ban Applause! » et « Glenn Gould Interviews Glenn Gould ». Victor Segalen, quelques décennies auparavant, critique lui aussi cette passivité du spectateur occidental lors des concerts, mais aussi des fêtes populaires, peut-être plus comparables aux spectacles polynésiens, où le spectateur se contente d’applaudir ou de siffler son approbation à des moments désignés (Segalen, 1995 : 548). Critique tout à fait pertinente, mais qui peut elle aussi être nuancée par l’apport de Paul Zumthor.

[11] Notons que pour Gould, c’est plutôt la domination de l’interprète sur le spectateur qui pose problème.

[12] Voir V. Agnew, Enlightenment Orpheus, p.99-100. L’auteure explique comment les concerts donnaient lieu à une négociation des rapports de pouvoir, ce qui correspond au sens large de la notion de performance.

[13] Pour être juste envers Gould, celui-ci a conscience de s’exprimer à un point particulier d’une tradition qu’il considère comme essoufflée. Une certaine radicalité est donc compréhensible. Il semble cependant y avoir chez lui un blocage – ou un désintérêt –, dès lors qu’il s’agit d’envisager le potentiel créatif de performances qui ne sont pas liées à l’enregistrement.

[14] Voir notamment V. Agnew, Enlightenment Orpheus, p. 113.

[15] Le concept de performance peut bien entendu s’appliquer à plusieurs productions de Gould, notamment ses émissions pour la CBC ou même ses documents contrapuntiques. Ce que j’ai critiqué ici est son opposition systématique au concert, comme s’il s’agissait d’un format irrémédiablement dépassé.


 

Erik Stout est étudiant à la maîtrise en littérature comparée à l’Université de Montréal. Son mémoire porte sur la transmission des récits de voyage de Bougainville, mais ses recherches concernent également l’audiovisuel. Outre ses articles A History of violence : une violence partagée et La chute de la maison Usher, de Jean Epstein : une métaphore de la création destructive du cinéma, il a effectué des présentations sur le cinéma de Cronenberg et Tarantino lors de colloques au Québec et en Argentine.