Bill Readings et la responsabilité sans alibi

Jean-Philippe MICHAUD
Université de Montréal

RÉSUMÉ

Les thèses de The « University in Ruins, l’ouvrage posthume de Bill Readings, n’ont pas toutes suscité une attention égale. En renonçant à l’idéologie de l’émancipation du sujet caractéristique de la modernité, Readings envisageait la scène de l’enseignement selon un mode éthique hétéronome, et caractérisait la pédagogie comme relation asymétrique et infinie à autrui. Comme pour toutes les communautés inavouables, la communauté du dissensus préserve comme aporie la question de l’identité autant que celle de la nature du lien social à/dans l’université. En mobilisant ces idées, cet article entend amorcer un dialogue autour de l’interprétation de la responsabilité « sans alibi » à laquelle appelait Readings dans son livre. Pour ce faire, l’auteur pose la question à travers les premiers travaux de Mikhail Bakhtine et la lecture qu’en a fait Readings.

ABSTRACT

Not every major argument comprised in Bill Readings’ posthumous work, The University in Ruins, have met a satisfactory response from critics. While renouncing the emancipatory ideals of Modernity, Readings sought to posit education as a locus of heteronomous ethics, and pedagogy as an infinite relation to others. Just like any other unavowable community, the community of dissensus maintains as a permanent question the aporetic nature of its identity as well as of the social bond within the university. This article aims to initiate, within that frame, a dialogue upon our understanding of Readings’ call for a responsibility “without alibi”. To do so, the author turns toward Mikhail Bakhtin’s early writings, and how Readings may have read them.


Je voudrais avec vous remonter il y a vingt ans, et réfléchir sur l’œuvre et la pensée de Bill Readings. Je parlerai plus précisément de son ouvrage posthume, The University in Ruins, publié en 1996 et traduit en français, avec un curieux retard, à l’automne 2013 [1]. Dans le monde anglo-saxon, ce livre orphelin a constitué une pierre de touche dans les discussions des dernières décennies sur l’université, et Readings est aujourd’hui apprécié comme précurseur du champ d’étude interdisciplinaire des Critical University Studies. Je m’intéresserai dans mon exposé à un thème encore inexploré par ceux qui écrivent sur Readings : dégager sa conception de la responsabilité universitaire, une responsabilité qu’il voulait « sans alibi ». Par conséquent, je devrai me concentrer ici sur les chapitres conclusifs de Dans les ruines de l’université. Le parcours proposé dans ce livre est complexe : je récapitulerai donc avant toute chose les principales thèses ainsi que le contexte de l’ouvrage, quitte à devoir tronquer l’articulation de certains de ces arguments.

L’université selon Bill Readings est une institution en ruines. Cela ne revient pas pour lui à endosser les thèses nostalgiques, qu’il juge plutôt réactionnaires, selon lesquelles sa crise « actuelle » demanderait impérativement à recentrer sa mission historico-politique. D’ailleurs, l’une des caractéristiques de l’université moderne, depuis deux siècles, c’est qu’elle s’est presque toujours décrite elle-même comme étant en crise : cela fait partie de son identité. Plutôt, le motif des ruines, emprunté aux réflexions sur la ville de Rome par Freud, signifie que les membres de la communauté universitaire habitent leur institution tout en étant aliénés de la « temporalité » qui lui donnait jadis un sens. Autrement dit, comprendre l’activité universitaire aujourd’hui commande d’abord de saisir et de remettre en jeu le rôle et la fonction structurelle que lui assignait la modernité. En premier lieu, chez les idéalistes allemands du dix-neuvième siècle, où l’idée de Culture (nationale) devenait le référent intégrateur d’une institution d’état opérant, pour la première fois dans l’histoire, la fusion de l’enseignement comme formation (Bildung) du Sujet et de la science (Wissenschaft) comme révélation à soi de l’identité de la Culture.

Readings distinguait trois moments décisifs dans ce processus : le moment de la raison kantienne, qui détache l’université médiévale de son rapport à la tradition et aux autorités, celui de la culture (philosophique) humboldtienne, et celui de la culture (littéraire) anglaise puis américaine. Au regard des mêmes critiques et discours qui jaillirent des humanités durant la deuxième moitié du vingtième siècle, il semblait que l’université elle-même ne pouvait plus (ou ne savait plus) s’organiser autour du grand récit voulant que la recherche et l’enseignement travaillaient réciproquement à la révélation de la nature humaine ou des déterminations sociales de la culture. Elle était rendue ailleurs, dans une phase que Readings nomme « post-historique ».

Il appelait ensuite « déréférentialisation » le processus par lequel l’université se dégage de son Idée. La « déréférentialisation » de l’université ne se limite donc pas à décrire le point présent dans la courbe de son processus historique, mais désigne le moment où l’université abandonne jusqu’à la nécessité de se légitimer par rapport à un tel point : le déclin de sa fonction idéologique. Le symptôme le plus évident de ce processus est la place qu’occupe la notion d’excellence aujourd’hui, qui est un référent vide. La logique de l’excellence, – et la critique qu’en fait Readings figure parmi les premières et les plus marquantes de ce type, – aurait comme particularité d’opérer au sein d’un réseau où l’information qui y circule répond à des critères purement internes.

L’excellence nomme l’optimum du rapport input/output dans un système bureaucratique et, en ce sens qu’elle est devenue le principal indicateur de performance universitaire, l’évaluation de la recherche et de l’enseignement y est soumise. L’institution universitaire serait pour ainsi dire de plus en plus analogue, dans son fonctionnement interne, à n’importe quelle entreprise semi-publique ou privée ; la production du savoir contemporain n’aurait d’autre responsabilité que celle d’accroître sa valeur d’échange en étant plus « performante », dans un système compétitif international de circulation du savoir qui imite les principes administratifs de gestion efficiente propres aux corporations. En d’autres mots, la comptabilité (accounting) a remplacé l’imputabilité (accountability) universitaire.

Pour établir son diagnostic de l’université contemporaine, Readings s’appuyait sur l’hypothèse de travail qui avait animé Jean-François Lyotard à la fin des années 70, dans son Rapport sur le savoir(1979) adressé initialement au gouvernement québécois : il y traitait de l’érosion interne du principe de légitimation du savoir. Il me semble que Readings déplace cette réflexion dans la dernière partie de son ouvrage lorsqu’il produit pour sa part un « contre-récit de la modernité ». Dans son modèle d’analyse, l’université moderne répondait à l’idéologie de l’autonomie du sujet, et sa fonction sociale était celle d’un vecteur d’émancipation citoyenne. Readings a démontré dans la première partie de son ouvrage comment l’Université de l’Excellence avait démonté ce contrat politique, et ce qu’il cherche avant tout, c’est de développer une manière de ruse qui permettrait aux intellectuels de réinvestir politiquement l’institution technocratique. Readings proposait de son côté une Université du « Dissensus », où les notions modernes d’autonomie et d’émancipation sont renversées : le sujet hétéronome qu’il propose parcoure un mouvement non pas d’émancipation, mais d’obligation vis-à-vis la Pensée, c’est-à-dire vis-à-vis autrui. C’est un projet en un sens analogue aux travaux de Derrida sur le système de la Loi et à sa critique de l’autonomie.

En portant son attention sur le Temps inassimilable de l’étude (ch.9) et la Scène de l’enseignement (ch.10), Readings voulait croire que l’université était d’abord un lieu d’obligation éthique mutuelle où primait le critère de justice plutôt que celui de vérité. Il mobilisait en ce sens une théorie de l’énoncé dans la pratique de l’échange universitaire (inspirée du dialogisme chez Bakhtine) et une conception correspondante d’une communauté sans identité, inspirée quant à elle des œuvres de Jean-Luc Nancy(1983), Blanchot(1983) et Agamben(1990) . L’enjeu de sa critique était de mobiliser des moyens pragmatiques de résister à la logique comptable de la performance, décrite plus haut, dans laquelle disparaît jusqu’à la probité intellectuelle et la responsabilité du savant dans sa relation avec autrui et envers l’institution.

Dans cette conjoncture, si la comparaison faite dans les premiers chapitres des discours successifs autour de l’Idée de l’université et de sa mission, s’avère essentielle pour repenser l’actualité (ou l’inactualité) de l’université, notre voie de sortie selon Readings est d’admettre premièrement que ces modèles intégrateurs sur lesquels la modernité avait basé l’organisation de la recherche et de l’enseignement universitaire ne sont pas simplement provisoirement inachevés. Plutôt, la fondation moderne de l’université aura été fondamentalement inachevée, au sens où Derrida l’entend dans Mochlos, l’œil de l’université(1990 : 463). Précisément parce que l’université n’est pas simplement une « Idée », mais doit avant tout être comprise comme institution, la question de l’université se pose à la fois à l’université et dans l’université :

L’histoire d’une institution porte toujours la marque de la contradiction structurelle de sa fondation. L’institution est fondée, établie, en étant appelée à exister en tant qu’entité radicalement nouvelle. Dès lors, elle occupe une place où elle n’existait pas auparavant, si bien que sa fondation n’est pas naturelle et n’est jamais assurée. Elle n’est pas apparue du jour au lendemain. En ce sens, toute institution, en tant qu’elle a été fondée, est sans fondement. (Readings, 2013 : 229, traduction modifiée).

Ceux qui s’intéressent à l’institution universitaire aujourd’hui auraient avantage à reconnaître que sa fonction sociale (et son administration interne) a pu évacuer tout fondement transcendant, tout enjeu philosophique propre à ses activités. D’autre part, ce serait une erreur de considérer l’université comme un instrument malléable dont on peut redéfinir à volonté les finalités et les politiques. Devant ce constat, Readings nous invite à « admettre que l’université moderne est une institution en ruine tout en réfléchissant à ce qu’implique le fait d’habiter ses décombres sans verser dans la nostalgie romantique » (Ibid. : 265, je souligne). Il nous invite à poser sérieusement la question de la valeur (et de l’évaluation) de l’activité intellectuelle, à l’intérieur d’un système qui réduit l’évaluation de la pensée à des mesures purement comptables. Une résistance à cette organisation bureaucratique de la fabrique du savoir sera quelque chose comme la revendication d’un temps non-comptable et d’une pédagogie comme relation infinie. Bref, à l’instar de l’analyse en psychanalyse et du travail de lecture, il s’agit en définitive d’une profession impossible. Je cite encore :

Il est possible que le système dans son ensemble demeure hostile à la pensée ; en revanche, le processus de déréférentialisation ouvre à celle-ci (à la pensée) de nouvelles possibilités en enrayant les mécanismes qui lui font obstacle, bien qu’il tende également à la soumettre aux impératifs de la valeur d’échange (comme toutes les révolutions bourgeoises). La concrétisation de ces possibilités n’a rien d’une tâche messianique ; n’étant pas structurées par un récit rédempteur, ces possibilités commandent un maximum de vigilance, de souplesse, et d’esprit. (Ibid. : 279)

Parce que néanmoins, ce que l’université est en train de subir ouvre simultanément de nouveaux espaces et permet des engagements stimulants de/dans la Pensée : C’est à ces nouveaux engagements et à cette configuration altérée du savoir que veut réfléchir Readings, par exemple en faisant des enjeux reliés à l’assouplissement des structures disciplinaires des questions permanentes pour nos disciplines. On pense ici aux guerres d’influences qui opposaient les Cultural Studies et la littérature comparée, à la disciplinarisation des études identitaires, féministes, autochtones ; à l’interdisciplinarité comme nouveau paradigme. Toutes ces transformations doivent être comprises comme autant de symptômes de l’érosion du lien entre l’université et l’État-Nation, ne serait-ce que parce que ces discours problématisent et mettent en question la figure abstraite du citoyen national et de la formation universitaire comprise comme Bildung.

L’incorporation de ces différentes problématiques et théories critiques dans les humanités, à l’heure où Readings écrivait ces lignes, provoquait de grandes controverses en Amérique du Nord. En un sens, Readings prenait la parole dans ces débats pour signifier que l’institutionnalisation des discours militants issus des politiques identitaires et culturelles était aussi, en plus d’un des effets bénéfiques de la démocratisation de l’université, un symptôme du consumérisme, lequel s’ajuste au gré des changements démographiques de la clientèle étudiante. Il écrit quelque part que l’Université de l’Excellence est une réponse pernicieuse aux revendications de Mai 68 : la grande « prise de parole » , une fois institutionnalisée, doit devenir rentable. C’est cette vigilance et ce positionnement difficile qui le prévenait de la nécessité théorique de « re-fonder », de « re-centrer » l’université en lui donnant un nouveau langage capable de traduire l’ensemble de ses activités et de ses idiomes. Sa méfiance lui permettait toutefois d’apprécier les nouvelles opportunités de pensée qui s’offraient aux universitaires. Notre tâche selon lui serait d’habiter « sans alibi » les ruines de l’université.

Comment aborder maintenant le nœud du problème qui consiste à justifier l’élaboration d’une responsabilité sans alibi ? Je voudrais faire une proposition : si Dans les ruines de l’université est appelé à demeurer une référence pour nous, comme il l’a été chez les universitaires anglophones, il serait intéressant d’insister cette fois sur l’apport de la pensée de Bakhtine à celle de Readings, ou disons, d’essayer de voir comment Readings a lu Bakhtine. Dans son chapitre sur la pédagogie, il défend d’ailleurs explicitement la critique bakhtinienne du modèle de communication saussurien, et on lira à ce propos l’article d’Anca Parvulescu qui traite spécifiquement de cet aspect. Il faut d’abord noter que Readings n’a jamais été associé, de près ou de loin, aux bakhtinologues et aux experts en « bakhtinistiques », et que les références explicites à Bakhtine sont très rares dans l’ensemble de ses écrits. Il serait inconsidéré de prétendre que Readings aurait voulu « appliquer » les concepts bakhtiniens à la situation universitaire. Néanmoins, je prétends pouvoir affirmer qu’une des percées de Readings les plus durables et intéressantes dans les études sur l’institution universitaire et sur la pédagogie aura été d’introduire, dans la Scène de l’enseignement et la dialectique professeur-étudiant, comme dans l’environnement universitaire élargi (nos colloques, nos publications, etc.) une transition vers une ‘dialogique’ de la pensée. Mon argument se concentre ici sur l’utilisation des notions de responsabilité, d’alibi, et de dialogisme chez Readings, qui toutes dialoguent avec la pensée du philosophe russe.

Je voudrais entendre dans le mot « responsabilité » une réponse : une réplique produite à l’intérieur d’une chaîne infinie d’énoncés. C’est d’ailleurs ainsi que nous lisons en russe Oтве́тственность [otvetstvennoct’], dérivé du mot Oтве́т, qui signifie littéralement « réponse ». Le terme figure dans le titre du tout premier article publié par Bakhtine en 1919 . Cette conception de la responsabilité ressemble donc plus volontiers à l’anglais answerability, où l’on entend l’injonction d’un devoir de répondre de quelque chose, et moins celui de se conformer à une norme morale, sans que cette relation au devoir ne devienne un objet de cognition. Readings nous dit, avec un clin d’œil sans doute, que le travail universitaire devrait répondre au « nom de la Pensée » (the name of Thought). Peu importe ce que cela signifie : Readings pense que rendre justice à la pensée est beaucoup plus important que de savoir ce qu’elle est. Il souligne à juste titre qu’on ne peut institutionnaliser un nom (dénué nécessairement de contenu de vérité) sans créer du même coup le simulacre d’une idée. Ce que l’on sait du nom de la Pensée, c’est que la polyvocité des discours qui l’ont comme référent oblige à reconnaître ici un différend, au sens ici de Lyotard. Précisément parce que le dernier mot à son sujet reste toujours à venir, notre responsabilité commande de le garder ouvert comme question permanente. Readings écrit : « étant dépourvu de contenu, le nom de la pensée ne peut servir d’alibi pour se soustraire à la nécessité de réfléchir à ce qu’on affirme ainsi qu’au moment et au lieu où on l’affirme » (Ibid. : 252).

On revient à la notion d’alibi, que Readings emprunte implicitement aux écrits de jeunesse de Bakhtine. Readings prône une forme de pragmatisme institutionnel : « Celui-ci permet de reconnaître que la pensée commence là où l’on se trouve et sait se passer d’alibi. Penser sans alibi signifie pour moi cesser de justifier nos pratiques par une idée surgie « d’ailleurs », une idée qui nous exonère de la responsabilité de nos actes immédiats » (Ibid. : 205). Le lecteur des traités d’éthique bakhtiniens rédigés dans les années vingt est frappé des affinités entre leur articulation de l’absence d’alibi comme fondement de la responsabilité. Pour Readings, l’origine du devoir provient de la singularité du lieu que je suis seul à pouvoir occuper, et le devoir surgit dans le rapport imprévisible à l’autre qui nous oblige. C’est d’autant plus vrai dans la relation pédagogique :

On ne vient jamais à bout de la relation pédagogique. Je n’entends pas par là une banalité du genre « on n’arrête jamais d’apprendre » (même si cet énoncé est sans doute vrai), mais plutôt que cette relation est essentiellement asymétrique et sans fin. Ses parties prenantes sont captives d’un écheveau dialogique de réflexions obligées. (Ibid. : 228)

L’alibi pour Readings et Bakhtine correspond à dériver sa responsabilité unique d’une idéologie garante de notre devoir d’agir. Bakhtine discernait dans le « théorétisme » et l’éthique formaliste universalisable, l’abstraction sinistre de sujets interchangeables qui, dans un mouvement centripète où toutes les individualités fusionnent, est incapable de reconnaître la responsabilité de chacun. Sa théorie de l’acte responsable, c’est-à-dire de l’activisme, conduit à poser l’essence de la responsabilité de chacun depuis leur place et temporalité unique. Ce postulat du chronotope de l’agent moral est l’envers d’une communauté rationnelle idéale, et recoupe en partie le portrait des « singularités périphériques » chez Readings, par lequel mon obligation vis-à-vis autrui précède toujours l’établissement d’une norme identitaire qui définirait la nature de nos relations mutuelles et asymétriques. La responsabilité de type dialogique se fonde sur une exotopie : un mouvement intérieur vers autrui qui ne conduit ni à l’identification pure, ni à la duplication numérique des identités. Bakhtine appelle des « imposteurs » (de самозванца, [samozvantsa]), des « poseurs » ou des « prétendants », non pas ceux qui prennent la place spécifique de quelqu’un d’autre ou ceux qui prétendent à un statut social qu’ils n’ont pas (prendre la place du roi, par exemple), mais précisément ceux qui font comme s’ils n’occupaient aucun poste particulier, ceux qui dérivent leur responsabilité d’un prétendu centre objectif et universel.

Cela fait plus de cinquante ans que nous avons arrêté de penser l’université et sa communauté comme la (con)fusion idéaliste d’une unité organique de savants visant un savoir universel. L’université, écrit Readings au futur, « doit plutôt devenir un lieu parmi d’autres où l’on tente de penser le lien social sans recourir à une idée unificatrice, qu’il s’agisse de celle de la culture ou de celle de l’État. » (Ibid. : 191). La dialogique de la pensée, le fait que nous pensons « les uns à côté des autres » plutôt qu’« ensemble », que la pensée « côtoie d’autres pensées » sans créer de l’identité, résisterait donc à la pression d’unifier ces pensées hétérogènes, et reconnaîtrait que tout énonciateur est d’abord un destinataire.

Permettez-moi une dernière phrase de Readings joignant sa lecture de Bakhtine : « Dans les ruines de l’université, la nature inachevée et permanente de la relation pédagogique peut nous rappeler que « penser ensemble » est un processus dissensuel, lequel relève davantage du dialogisme que du dialogue » (Ibid. : 299). C’est sous ce rapport d’attention irrésoluble face à autrui que Readings envisageait le dissensus comme moyen de lutter contre la notion d’excellence et contre la bêtise bureaucratique dans l’université. Je préfère le lire, personnellement, non pas comme une sorte de prophète, ni un champion de l’institution, ni encore moins comme un héros local de notre département, mais plutôt : le lire pour ses lectures attentives, et parce qu’il pose des questions difficiles et intéressantes. Finalement, si habiter les ruines de l’université requiert, comme il l’affirme, de se ménager un lieu où penser n’est pas fondé sur quelque chose de plus fondamental que ma capacité de rendre mon propos intéressant à autrui, j’espère ne pas avoir trop manqué à cette exigence.


Bibliographie

  • READINGS, Bill Dans les ruines de l’université, trad. Nicolas Calvé, Montréal, Lux éditeurs, 2013. Éd. originale The University in Ruins, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1996.

[1] William John Readings (1960-1994) a été professeur agrégé de littérature comparée à l’Université de Montréal de 1989 jusqu’à son décès tragique dans un accident aérien, le 31 octobre 1994. Formé en Angleterre, il obtient son doctorat à l’Université d’Oxford, en 1985, avec une thèse sur la poésie de John Milton. Ses passages à Genève, puis à l’université privée de Syracuse aux États-Unis et enfin dans la province québécoise, lui permettent d’apprécier les importants écarts dans les fonctions sociales attribuées aux universités occidentales. Profondément influencé à la fois par la rupture de Mai 68, la Theory et les débats littéraires américains autour des curricula et des Culture wars, il publie en langue anglaise la première introduction intellectuelle à la pensée de Jean-François Lyotard. Durant sa brève et fulgurante carrière universitaire, il s’intéresse entre autres sujets aux canons littéraires, à la Renaissance, à la déconstruction, à l’histoire de l’art, à la Culture, au concept d’oikos, au féminisme, au postmodernisme et au paganisme.