Il n’est pas habituel de parler de l’hygiène de la création. À vrai dire, cette expression choque. Elle se situe aux antipodes de l’idée d’une création touffue, par définition excessive. Nous avons pour usage de décrire la démesure de la création, comme si cette dernière, dans son expression spontanée, ne pouvait faire l’objet d’un rituel qui met en relief la nécessité d’un toilettage, une forme de purification voire d’ascétisme, en témoigne, par exemple, l’œuvre d’Antonin Artaud.
Cette hygiène de la création rompt avec des préjugés tenaces. L’idée commune qui circonscrit l’inspiration fait valoir un créateur qui s’élève, puis se confond avec le monde de l’éther. Qu’il s’agisse de la sublimation freudienne ou du « décollement créateur » chez Didier Anzieu, la forme de la création est réputée exubérante. Sous son aspect plastique, la création est la mise en œuvre d’un style qui permet de tracer une signature, la preuve irréfutable que l’auteur, une expression certes démodée, est en mesure d’imposer sa marque à la forme dont il est le seul détenteur. À cet égard, la création a tous les aspects d’un processus dans lequel la forme, si elle fait l’objet d’une contrainte (c’est en effet une des exigences du processus formel dans sa littérarité), fait place à l’inconnu et à l’imprévu.
Dans ce dernier cas, les expressions qui valorisent l’énigme de la création suggèrent une indistinction primordiale. Le créateur, véritable Prométhée, doit être en mesure de rétablir un ordre du monde, de favoriser un déferlement de pensées, d’images, d’affects qui trouvent place, en ce qui me concerne, dans l’espace de l’écriture. En somme, la création repose sur un foisonnement d’idées inédites. Le créateur se met à penser, il entre dans l’univers de la rêverie. Ce faisant, il perd ses points de repères habituels. Éthéré, distrait, possédé ou happé par ses pensées, le créateur semble relever d’un autre monde qui dans son caractère indistinct implique que la prolifération d’idées neuves est un aspect décisif de tout processus créateur.
Dans le cadre de la présente réflexion, je souhaite mettre en cause, du moins partiellement, cette idéologie du créateur soumis à un éloge primordial de l’expression affective et langagière. En somme, l’inspiration n’est plus à la mode. La valorisation d’une énergie pulsionnelle, semblable à une force implacable, supposait que l’on fasse preuve de force, d’endurance voire d’opiniâtreté. L’inspiration, si elle donnait l’impression d’une nécessité, était une tâche considérable. Les habituels mécanismes de défense qui font partie de l’armature psychique du sujet étaient à l’œuvre et blessaient l’apparent confort narcissique du Moi. La création, c’était le monde des symptômes et des hallucinations, des rêves éveillés et des paradis artificiels. Sans qu’il soit possible, dans le cours de cet article, de cerner les formes de la création (de leur plasticité à leur arrimage social), on peut à tout le moins convenir que ces idéologies exubérantes de l’inspiration ont perdu de leur superbe.
La bulle narcissique du sujet s’est dégonflée. Ce dernier n’est plus l’antenne suprasensible qui est en mesure de recevoir et d’interpréter des messages (songes, pensées non apprivoisées, ainsi que Bion le formulait (Bion, 1997) en provenance de mondes inconnus. Une autre logique prévaut. L’ère du commentaire social dysphorique a la cote. L’autofiction est elle-même devenue depuis longtemps un simulacre sans grande envergure. On fait avec les moyens du bord. En somme, la création est devenue l’enfant pauvre de la littérature. Le degré zéro de l’écriture que décrivait autrefois Roland Barthes, à propos du Nouveau roman, a laissé place à un encéphalogramme à plat. Soumission, c’est le titre du roman de Michel Houellebecq. Je ne tenterai pas, sur la base d’un seul titre, de valoriser ou d’invalider ce qui relève pour l’essentiel d’une position morale. En fait, cette « soumission » représente une forme d’hygiène. Elle impose d’inféoder ses « valeurs » et ses « croyances » (toutes expressions d’un monde occidental en butte à la dissolution) dans une thanatographie qui se veut l’expression d’une déperdition de toute énergie propre. Sous le couvert de l’islamophobie, ce roman de Houellebecq traite d’un autre « ordre du monde » plus efficace, en mesure de sauver le sujet malgré lui de croyances devenues désuètes. Dans cette logique, la création est une soumission, la cession de toute énergie propre. Il s’agit là sans contredit d’une expérience littéraire qui pose encore une fois l’enjeu de régimes de croyances et de leur ordre relatif dans un monde en conflit.
Lieux communs de la création
Survolons rapidement ces expressions de la forme qui font appel à la création. À première vue, il n’est pas question d’hygiène, de propreté ou de saleté, de pureté ou de souillure. Il est apparu que la création s’apparente à un décollement, une élévation, parfois une apogée, autant d’expressions qui mettent en relief, au nom d’une verticalité triomphante, le principe que l’œuvre, dans son avènement, se doit d’être supérieure à l’auteur lui-même. En somme, l’individu créateur tente d’exacerber un projet qui a pour fonction première de masquer la finitude corporelle (la perception de sa mortalité), puis d’engager un prolongement, une raison de vivre.
Or, cette valorisation du prolongement de soi dans l’œuvre à créer m’apparaît relever d’une fantasmagorie qu’il faut mieux cerner. L’élévation du sujet, n’est-ce pas une manière de lutter contre ce qui se trouve à ras le sol ? En d’autres termes, les expressions que nous avons utilisées, l’apogée, le rehaussement, font valoir un ordre du monde vertical qui repose, de façon discutable, sur une élévation, une façon d’échapper à cette hygiène de la création qui s’avère une catégorisation du propre et de l’impur.
Rappelons-nous d’abord de quelle manière l’œuvre de Freud, inspirée des travaux de Karl Abraham (1966 [1994]), a mis l’accent sur les mécanismes de défense archaïques qui correspondent à l’établissement des phases du développement de la libido. De ces derniers, on ne parle plus guère tant cette façon de concevoir l’inconscient est aux antipodes d’une réflexion qui préfère mettre l’accent sur le constructivisme de l’identité sexuelle (ce que Karl Abraham, par ailleurs, n’aurait pas réfuté). Les phases du développement libidinal (oral, sadique-oral, anal, sadique-anal, phallique, génital) obéissent à la règle d’une progression dont la génitalité permet l’assomption de la différence des sexes. S’agit-il d’un point de vue normatif ? À la lumière des nombreuses réflexions sur les expressions du genre et les modifications bien réelles des modes de représentation de la différence sexuelle (Où commence-t-elle ? Où se termine-t-elle ?), on peut affirmer que cette normalité est battue en brèche. Au même titre que l’hygiène (un mode d’entretien du corps) qui varie selon les cultures et les époques, la différence sexuelle est au mieux une variable dont le déconstructivisme, à titre d’idéologie, génère, de façon spontanée, d’autres modes de représentation de l’être au monde.
Il pourra paraître excessif de ranger la sexualité et ses modes de représentation au rang d’un artifice qui est de l’ordre du maintien de la personne propre. C’est à peine un jeu de mots de ma part. La personne propre, comme l’entend la psychanalyse, c’est l’ego. Dans sa réflexion sur les transformations de la pulsion, Freud écrit : « La torture que s’inflige le mélancolique et qui, indubitablement, lui procure de la jouissance, représente, tout comme le phénomène correspondant dans la névrose obsessionnelle, la satisfaction de tendances sadiques et haineuses qui, visant un objet, ont subi de cette façon un retournement sur la personne propre » (Freud, (1916) 1999 : 159-160). Tout se passe comme si le retour de la pulsion sur elle-même entraînait l’émergence de couples d’oppositions : le sado-masochisme et le voyeurisme-exhibitionnisme. L’auto-punition, telle qu’on l’observe dans la névrose obsessionnelle, les reproches incessants que le sujet s’adresse dans la mélancolie sont des expressions de ce retour de la pulsion sur la personne propre. Ainsi, la pulsion considère le moi comme un objet dont elle peut façonner à loisir le dispositif identificatoire. Bien sûr, la personne propre ce n’est pas la propreté. Sous sa forme adjectivale, « propre » signifie ce « qui appartient à quelqu’un ». Ce n’est que plus tard qu’on verra se former dans la langue française l’usage de la qualification qui décrit le fait d’être net et bien lavé.
Propreté et propriété
Comme on le voit, la propreté n’est pas sans relations avec le Moi, cette personne propre que le trajet pulsionnel cible avec détermination. Dans le propos de Freud, il est question de mécanismes de défense, ce qui impose de prendre au sérieux les expressions de la pulsion, parmi lesquelles la sublimation, le renversement en son contraire, l’annulation rétroactive, chez les kleiniens : l’identification projective.
J’insiste sur cette expression qui permet de poser, sous l’aspect d’un projet, la dimension identificatoire qui, chez un Karl Abraham, par exemple, est la trame ou le filigrane de toute pulsion sexuelle, car c’est de cela dont il s’agit, somme toute. Une réflexion sur la libido, telle que les premiers psychanalystes, à la suite de Freud, l’ont conduite, demande de tenir compte de ces frayages, de ces détournements et de ces blocages de l’énergie sexuelle, ce qui, je le sais aussi, n’est plus à la mode, tant le propos psychanalytique est conçu, aujourd’hui, comme la redite d’une métapsychologie, et pourquoi pas, si je poursuis dans la voie de cette méchanceté, d’une mythologie culturelle, qui, à vrai dire, n’a plus aucune forme de résonance. Mais cela devrait me conduire, ce sera l’objet principal de cet article, à faire preuve d’un peu plus de prudence.
Il est possible que l’on doive envisager la création comme un exercice, une forme d’ascétisme qui, dans son expression la plus extrême, renoue avec l’idée d’une purification du corps propre. Ainsi, le sujet créateur ne serait pas seulement appelé à rendre compte, par l’exercice de son œuvre, d’une élévation, d’une ascension. Il ne serait plus aspiré vers les cimes d’un monde aérien, un univers où la pensée, sous sa forme éthérée, pourrait s’exprimer librement. Comme on vient de le voir, la préconception d’une hygiène de la création repose sur l’idée d’une souillure, une impureté qui se doit d’être nettoyée. À cet égard, nous voyons à l’œuvre le mécanisme de la double entrave dans ces dispositifs où la propreté recèle comme polarité opposée, la déjection. À suivre cette voie, l’hygiène aurait d’abord comme caractéristique d’être une forme de nettoyage d’une souillure, puis d’une impropriété du sujet.
À l’instant, nous faisions référence à quelques mécanismes de défense répertoriés par la psychanalyse. La sublimation, cette expression surannée, veut dire avec justesse l’affinement de la création. Cette dernière ne saurait être brutale. Libre comme l’air, la sublimation échappe aux contraintes de l’enracinement, en somme du terreau dont on a pu dire aussi qu’il constituait le matériau premier du créateur. Ce terreau, c’est la glaise, l’argile dont le sculpteur (une espèce en voie de disparition ?) se servait pour mieux tracer le geste séparateur qui distingue l’univers propre de la création et sa futile extériorité.
Or, je ne partage pas ce point de vue. Ce qui m’intéresse dans la réflexion sur l’hygiène de la création prend l’aspect de restes, de résidus, tout ce qui ne se nettoie pas. On verra un peu plus loin, à la suite de la présentation des auteurs que j’aurai convoqués, que cette hygiène a tout d’un tourment, voire d’une torture. Le propos n’est pas drôle certes (pourquoi le faudrait-il d’ailleurs ?), puisqu’il engage, au-delà du maintien du sujet dans un espace propre, une disqualification de ce dernier, soudainement transformé en chose (ce qu’est le résidu, la souillure) qu’il est possible de sculpter, de modeler, de torturer. Nous appelons cet état de la pensée : l’autophagie.
Parmi les mécanismes de défense que Freud conceptualise, c’est le retournement sur la personne propre qui m’intéresse le plus. Au premier abord, l’idée nous est apparue sous la forme d’un propos iconoclaste. Une personne propre, cela relève d’un vocabulaire spécialisé tel que la psychanalyse nous y a habitués. Si l’on retient de plus la définition de l’adjectif « propre » dans le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, on lira ceci :
I. – Adjectif A. − Qui appartient exclusivement ou en particulier à (une personne ou une chose).1. [L’adj. est gén. postposé] a) [En parlant d’une pers., de l’un de ses attributs ou d’une chose rel. à la pers.] Synon. intrinsèque, original, personnel. Beauté, caractère, destinée, énergie, être, grandeur, idée, identité, individualité, langue, œuvre, perfection, qualité, rythme, tempérament, valeur, vie, volonté propre. La femme apporte sa nature propre, et son rôle reste très spécial, très différent de celui de l’homme (Durkheim, Divis. trav., 1893, p.23). Le génie propre de La Fontaine fut sans doute en ceci qu’il était comme absent de lui-même, et sans aucun mélange de sa pensée avec ses actions (Alain, Propos, 1921, p.253) : 1. N’avoir pas d’intérêt propre en dehors de sa patrie, de son parti, de son idéologie, réduire peu à peu sa vie individuelle jusqu’à ne plus exister qu’en fonction de la chose publique, ce n’est la vocation que d’un très petit nombre d’hommes. Mauriac, Journal occup., 1944, p.319. (CNRTL : propre)
Le complexe sémantique du morphème « propre » est immense. Il fait appel cependant à l’exclusivité de la personne, dans la mesure où cette dernière revendique ce qui lui appartient. La nature de cette possession est variable. Elle décrit un style, un trait de caractère, la manifestation d’une singularité ou d’une originalité. Dans le processus de formation de la personne, l’énonciation du « propre » joue un rôle majeur. Dans cette logique, il n’est pas question de l’individualité qui fait intervenir le principe de l’inscription du sujet dans un ensemble. Ce qui nous est propre ne se discute pas. Peu importe la qualité de cette possession, elle fait corps avec le sujet.
Comme l’indique le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, on peut sans difficultés faire référence à d’autres modalités de cette expression du « propre ». Dans ce contexte, la singularité s’exprime au nom d’un intérêt collectif : « [En parlant de caractéristiques d’une collectivité, d’un groupe organisé] Fête, gouvernement, loi propre. Chaque espèce de gouvernement a son caractère propre. Le caractère de la démocratie est une mobilité continuelle (Lamennais, Religion, 1825, p.34).La plèbe se donnait des institutions propres. La dualité de la population romaine devenait de jour en jour plus manifeste (Fustel de Coul., Cité antique, 1864, p.387). » (CNRTL : propre)
Ce n’est pas la piste que nous suivrons dans le cours de cette réflexion. En deçà de tout exclusivisme, nous ne percevons pas la revendication de la personne propre comme un atout. Que veut-elle, au juste, cette personne ? Affirmer ce qu’elle est ? Mais n’est-ce pas alors l’expression d’une idiosyncrasie qui repose sur le postulat que l’on est ce que nous sommes ? Étrange propos qui ramène l’assertion du sujet sur ce qu’il est ou prétend être à l’aveuglement de la personne, incapable de se saisir d’un trait. C’est bien sûr l’aporie du narcissisme qui est au cœur de cette difficulté. Sans même qu’il soit question de mécanismes de défense, dans une logique psychanalytique, il faut entrevoir cette magnificence du Moi dont le « propre » ne supporte pas la comparaison.
Du retournement sur la personne propre
Laplanche et Pontalis écrivent à ce sujet : « On peut se demander si le retour de la libido, à partir d’un objet extérieur, sur le moi (libido du moi* ou narcissique), ne pourrait pas aussi être désigné comme « retournement sur la personne propre ». On notera que Freud a préféré dans ce cas employer des expressions comme celle de « retrait de la libido sur ou dans le moi [1] ». Selon ces auteurs, le retournement sur la personne propre est le « processus par lequel la pulsion remplace un objet indépendant par la personne propre [2]. » Poursuivons la réflexion qui, selon Laplanche et Pontalis, demande de s’intéresser au stade intermédiaire que représente ce retournement :
Le retournement du sadisme dans le masochisme implique à la fois le passage de l’activité à la passivité et une inversion des rôles entre celui qui inflige et celui qui subit les souffrances. Ce processus peut s’arrêter à un stade intermédiaire où il y a bien retournement sur la personne propre (changement d’objet), où le but cependant n’est pas devenu passif mais simplement réfléchi (se faire souffrir soi-même). Dans sa forme achevée, où le passage à la passivité est réalisé, le masochisme implique « … qu’une personne étrangère est recherchée comme nouvel objet qui doit, par suite de la transformation du but intervenue, prendre le rôle du sujet » (1 a). Une telle transformation ne se laisse pas concevoir sans faire intervenir l’agencement fantasmatique, où un autre devient imaginairement le sujet auquel est rapportée l’activité pulsionnelle [3].
Les éclaircissements apportés par Laplanche et Pontalis sont importants. Le retournement de la libido sur le moi représente un cas de figure intéressant. Dans ce cas, la pulsion investit le moi du sujet, le qualifie au rang d’objet, alors que ce dernier, dans le propos de Freud, devrait avoir une visée extérieure. Sur ces enjeux, Freud aborde les ratés de l’identification projective (qui devrait faire de l’objet libidinal une composante de l’activité fantasmatique du sujet). Quelque chose achoppe, ne se rend pas à destination. Le retour sur la personne propre tient lieu de destin libidinal qui fait jouer le passage de l’activité à la passivité. Le dispositif fantasmatique se traduit par ce que nous pouvons appeler une énonciation à deux voix. La voix active inaugure le trajet pulsionnel, tente de placer à l’extérieur du sujet un objet indépendant. Mais ce processus échoue. La formulation de ce propos n’est certainement pas adéquate. Quoi qu’on dise, un jugement d’ordre moral établit, de manière implicite, que l’extraversion de la pulsion est son destin le plus commun. À propos du sadisme ou du masochisme, le retour de la pulsion sur la personne propre prend l’aspect d’un excès ou d’un déficit. La voix passive ou encore la voix réfléchie contribue à créer un dispositif fantasmatique où l’autre, envisagé comme un sujet extérieur ou à la manière d’une doublure du Moi, permet le façonnement d’un énoncé où la souffrance est indiscutable.
L’envers de l’inspiration
Voilà qui nous éloigne décidément des descriptions euphoriques de la création. Quels que soient les mots utilisés, transcendance, inspiration, élation, emportement, l’extériorité tient lieu d’infini, ce qui n’est pas autre chose bien sûr que l’aveuglement narcissique du sujet en mesure de se représenter comme ineffable. Celui qui crée se veut capable d’imaginer des univers qui se démarquent de la réalité la plus plate. Ainsi, il noue avec l’objet créé une relation des plus complexes. Par le recours à l’inspiration, il se transforme en géniteur. Ce qu’il met au monde se situe dans le prolongement de sa pensée. Toutes les accusations de plagiat, de méfait et de vol d’idées reposent sur cette prétention à la propriété privée du langage, une forme d’exclusivisme dont nous ne sommes décidément pas à l’abri. Certes, l’époque présente a disqualifié cette énonciation verticale qui fait la part belle à l’inspiration. Prétendre être inspiré, emporté par un univers qui vous dépossède de toute volonté, c’est revendiquer un mysticisme dont la religiosité est empreinte d’irrationalité. Jouer au poète qui convoque sa muse donne le champ libre au mépris envers tout ton élégiaque. On ne parle ni ne pense plus de cette manière.
Dans un autre contexte, j’ai mis de l’avant que cet emportement, une forme d’inspiration humorale, pouvait laisser libre cours à la méchanceté de l’écrivain (Harel, 2011). Ce dernier faisait du lecteur la cible de ses imprécations, comme si l’inspiration devenait un dispositif destructeur. Un Naipaul, auquel je me suis beaucoup intéressé, a maîtrisé cette éloquence guerrière avec beaucoup d’adresse. Michel Houellebecq fait de même dans un registre cette fois plus cérébral qui fait alterner la passivité du sujet « occidental » et sa colère sourde qui ne va pas jusqu’à l’empêcher de se soumettre. Ce n’est pas un hasard si les figures du masochisme moral et de la souffrance intériorisée, sous le coup d’un acte violent, semblent posséder une telle importance dans les écrits que je convoque. Dans cette façon de décrire un univers en proie à la destruction, c’est une bien étrange maladie du Moi qui apparaît. L’inspiration, je le sais, n’est plus de mise. Elle supposerait la prédominance du Grand Autre de la relation symbolique, telle que la psychanalyse lacanienne, a pu le formuler. À la place de cette altérité magnifiée, qui tiendrait lieu d’objet total (si nous reprenons le propos de la psychanalyse kleinienne notamment), il faudrait opposer un morcèlement qui est constitutif du processus de subjectivation. Cependant, ce morcèlement de l’enveloppe du Moi paraît caractériser une stratégie d’évidement de toute surcharge affective comme si l’indifférence, en effet, semblait tenir lieu, encore une fois, de mécanisme de défense. Froideur, usage de la réserve et de la distance, affadissement de toute aspérité subjective, telles sont souvent les expressions banales qui tentent de définir l’atonie de l’inspiration. Entre le lyrisme et le rabaissement, quelque chose a été mis de côté : le corps propre.
Ce dernier n’est pas un simulacre. Il n’est pas un dispositif. On voudrait bien que le corps propre se réduise à une mise en scène fantasmatique, mais l’irréductibilité du masochisme ou du sadisme à toute représentation imaginaire montre de façon explicite que l’offense à la toute-puissance narcissique est réelle. Quand Freud fait mention du retour de la pulsion sur la personne propre, il envisage une dynamique singulière. À défaut de trouver un objet indépendant (un autre sujet), en mesure d’étayer l’expression du désir (fût-il exprimé dans la souffrance), la personne propre devient le truchement d’une action qui emprunte la tournure d’une voix réfléchie. Se faire souffrir, tel est l’enjeu. Dans l’itération masochiste (sous sa forme réelle, mais aussi dans sa déclinaison morale), le Moi devient le gardien d’une violence intériorisée. Il est donc question de soumission, d’indifférence à la douleur (puisque celle-ci ne provoque pas de sursaut ni de révolte), ce qui donne l’impression d’une atonie du Moi, ce qui correspond au point de vue qui met en relief la pulsion de mort et le rétrécissement de l’ego, son effacement.
La plupart du temps, dès qu’il est question de ces modifications de l’enveloppe du Moi, le discours psychanalytique qui s’intéresse aux enjeux de la création privilégie un point de vue tout en surface. L’épiderme est l’objet d’une attention soutenue comme si la création se ramenait à la représentation d’une vie matricielle qui distingue avec aisance le contenant du contenu. Dans L’écriture réparatrice (Harel, 1994), j’ai mis en valeur ce rôle de la création qui s’apparente à un changement de peau. Le processus n’est pas sans risques même si la figure de style nous conduit à envisager cette opération avec la certitude que la vie du créateur n’est pas en péril.
Changer de peau
Mais qui peut prédire avec certitude que ce changement de peau est anodin. Après tout, nous ne sommes ni lézards ni serpents. Chez un Didier Anzieu (1994) par exemple, la mise en œuvre du Moi-peau, dans la formulation de tout processus créateur, semble acquise. Le psychanalyste fait bien sûr référence aux grandes angoisses du psychotique qui se ressent sans derme pour mieux le protéger d’un monde extérieur sans points de repère. La réflexion de Didier Anzieu au sujet de Beckett et de Francis Bacon traite précisément de ces enjeux (Anzieu, 1995) Cependant, la création est une seconde peau qui permet, avec plus ou moins de succès, de façonner une surface (ce que j’ai appelé dans un autre contexte un templum, à la suite des travaux de Ernst Cassirer (1925)) dont la manipulation est l’indice d’une liberté d’action. Le travail du créateur (si l’on retient les propos de Didier Anzieu au sujet de Beckett) permet de créer une aire de symbolisation qui tient lieu d’objet substitutif.
C’est un point de vue optimiste que les psychanalystes défendent lorsqu’ils avancent que le sujet est en mesure de façonner la surface d’un Moi en apparence soumis aux pulsions destructrices de l’annihilation. Ainsi, la création devient un discours qui contrecarre les visées de Thanatos. Qu’arrive-t-il cependant quand le processus créateur ne peut plus mettre l’accent sur le rôle d’un objet substitutif ? En d’autres termes, la création est-elle envisageable dès lors qu’elle met l’accent sur la littéralité d’un processus pulsionnel qui ne se transforme pas d’entrée de jeu en langage ? La définition du langage doit être ici ramenée à sa plus simple expression : un système de signes dont la double articulation (de l’énoncé à l’énonciation) permet l’émergence d’un sujet apte à dire le monde dans lequel il se trouve.
Cette définition n’est pas aussi évidente qu’elle y paraît au premier abord. Le langage n’est pas formateur ou fondateur d’une expérience personnelle, celle du « je » qui se trouve immergé dans un bassin de signes, comme si l’assomption symbolique du sujet se devait de prendre forme dans quelque matrice primordiale. À chaque fois qu’il est question du Moi-peau chez Didier Anzieu, la figure du contenant pour les pensées est évoquée. De ce point de vue, la création est entrevue comme un acte de sauvetage qui permet de restaurer l’antique puissance narcissique du Moi.
J’ai indiqué, au tout début de cet article, quelques aspects d’une hygiène du Moi qui semble reposer sur la prédominance de la pulsion de mort. C’est bien sûr une manière de parler, car la pulsion de mort, de même que le Moi, sont des abstractions qui appartiennent à un langage en partie étiolé, celui de la psychanalyse conçu sous la forme d’un instrument métapsychologique. De toute manière, nous n’échapperons pas au règne de l’approximation à moins de prendre au sérieux cette hygiène de la création qui nous engage en des chemins semés d’embûches.
Dès qu’il est question d’hygiène, c’est la figure de la santé qui est proposée. L’hygiène de la création supposerait-elle une façon de vivre mieux, plus longtemps ? La prévention créatrice ressemblerait-elle aux grandes politiques publiques dans le domaine de la santé : lutte contre les maladies infectieuses, le tabagisme et l’alcoolisme, les maladies transmises sexuellement ? Dans ce domaine, ce ne sont pas les objets qui manquent. Mais la création repose-t-elle, comme je viens de le mettre en cause, sur l’existence d’un objet substitutif, cette bouée de sauvetage qui permet au sujet de l’énonciation de sauver sa peau ?
Selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, l’hygiène est une : « A. − Branche de la médecine qui traite de tout ce qu’il convient de faire pour préserver et pour améliorer la santé ». Par ailleurs, « [L’]hygiène publique » est une « partie de l’hygiène ayant pour objet la prévention des maladies contagieuses épidémiques (Méd. Biol. t. 2 1971) ». Enfin, « [L’]hygiène corporelle ou, absol., hygiène. » est « [L’]ensemble des soins de propreté corporelle ». Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales cite France et Queneau : « Il avait d’incroyables scrupules de conscience et d’hygiène, un besoin constant de propreté morale et physique (A. France, Crainquebille, O. Dupont, 1904, p. 142). Des Cigales se lève en chantonnant, se lave promptement, l’hygiène n’est pas faite pour les poètes (Queneau, Loin Rueil, 1944, p. 28) ».
Voilà qui ne nous conduit pas bien loin sur le chemin d’une réflexion où la santé est de mise, la prévention revendiquée avec insistance, la prophylaxie et l’asepsie envisagées dès lors comme des techniques requises pour protéger la santé. Que veut dire alors cette hygiène de la création ? Est-elle un exercice de santé et de sainteté qui exigerait de la part du créateur sa soumission aux plus intimes rituels de propreté ? Ce faisant, la création ne deviendrait-elle pas un adjuvant dans une quête où le sens propre permettrait d’éloigner tout parasitisme langagier ? Ce n’est certes pas ce que la responsable de ce numéro de la revue Post–Scriptum a à l’esprit, mais il convient néanmoins de poser les enjeux touffus et parfois indiscernables de l’hygiène et de la santé pour mieux saisir ce que la littérature peut en dire.
Tout à l’heure, j’ai fait appel au Moi-peau de Didier Anzieu, à sa réflexion certes datée du processus créateur qui a néanmoins l’avantage de mettre l’accent sur le rôle du corps imaginaire, cette réserve psychique où le Moi idéal se confond avec la physiologie de tout organisme vivant. Avec cette définition de la création à l’esprit, on ne peut faire l’impasse sur un ascétisme qui semble déterminer, selon des modalités qui rappellent la sublimation freudienne, le Moi-peau tel que le perçoit Didier Anzieu. Cet ascétisme rappelle en effet les formes éthérées de la sublimation comme si le sujet devait faire place à un corps d’idées ou de pensées : flux, nuée, toutes expressions volatiles d’un rapport au monde.
Est-il possible que cette perception de la création corresponde à un impensé de la psychanalyse avec lequel nous devons composer ? En d’autres termes, l’hygiène de la création n’est-elle pas à sa manière une façon de nettoyer un processus qui fait place au parasitisme, à la souillure, sans oublier ce qui, en-deçà de la perception du Moi-peau (une surface d’inscriptions semblable à une table d’écriture, un templum en somme), nous conduit dans les entrailles de la subjectivation ? Un auteur comme Antonin Artaud nous oblige à aborder ce propos. Chez ce dernier, la sublimation n’est pas de mise à moins de l’envisager sous une forme hallucinatoire. Antonin Artaud revendique la forme démoniaque de l’écriture, un pacte où le sujet se doit de céder aux forces du mal.
L’écriture, une épuration ?
Pour l’écrivain et homme de théâtre, les nuées de corrupteurs, « CES CÉRÉBRAUX/ INSTULTIONNAIRES,/ ADOPRATEURS/ de la matière, / de la conscience de mon corps » (Artaud, 2006 : 181), qui l’assiègent dans ses moindres faits et gestes (notamment lors des années d’internement à Rodez) sont des expressions sublimées d’une possession qui s’exerce à tout instant et qu’il est impossible de contrer. Bien des lecteurs de l’œuvre d’Artaud sont rebutés par ce qui leur semble un insupportable charabia, un propos délirant qui met en place une atténuation de l’écriture et de son pouvoir transformateur. À ce sujet, on n’hésite pas à parler de folie, comme si l’expression permettait de clarifier les aspects insoupçonnés d’un état psychique. Cet Artaud-là gêne. On ne sait pas quoi en faire. À défaut de pouvoir le lire (ce qui correspond à une normalisation de l’œuvre que l’on distinguera entre périodes « saine » et « pathologique »), le lecteur préfèrera s’en remettre à l’éloquence des premiers écrits de l’écrivain : les manifestes de l’époque surréaliste, les salves du Théâtre de la cruauté. Il existe une autre attitude, qui est une variation sur cette thématique de l’illisibilité présumée de l’œuvre d’Artaud. Celle-ci ne serait pas réductrice aux usages de lecture habituels. Elle imposerait d’autres codes d’interprétation pour lesquels le désoeuvrement (en somme, le refus de l’œuvre) teindrait lieu de cette multiplicité des possibilités interprétatives.
Dans cette logique, c’est l’au-delà de l’œuvre (témoignage de son illisibilité foncière, de sa résistance à toute interprétation) qui tient lieu de garant. De manière plus ou moins avouée, la sublimation (cette vie éthérée que l’on associe aux œuvres de création) est de nouveau revendiquée. Parler d’une œuvre illisible, c’est reconnaître un aveu d’impuissance. En somme, cet aveu reconduit les expressions les plus éculées de l’indicible, à cette différence près que cette dernière est ramenée au défaut d’une expression langagière qui ne mérite plus d’interlocuteur.
À ce sujet, la psychanalyse peut nous apprendre une ou deux choses. D’abord, que cette illisibilité n’est pas une défectuosité du sujet, mais la reconnaissance que l’universalité du langage est un Idéal dont il faut se débarrasser. Pour cette raison, le soi-disant délire d’Artaud lors de son internement à Rodez relève d’une compréhension lacunaire des enjeux discursifs et fantasmatiques mis en œuvre. En effet, c’est de l’œuvre (lisible et/ou illisible) dont il est question, comme toujours. L’œuvre nous oblige à considérer le sujet créateur dans l’entièreté d’une incarnation que le corps se trouve à représenter. Sur les enjeux de l’hygiène de la création, on ne peut faire abstraction du corps et du singulier pouvoir d’expression qu’il recèle. Un peu plus tôt, j’indiquais que les figures du Moi-peau (mises en valeur chez un Didier Anzieu, à la suite des travaux de Bion sur la fonction contenante) se traduisaient par un ascétisme, une sublimation de la violence sexuelle telle qu’elle voit le jour dans son émergence fantasmatique. À vouloir traiter de la peau, de sa surface parcheminée, de son statut de médium qui est la surface d’inscriptions de traces mnésiques et d’inscriptions scripturaires, le risque est grand de réduire le processus créateur au rôle de templum.
Les lieux inférieurs du corps
J’ai souvent fait appel à cette expression qui correspond au rôle joué par un récit dans une aire d’actions. Fidèle au propos de Michel de Certeau sur les récits d’espace, je voulais ainsi cadrer avec exactitude la manière dont le langage est incarné sur une surface, dans un périmètre qui scelle sa configuration narrative. D’une certaine façon, la réflexion en cours sur l’hygiène de la création devrait me conduire à adopter un point de vue qui fait appel à ces balises ou frontières de l’expression. Cependant, le propos sur l’hygiène de la création m’intéresse par la démesure de ses usages.
À ce propos, l’œuvre d’Artaud me mobilise dans la mesure où elle indique avec une adresse percutante les lieux de collision du corps et de la psyché, dans leurs entrailles. Faisant appel aux ressources du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, on peut lire ceci au sujet des entrailles :
Étymol. et Hist. 1. 1ère moitié XIIème s. fig. « partie la plus profonde (de l’être) » (Psautier Cambridge, éd. Fr. Michel, 102, 1, p. 185) ; 2. id. plur. entrailles « ensemble des organes abdominaux » (ibid., 108, 19, p. 206). Du lat. vulg. intralia (VIIIe s. Gloss. Reichenau, éd. A. Labhardt, p. 197, 1691), issu par substitution de suff. du subst. plur. neutre interanea « les intestins » (d’où l’a. fr. entraigne « id. » XIIIe s. A. de Paris, Alexandre, II, 956 ds Elliott Monographs, t. 2, p. 95) de l’adj. interaneus « intérieur, intestinal », dér. de inter « au milieu de » (entre*) .
Il paraît évident que toute réflexion sur l’hygiène de la création doit prendre en considération cette « partie la plus profonde (de l’être) » qui, si elle tient lieu d’intériorité, est de plus cette poche ou ce sac anal qui tient lieu de réserve de souillures, de dépôt, d’abjections. Artaud écrit : « Là où ça sent la merde / ça sent l’être. / L’homme aurait très bien pu ne pas chier, / ne pas ouvrir la poche anale, / mais il a choisi de chier / comme il aurait choisi de vivre / au lieu de consentir à vivre mort » (Artaud, 2003 : 390. Si le pluriel d’entrailles décrit [l’]« ensemble des organes abdominaux », nous devons retenir de cette plongée dans le monde des tripes et des boyaux un usage des corps singulier, ce qui implique, bien sûr, une mise à jour de la réflexion sur l’hygiène de la création. Ainsi, la sublimation (cette matière en mesure de se transformer à l’état gazeux) est contredite par un univers fait de tripes et de boyaux, un sac anal comme Artaud l’entrevoit souvent.
En somme, il convient de s’interroger sur l’envers de l’hygiène de la création, son refoulé, comme l’entend la psychanalyse. De ce point de vue, la sublimation serait une manière efficace de prétendre que l’inspiration est en mesure d’échapper au corps, à ses usages les plus quotidiens. Dans le langage ordinaire, celui que nous parlons tous les jours, les tripes font référence à une intériorité animale. Les tripes d’une volaille, des tripes de bœuf ou de porc, tout ce monde des apprêts culinaires est la source d’une proximité carnivore et l’expression d’un déni. Et si c’était nous ? Si ces tripes (ces boyaux et ces viscères) nous représentaient, plus que ne saurait le faire la souveraineté de la pensée ?
C’est le point de vue que défend, encore une fois, Antonin Artaud. L’hygiène de la création suppose chez l’écrivain un nettoyage du corps, de ses infirmités qui sont constitutives de l’acte de vivre. Le propos de l’écrivain est connu. La poche anale, ce contenant de toutes les infamies, est le véritable lieu de naissance du sujet. Ce contenant pour les pensées (nous reprenons ici le propos de Didier Anzieu) est le réceptacle d’humeurs immondes, comme si le sujet, incapable de vivre dans cette puanteur dont il est le créateur, se devait de sceller cette impureté. Sur ces questions, Antonin Artaud tient un discours radical. Il faut refaire l’homme, c’est-à-dire l’éviscérer, le déposséder de toute puissance génitale. En témoigne, encore une fois, Pour en finir avec le jugement de dieu :
Or c’est l’homme qu’il faut maintenant se décider à émasculer. […] En le faisant passer une fois de plus mains la dernière sur la table d’autopsie pour lui refaire son anatomie. / Je dis, pour lui refaire son anatomie. / L’homme est malade parce qu’il est mal construit. # Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cet animacule qui le démange mortellement, / dieu, / et avec dieu / ses organes. / Car liez-moi si vous le voulez, mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe. / Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. (Ibid. : 60-61)
Sans cette attitude préventive, l’homme continuera de se (re)produire et perpétuera ces débordements de chairs, ces viscères obscènes, cette mélancolie du tréfonds. À suivre Artaud au pied de la lettre, c’est la refondation du sujet dont il est question, ce qui n’est pas le registre d’intervention de l’idéologie. Comme je l’ai indiqué à plusieurs reprises dans mes écrits, la torture est de mise. Elle fait intervenir l’idée d’un assujettissement (une autre manière de nommer l’emprise de la possession) qui tient lieu de contre-pouvoir. Aussi étrange que cela puisse paraître, le sujet doit son émancipation (une expression qu’un Antonin Artaud aurait révoquée) à une violence qui le lie à son animalité et qui, du même coup, l’en libère. La torture (ce masochisme qui est l’expression du retournement de la pulsion sur la personne propre) est donc une voie de sortie.
Pour en finir avec le corps
Bien sûr, le propos semblera excessif sinon choquant. L’émancipation n’est-elle pas une libération de tout pouvoir contraignant ? N’a-t-elle pas pour objectif de faire du sujet le seul arbitre de sa destinée. Ce n’est pas le point de vue que nous rencontrons dans l’œuvre d’Artaud. Tout se passe en effet comme si le sujet se devait de lutter contre une force obscure, la rémanence d’un Moi mille fois visité par des démons et des spectres. Dans les expressions les plus douloureuses de la correspondance d’Antonin Artaud, lors de l’internement à Rodez, le sujet n’est plus un templum, un sanctuaire, encore moins un refuge contre toute possession de la pensée par des esprits malfaisants. Ce sujet est dévasté, « par ces forces pernicieuses qui nous guettent tous et qui sont cause de toutes nos maladies tant mentales que physiques en attaquant d’abord notre cerveau et notre système sympathique et nerveux » (Artaud, 2004 : 889), piétiné après « six ans de supplices, d’incompréhensions, de reniements, d’envoûtements et d’internements » (Ibid. : 891) (ce qui représente une forme de torture), dans la mesure où son intégrité est mise en cause.
Que faire alors d’un corps, celui qui nous a été imposé lors d’une incarnation qui a tout l’air d’une messe satanique ? Comment se débarrasser de ce corps, un intrus qui vous harcèle, un parasite qui vous menace de l’intérieur ? À ce sujet, l’hygiène de la création impose un horrible toilettage, une purge, un acte d’une violence telle qu’il renoue avec les expressions les plus démesurées de la table rase. Voilà qui suscite en nous la crainte d’être partie prenante d’une activité qui tient lieu de nihilisme voire d’un fascisme de la pensée. Au nom d’une éradication de l’êtreté, Antonin Artaud en appelle à la destruction du corps propre, cette fausse présence d’un sujet qui se doit de tolérer une vie organique. Comment vivre dès lors ? La question n’est pas veine. Elle ne relève pas d’une rhétorique spécieuse.
Comment vivre hors de ce corps, en retrait, ce qui ne coïncide pas avec l’éloge vaporeux de la sublimation. Car le poète nous engage à prendre au sérieux l’hygiène, puis à en faire l’instrument de ce toilettage qui va bien au-delà d’un ajustement cosmétique. Ainsi, le masochisme s’impose encore et toujours. Nous avons l’habitude, selon les préceptes d’un discours psychanalytique hérité de Freud, de mettre en place l’existence d’un malaise dans la civilisation. Et la description de la pulsion de mort qui en résulte prend l’aspect d’un discours abstrait. Or, le retournement de la pulsion sur la personne propre est sans aucun doute la conséquence d’un changement de paradigme sexuel. L’hystérique et sa cohorte de dérivés (névrose d’angoisse, comme on le disait alors, organisations phobiques) supposaient l’existence d’une distinction claire et nette entre les espaces public et privé. Le cloisonnement de la vie sexuelle, les secrets de famille et le maintien de tabous à l’égard de toute déviance perçue ont pu favoriser l’émergence de l’hystérie. Nervosisme, agitation extrême et hypocondrie composaient le tableau d’une intense fantasmagorie sexuelle dont l’abstinence allait entraîner comme il se doit le surgissement. Ce n’était donc pas de sublimation dont il allait être question dans ce contexte. Seuls les artistes et les écrivains dotés d’une étrange prédisposition libidinale semblaient être capables d’échapper à ce destin.
Pour poursuivre dans cette veine, l’éloge de la schize et des troubles divers de l’activité de penser représenta sans contredit un autre aspect de ces usages du corps et de la revendication concomitante d’une réversibilité des mondes physiologique et psychique. Dans ce cas de figure, le corps est l’équivalent d’une pensée en acte. De Beckett à Thomas Bernhard, cette inversion des polarités du corps et de la psyché a tout l’air d’une exo-création. Il s’agit de sortir de soi, d’en finir avec la prison du corps, de revendiquer, par l’entremise d’un langage de tête, une création qui se tient d’un seul tenant. Avec ce point de vue, nous sommes aux antipodes des plaintes du jeune Artaud qui se sait ne pas exister. Tout simplement, le corps est un artifice qu’il faut savoir ménager, l’élément d’une scénographie que l’on peut aménager à sa guise. L’hystérique se (re)présente dans un théâtre de dissimulations et de secrets d’alcôves. Pour sa part, le psychotique entend régenter le réel comme il l’entend. Ce dernier est idiosyncrasique, irréductiblement singulier. La création n’est pas le premier pas qui conduit à l’abréaction et à la décharge pulsionnelle. Elle représente une fin en soi, un discours que l’on se marmonne, une forme d’écholalie qui nous conforte comme si le monde n’était pas autre chose que notre double, une altérité en mode mineur.
Antonin Artaud n’appartient pas à ce monde-là. Son délire est violent et querelleur. Il ne cesse de s’en prendre à ces émanations de pensées impures (les embryons de pensées interdites de vie propre) qui le possèdent, parasitent toute forme de création volontaire. Chez lui, la sublimation prend la forme d’une énergie volatile, celle de ses ennemis qui l’empêchent de vivre et qui parasitent toute expression de la pensée. De plus, la pensée ne saurait se libérer d’un corps qui l’entrave. Et le souhait de mettre fin à la tyrannie du corps n’est qu’un leurre.
Un corps éviscéré
On a trop souvent mis en valeur l’affirmation du corps sans organes comme s’il s’agissait d’un geste décisif, une manifestation d’autonomie qui se traduirait en somme par une rupture. Le corps est mal fichu, il suffit d’en faire un autre ! C’est ainsi que l’on peut lire Antonin Artaud, de manière détachée, secondaire. L’idéologie du remplacement est ainsi affichée. Une pièce est usée, un ventricule, une rotule. Qu’on lui trouve une pièce d’origine, au pire une pièce certifiée, sous garantie.
C’est oublier que cette quête d’un corps éviscéré a tous les aspects d’une mélancolie mortifère. Dans ses premiers écrits, Artaud fait preuve d’une rigueur impressionnante dans la notation de l’absence d’objet (les psychanalystes parleraient à ce sujet de relation d’objet) qui, de façon toute paradoxale, donne une consistance singulière à la parole poétique. Le discours se constitue d’un « rien » qui permet par ailleurs une énonciation consistante. Tout cela a l’air d’un paradoxe parfaitement maîtrisé. Le sujet devient ainsi le responsable d’une notation qui a pour rôle de décrire un vide intérieur, ce qui n’est pas nouveau tant la parole poétique de la modernité interroge la faillite de l’expression (l’énonciation du langage), l’absence de garant ou de caution symbolique. Cependant, ce vide intérieur est incarné. Artaud consacre des pages d’une précision quasi chirurgicale à faire la description de ces paysages de l’âme qui ont tout l’air de déserts affectifs mais qui sont de manière étonnante d’une vitalité sans pareille. Dans ces écrits (je pense bien sûr à L’Ombilic des limbes), le corps sans organes est préfiguré : « Sous cette croûte d’os et de peau, qui est ma tête, il y a une constance d’angoisses, non comme un point moral, comme les ratiocinations d’une nature imbécilement pointilleuse, ou habitée d’un levain d’inquiétudes dans le sens de sa hauteur, mais comme une (décantation) à l’intérieur, comme la dépossession de ma substance vitale, comme la perte physique et essentielle (je veux dire perte du côté de l’essence d’un sens » (Artaud, 1968 : 96).Ossements, peau et nerfs, rien de viscéral ne semble être nommé. À lire ces écrits de jeunesse, le propos est aux antipodes de la poche anale, du sac digestif, de la masse grouillante de tripes qui font leur apparition dans les écrits de maturité d’Antonin Artaud.
Décrire un corps éviscéré, dépiauté semble alors une tâche facile. À l’origine, je me permets cette fiction de la naissance au sujet de l’œuvre d’Antonin Artaud, le corps est un contenant sans contenu. L’inspiration a l’apparence d’un souffle inaugural ou d’une agonie. La corporéité est une enveloppe, ce que Didier Anzieu nommera pour sa part un Moi-peau. Les entraves qui sont posées par l’internement à Rodez (un templum carcéral) n’ont pas pénétré les viscères. La torture est une douleur poignante, mais elle relève d’un mal de vivre somme toute tolérable quoiqu’Artaud dise à ce sujet.
Chez le jeune Artaud, le corps propre est une abstraction. Les limbes sont un univers où l’acte de ressentir fait place à une douleur glaciale, à une « souffrance froide et sans images, sans sentiments, et qui est comme un heurt indescriptible d’avortements » (Artaud, 1968 : 75). Le sujet est anesthésié, il vit dans les marges d’un discours qui l’insensibilise, l’oblige en somme à choisir la neutralité, cet a-sexe que décrivait Jacques Hassoun à propos de l’œuvre de l’écrivain (Hassoun, 1995). En effet, cette douleur glaciale, aussi décrite par Artaud comme une « congélation de la moelle, une absence de feu mental » (Ibid. : 74), permet au sujet de se maintenir en vie, ce qui implique une suspension de toute forme d’authenticité. L’acte de vivre est un automatisme qui n’est pas si différent du mouvement d’un nerf ou d’un muscle. Surtout, cette naissance impossible du sujet se caractérise par une mélancolie sans objet. La formulation, j’en conviens, est singulière. Si je fais appel à la dynamique singulière de l’organisation mélancolique, il faut retenir qu’elle requiert un Moi (un contenant psychique) qui encapsule un objet psychique, un processus que les psychanalystes nomment l’incorporation. Par l’entremise de cet acte dont la fonction symbolique est restreinte, le sujet fait place à la relique d’un objet perdu (une personne chère décédée, un amour à jamais disparu, un idéal mis de côté, abandonné, en somme inaccessible). À ce titre, la mélancolie est une maladie du Moi qui fait de l’objet incorporé un substitut du corps propre. L’hypocondrie du mélancolique n’est pas autre chose que cette forme morte-vivante qui habite le corps du sujet, sans que dernier en ait par ailleurs conscience.
Que veut dire dans cette perspective l’hygiène de la création ? J’ai convenu un peu plus tôt que l’œuvre d’Artaud faisait place au plus grand désordre. Dans les écrits de Rodez, les cohortes de persécuteurs prennent la forme de nuées hallucinatoires. Le poète se débat contre un monde qui a tout l’air d’un horrible complot. Dans cette manière de lire l’œuvre d’Antonin Artaud, la psychose est souvent évoquée comme si la schize du poète anticipait les écrits d’un Deleuze, les descriptions d’une folie dont l’expression radicale allait ravir, au cours des années soixante-dix (pensons à Sollers et à Jacques Derrida), les procureurs d’une destruction du signifiant.
L’hygiène de la création contre l’éloge de la psychose
Faut-il privilégier cet éloge de la psychose, sa traversée, comme si Antonin Artaud était l’un des derniers démiurges de la modernité ? L’expérience de la psychose, telle qu’on la perçoit chez l’écrivain, est une victoire décisive contre la folie. Dans l’esprit des commentateurs, la folie serait une expression désuète, une façon de décrire toute entrave à l’expression dite normale du sujet. Mais nous savons par ailleurs que cette normalité est un leurre. Elle relève avant tout des usages du corps et de la psyché, que la littérature promeut sans restriction car elle couronne une activité sans risque.
Pourtant, le propos que je soutiens au sujet de l’œuvre d’Artaud ressemble à un discours guerrier. La traversée de la psychose a toutes les apparences d’une quête infernale, ce qui suscita l’intérêt de ces destructeurs du signifiant qui percevaient dans les écrits de l’écrivain la déroute du langage et de sa faculté d’expression. Il est clair que les lettres et les écrits de Rodez sont troublants dans la mesure où ils font place à un langage qui ne semble requérir aucun templum, qui réfute en fait toute aire d’actions que le sujet pourrait manipuler à sa guise. La psychose traverse en effet cette œuvre. Elle la déporte de tout sens premier. Cependant, il serait excessif de revendiquer (comme j’ai pu le proposer autrefois dans Vies et morts d’Artaud. Le séjour à Rodez) une traversée, un voyage couronné de succès, une réhabilitation de l’écrivain qui, dans l’expression de la folie, dit la vérité.
Pour des raisons que j’ignore en partie (la relecture des œuvres que l’on chérit fait toujours entendre, au fil des ans, une modification de notre perspective de travail, ce qu’on pourrait appeler d’ailleurs un angle d’attaque), l’éloge de la psychose me semble suranné. L’occasion qui me fut offerte par un appel à proposition (ce numéro de la revue Post–Scriptum consacré à l’hygiène de la création) m’a conduit à réévaluer quelques certitudes.
L’hygiène de la création me semblait un bel oxymore, une façon toute paradoxale de traiter des formes réversibles (du moins en apparence) de la maladie et de la santé. Avec cette logique à l’esprit, il était possible de jouer avec l’œuvre d’Artaud, de faire paraître ses aspects secrets. Pourtant, je me suis dit un jour que cette alternance de la maladie et de la santé dans les écrits d’Artaud recoupait une réflexion plus archaïque orientée selon les polarités de l’impropre et de l’impur, de la pureté et de l’ascétisme. Enfin, les écrits d’Artaud semblaient suggérer une percussion du corps propre, une expression qui m’est venue un jour à l’esprit alors que ma pensée vagabondait autour de l’écrivain et que j’acceptais, en toute modestie, de délirer un peu.
Une percussion, c’est tout d’abord, comme le dit le dictionnaire du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, une « … mise à feu [qui] s’effectue par le choc d’une pièce métallique contre une capsule détonante. » Cette manière d’entendre la percussion (car c’est l’ouïe qui est sollicité plus que l’image alors que j’écris ce mot) m’était familière. Je l’avais utilisée à propos des écrits de Thomas Bernhard et de V.S. Naipaul). Du moins, il m’était facile d’imaginer l’amorçage de la percussion, puis la mise à feu de l’arme dans les romans « coloniaux » de Naipaul, À la courbe du fleuve, Guérilleros. Chez l’écrivain autrichien, le silence assourdissant que le scientifique ne peut tolérer, alors que dans la solitude il crée son Grand Œuvre, ne me semblait pas étranger. Béton traite de cette folie du silence que trahit toujours un mot de trop, une respiration encore perceptible. C’est de la mort dont il est question ici.
Épurer la forme : une autophagie
Chez Artaud, la revendication de l’ascétisme se traduit par la volonté d’épurer la forme, de la ramener à son état premier. Que signifie au juste cette origine qui ne connaîtrait pas d’antécédents, qui représenterait un geste fondateur, un premier acte ? Chez l’écrivain, l’écriture est une activité qui se conjugue au présent. Elle tient lieu d’origine, de seule référence à un monde où la filiation est éradiquée. Ni mère ni père, nous dit Artaud. S’il est question d’une naissance, l’écriture suffira. On perçoit bien que cette définition est problématique. L’épuration de la forme est l’une des expressions de l’hygiène de la création. La cérébralité du processus créateur est en mesure d’authentifier, pour le sujet ainsi lavé de toute impureté, un objet singulier qui se passe de garant. Il en va ainsi des premiers écrits d’Antonin Artaud qui semblent échapper à la mainmise de l’auteur. Ce dernier est au mieux un porte-voix. Il fait entendre des querelles ancestrales, des conflits de civilisations, les chocs tectoniques d’univers en détresse. L’ascétisme ne se réduit pas à une technique sophistiquée de quête du divin. Artaud comme toujours fait les choses à sa tête. L’ascétisme est une épuration, dans sa forme la plus radicale : un effacement, une disparition orchestrée dans la plus grande violence comme l’est tout génocide.
L’expression choquera, je le sais. Que vient faire ici le génocide qui n’a rien en commun avec le travail de l’artiste, qui ne se réduit pas, il va de soi, aux troubles par définition subjectifs de l’écrivain ? N’y a-t-il pas imposture, pire encore scandale, à parler de cette manière ? Pourtant, j’insiste. Avec d’autres mots, qui ne sont pas plus aimables, Artaud fait mention de l’effacement, de l’éradication, de la disparition par les moyens les plus violents. Soyons clairs ! Si le corps sans organes est une façon de parler (du moins pour nous), il n’en fut jamais ainsi pour Antonin Artaud. L’hygiène de la création nourrit chez le sujet les fantasmes les plus conservateurs, puisqu’ils reposent sur l’établissement de mécanismes de défense : une exigence phobique de pureté qu’il convient d’opposer à la souillure.
Sur ces questions, je propose de prendre au sérieux la notion d’autophagie. Cette idée implique que le sujet, dans cette course obsessionnelle que représente l’épuration de la forme, se fait violence. Il veut mettre à mal ce qui le constitue dans son identité pérenne. Complément de cette éradication, un tel fantasme requiert que le corps propre, dans sa constitution, représente le socle de toute existence. Pourtant chez Artaud, rien n’est moins sûr. L’effacement de soi n’est pas une entreprise localisée. L’autophagie n’est pas un cannibalisme endogène. Elle est un acte bifide. Dans la dévoration de l’autre, c’est le processus de l’identification projective qui est mis en œuvre. Par ailleurs, la dévoration s’avère une manière de contrecarrer l’inquiétude que suscite un cannibalisme endogène. Dans ce contexte, la figure de l’auto-dévoration peut sembler représenter un acte aberrant. Il convient alors de noter que cette auto-dévoration est un acte fantasmé, la volonté de détruire en soi toutes origines et filiations. Il faut y percevoir un acte d’une violence inouïe, ce qui nous ramène au délire génocidaire. Si je m’entredévore, nous dit Artaud, j’annihile le genre humain.
Ainsi, l’hygiène n’est pas simplement un nettoyage, une toilette, le soin que l’on porte à ce qui dans l’expression de la vie sociale instaure une transparence, celle-là que représente la mise à l’écart des odeurs prononcées, cette signature affective et corporelle qui représente notre commune animalité. L’hygiène, si nous adoptons le point de vue avancé dans l’œuvre d’Artaud, tient lieu de commune animalité. Conséquence de cette communauté des corps, il faut extirper la saleté et surtout l’idée de la saleté qui représente, en effet, un fantasme conservateur de nature phobique, puisque le sujet tente d’éloigner une souillure dont il est l’instrument. Il ne suffit pas d ‘éloigner l’impropre mais de détruire toute incarnation de ce dernier, fût-ce soi-même.
Dans cette logique, ce n’est plus l’Autre qui est sale, empuanti, souillé. Un tel propos, on le sait, est la source de tous ces discours xénophobes qui font de l’extériorité du sujet « propre » une menace. L’autre-je-moi (l’entre-dévoration de la mêmeté et de l’ipséité) façonne une configuration narcissique où l’existence de tout Autre est un pari sur l’avenir qu’il convient de réduire à sa forme dystopique. Le Je n’est qu’un artifice. La voix d’Antonin Artaud, son écriture, lors des années d’internement, masque à peine une possession qui prend les aspects de la religiosité pieuse ou de la captation démoniaque. « Je » n’est pas un autre, comme les poètes veulent si souvent le revendiquer. « Je » est parlé par un autre. Et ce Je déboussolé devient le porte-voix d’une volonté démente : celle de s’entredévorer.
Ce n’est pas un maniérisme qui me fait utiliser, dans un tel contexte, la figure de l’entre-dévoration. À première vue, l’autophagie décrit une forme de mutilation assez terrifiante qui consiste à identifier comme objet d’amour, ce qui nous permettra d’interroger de nouveau les aspects les plus troubles du masochisme. Freud nous dit à propos du masochisme qu’il s’agit du retour de la pulsion sur la personne propre. La mise au point n’est pas anodine. Sous son aspect percussif, le masochisme permet de faire résonner la violence d’une auscultation, un mode d’écoute qui est fondé sur la sonorité des organes. On peut lire à ce sujet dans le dictionnaire du Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales :
Mode d’exploration clinique, qui consiste à provoquer certains sons en frappant, soit avec les doigts, soit avec un instrument spécial, une région déterminée du corps pour reconnaître l’état des parties sous-jacentes » (Garnier–Del. 1972). La percussion ne dénote, très généralement, aucune diminution de la résonance ; à l’auscultation, on ne rencontre que des râles muqueux et du gargouillement bronchique (Nocard, Leclainche, Mal. microb. animaux, 1896, p. 245). Ces lésions se traduisent par une toux caractéristique, et une sonorité pour le moins normale de la poitrine à la percussion (Brion, Jurispr. vétér.,1943, p. 241).
Ainsi, la percussion représente une forme de musique. Le « mode d’exploration clinique, qui consiste à provoquer certains sons en frappant, soit avec les doigts, soit avec un instrument spécial (…) » n’est pas si éloigné des sonorités du théâtre balinais qui suscita la fascination d’Artaud. On peut évoquer à ce sujet une clinique de l’écriture qui prend au sérieux le corps, son irréductible présence, quel que soit le désir d’effacer toute trace de son apparition. Le registre de la percussion nous semble donc une façon d’étudier ce corps. Le retentissement de la sonorité des organes, n’est-ce pas le grand projet poétique d’Antonin Artaud qu’il tenta d’explorer par le recours aux glossolalies ?
Voilà qui nous éloigne à première vue du sujet choisi au départ. Oui, il est question de l’hygiène de la création et cela devrait, semble-t-il, nous permettre de distinguer la figure de l’inspiration (une quête de totalité) du repli sec du corps sur lui-même, son rapetissement. La bulle du Moi s’est dégonflée. À vrai dire, cette image est fausse, Elle demeure assujettie à la fiction d’un sujet qui est en mesure de (pro)créer, de fonder, fut-ce dans l’énonciation narcissique, une œuvre qui acquiert le statut d’objet substitut. Toute la fiction de la création (sa vanité en somme) repose sur cette exigence du Moi qui n’en peut plus de vouloir vivre et de créer, comme par habitude, des personnages qui tiennent lieu de garant. Mais que faut-il garantir de cette façon ? Une existence composée de mots, un verbiage, qui nous rassurait, mais à propos de quoi, enfin ?
Pureté et méchanceté
Les écrits d’Artaud ne se réduisent pas à la chronique d’une folie dont la traversée représenterait l’œuvre enfin réalisée. Par ailleurs, les écrits d’Artaud ne sont pas l’expression de l’absence d’œuvre, du désœuvrement ou du décentrement de l’œuvre, toutes expressions fort prétentieuses qui ne permettent pas de comprendre l’itération masochiste de cette inspiration qui s’attaque au corps propre. Ce masochisme, il faut l’extraire de toute considération morale. De même, il convient de ne pas l’envisager comme un sur-pouvoir, un affront à la moralité commune. Dans Attention écrivains méchants, j’ai fait preuve de la plus grande prudence envers ces propos querelleurs qui veulent en finir avec une civilisation corrompue (Houellebecq et Dantec ne sont, sur ces enjeux que les postures d’un discours convenu sur la fin du monde). En effet, la méchanceté, la cruauté, l’ironie assassine sont des affirmations de pureté. L‘autre, rabaissé, diminué par la bêtise dont il fait preuve, est cette souillure, un moins-que-rien qu’il faut nettoyer.
À plusieurs reprises, j’ai mis en valeur la forme mélancolique des premiers écrits d’Antonin Artaud. Qui est familier de l’œuvre perçoit dès les premiers instants cette singularité de l’expression. Ce n’est pas un simple mal de vivre que façonne Artaud. Pour le dire crûment, il n’y a pas de drame existentiel qui est posé comme amorce de l’œuvre. Parler de malheur au sujet d’Antonin Artaud semble un propos bizarre. Le lecteur informé des aspects les plus singuliers des écrits du poète peut en effet se demander : De quel malheur est-il question ? D’où vient-il ce malheur ? À sa manière, l’œuvre d’Artaud est un traité rigoureux et percussif de métaphysique. Le corps doit être ausculté, tambouriné, comme on le verra dans la suite de ma réflexion. Cette percussion relève d’une sémiologie des corps, ce qui n’a rien de commun avec un entendement (ou une volonté de compréhension) dont l’aire d’action serait d’obédience phénoménologique. Il n’est pas question, dans cette perspective, de localiser dans l’œuvre ce qui lui échappe, son noyau secret, ce qui permettrait enfin de lui donner sens, de lui offrir le garant d’une interprétation et d’un interlocuteur. Combien de lecteurs de l’œuvre d’Artaud se sont abîmés dans le trou noir que l’œuvre dispose, cette mélancolie sans objet ? Au nom de l’empathie, de la compréhension, toutes ces formes de subjectivation qui tentent d’établir, fût-ce dans l’incompréhension, un terrain d’entente, le lecteur d’Artaud veut réparer ce manque, le combler. C’est alors le lecteur qui devient un sujet mélancolique et qui absorbe comme une éponge ce qu’il perçoit comme le désarroi de l’écrivain.
À ce titre, l’hygiène de la création nous impose d’envisager, cette fois en direction du lecteur (qu’il faut aborder ici comme un garant de la réception de l’œuvre), l’acceptabilité d’une folie qu’il n’est pas question de mettre en doute. Artaud est fou, c’est un fait accompli ! Ou, variation sur un même thème, s’il n’est pas fou, c’est qu’il se situe au-delà de la folie, dans un univers qu’on ne peut cerner aisément ! Le refus de l’œuvre, tel qu’on a pu le lire, au sujet d’Artaud, chez des chercheurs aussi dévoués à l’écrivain que le furent Foucault et Derrida, s’avère une impasse.
Quelle est la source de cette impasse ? Elle repose à mon avis sur l’exigence de pureté formelle que l’œuvre d’Artaud suscite, ce que Jacques Rivière perçoit dès le début de la correspondance avec l’écrivain. Si Artaud semble feindre l’incompréhension la plus totale à l’égard du monde dans lequel il habite (l’image de l’extraterrestre n’est pas si déplacée qu’il y paraît si l’on ajoute que ce sujet, aux prises avec un milieu exogène [l’espace, l’infini], n’en revient pas de vivre ici), le lecteur tolère difficilement d’être reçu comme un imposteur. Qui dit que ce lecteur n’est pas un comploteur, un renégat, une goule qui tente d’aspirer le liquide séminal du poète pour en faire des armes de guerre ? Délire que le propos d’Artaud ? Et mon délire, j’insiste sur ce registre possessif, est-il encore possible de se l’approprier, d’en faire le commentaire d’une œuvre, son supplément (façon Derrida), son dispositif biopolitique (façon Foucault) ?
Le propos que je soutiens paraîtra à beaucoup excessif. Bien que je m’avance dans l’obscurité, semblable à un tunnelier, dans l’exploration de l’œuvre d’Artaud, je suis incapable de faire abstraction de ces nuées de persécuteurs qui accompagnent l’œuvre de l’écrivain. Mais qu’ai-je à craindre ? Ne suis-je pas protégé, vacciné contre toute infection (celle que représente l’œuvre, impure) que je lave à grande eau, puis désinfecte tant ma position d’universitaire me place à l’abri de toute forme de contamination ? Pourtant, je ne vois pas les choses de cette manière. Au moment d’étudier cette hygiène de la création, ce qui supposait une réflexion sur l’épuration de la forme, ses lignes les plus pures (comme on le dirait d’une sculpture), je me suis retrouvé dans un monde prolixe.
Maladie de l’esprit chez Artaud ?
Il est vrai que l’œuvre d’Artaud est bavarde. L’homme de théâtre dit avec les nuances les plus fines l’impossibilité de penser qui est la sienne. Cette façon de voir les choses apparaît dès La correspondance avec Jacques Rivière. Artaud écrit : « Je souffre d’une effroyable maladie de l’esprit. Ma pensée m’abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu’au fait extérieur de sa matérialisation dans les mots. Mots, formes de phrases, direction intérieures de la pensée, réactions simples de l’esprit, je suis à la poursuite constante de mon être intellectuel. Lors donc que je peux saisir une forme, si imparfaite soit-elle, je la fixe, dans la crainte de perdre toute la pensée » (Artaud, 1968 : 20. L’auteur souligne). Il y a là un paradoxe constitutif de l’énonciation. Ne pas dire ce que l’on sait, dire ce que l’on ne sait pas, telles sont les expressions singulières d’une double entrave où le sens commun laisse place à une vie migraineuse. Artaud semble compliquer les choses à dessein. Lors de l’internement à Rodez, dès qu’il recouvre ses facultés d’expression, il se met à prier, psalmodie, éructe, crie, jacasse. En somme, il s’épanche auprès de qui veut bien lui donner le prétexte d’être un interlocuteur. Infirmier, psychiatre, postier, préposés au ménage, tous sont pris au piège, doivent collaborer, qu’ils le veuillent ou non, à cette œuvre qui n’en finit plus de se dire. De ce propos touffu, il serait étonnant que l’on en sorte indemne. À l’instant, je parlais de mon délire, ce qui peut paraître une façon de parler.
Mais je suis sérieux, je serai intraitable. Le délire, n’est pas l’absence de la raison, ce qui est la définition habituelle de la folie. On dira de celui-ci qu’il a perdu la tête : il/elle a perdu la boule. C’est une expression qui prend tout son sens, encore aujourd’hui. La boule c’est la tête, un objet sphérique. Dans la langue latine classique, bulla est une bulle d’eau, un objet sphérique. Avec ce propos, nous ne sommes pas éloignés des sphérologies chères à Peter Sloterdijk. Si je poursuis dans cette veine, il faut ajouter que cette boule ressemble assez au contenant psychique qui est décrit par un Didier Anzieu, sans oublier la fonction contenante chère à Bion.
Ainsi, l’œuvre d’Artaud se traduirait par la mise en scène d’une mélancolie sans objet. Voilà qui au regard du discours psychanalytique est une hérésie. Le mélancolique se soutient de l’objet perdu, qu’il l’incorpore d’ailleurs avec une avidité qui le transforme en véritable cannibale de l’inconscient. Nicolas Abraham, un grand spécialiste de cet enjeu qu’est celle de la mélancolie insoutenable, aurait pu s’exprimer de cette manière.
Le fantasme de l’unité est l’expression la plus nette de cette volonté de façonner un sujet qui, par l’entremise de l’hygiène, est en mesure de se dévoiler sous une forme acceptable. L’anthropologue Sander Gilman a mis en relief ces rituels contemporains qui font valoir un exercice à valeur hygiénique. L’hygiène ne se réduit pas à la propreté, une affirmation qui varie selon les cultures, les modes personnels d’acquisition de cette dite propreté, telle que l’envisagent, par exemple, les psychanalystes, au premier chef un Karl Abraham. Chez le théoricien des phases du développement de la libido, l’évocation du stade sadique-anal n’est pas un jugement de valeur qui invalide la normalité du sujet. Chez Abraham, puis chez Mélanie Klein, la description de l’analité fait place à une discussion sur les processus d’introjection, puis de la rétention qui transforme les fèces en objets d’une grande valeur symbolique. Cet exemple parmi bien d’autres devrait nous convaincre que l’hygiène n’est pas la quête de la propreté puisque cette dernière représente un mécanisme de défense. S’il s’agit de se protéger de la souillure, l’hygiène n’est-elle pas un processus interminable ? Celle-ci peut s’apparenter à une logique obsessionnelle qui accueille une structure mélancolique. Se laver, se nettoyer jusqu’au sang, n’est-ce pas tenter une opération de la plus grande violence ? Dans cette optique, ne faut-il pas percevoir la propreté comme une manière d’effacer toute singularité sensorielle qui repose sur l’exercice répété des processus physiologiques ? Masquer les odeurs, privilégier de fait l’épuration cosmétique d’un sujet qui se veut sans imperfection, ne sont-ce pas des actions qui engagent un refus du corps ?
Sur ces questions, l’œuvre d’Artaud est forcément ambivalente. Le Théâtre de la peste que décrit Artaud ressemble assez à un corps social qui se convulse et agonise :
Le théâtre, comme la peste, est à l’image de ce carnage, de cette essentielle séparation. Il dénoue des conflits, il dégage des forces, il déclenche des possibilités, et si ces possibilités et ces forces sont noires, c’est la faute non pas de la peste ou du théâtre, mais de la vie. […] Il semble que par la peste et collectivement un gigantesque abcès, tan moral que social, se vide ; et de même que la peste, le théâtre est fait pour vider collectivement des abcès(Artaud, 1964 : 45)
Pourquoi faut-il alors insister, comme le suggère Artaud, sur cette mort collective, qui rappelle encore une fois les terreurs génocidaires de l’annihilation ? Dans l’esprit de la table rase qui requiert toute l’attention d’Antonin Artaud, il y a une hygiène qui diffère en tous points de la simple exigence de propreté. La galvanisation de la maladie mortelle, ainsi que le suggère Artaud à propos de la peste, a tout l’air d’une jouissance, une manière de vivre à rebours de la santé. Nous voilà aux prises avec les entrailles et les viscères du pestiféré. Les organes internes ont éclaté sous le couvert translucide de la peau. Les fluides, le mucus et le sang s’échappent des orifices de l’agonisant. Un râle tient lieu de parole.
Artaud décrit avec une forme de lucidité troublante ce qui pour d’autres (le commun des mortels ?) serait un songe cauchemardesque. Le pestiféré est l’exemple de cette nécessaire dépréciation du corps propre (le constat de la finitude du sujet, de sa fragilité face à la vie qui ne tient qu’à un fil) qui fait place, enfin, à l’annihilation. L’éradication représente une balise tracée à même le sol des souillures génésiques. S’il faut vivre, se dit Artaud, que ce soit dans un corps sans organes.
De l’hygiénique au cosmétique : Un changement de paradigme
Cette épuration ne correspond pas aux contours d’une identité en voie de redéfinition. Ce discours appartient à notre époque. Améliorations cosmétiques du corps et de sa silhouette, déni du vieillissement, traitements de chirurgie esthétique, le corps propre est le sujet d’une intervention massive, ce qui va bien au-delà des discours habituels sur la performance de l’identité. Le corps n’est plus l’enjeu d’un univers perfectible. La performance (la quête de beauté, de succès sont de ces lieux communs) a cédé la place au maintien des organes dans leur état premier. À ce titre, il n’est pas étonnant qu’une réflexion à première vue surprenante sur l’hygiène de la création se manifeste. L’hygiène, ce n’est pas l’amélioration ou l’embellissement de l’image du corps. Dans sa définition la plus courante, c’est le maintien de la propreté. Celle-ci peut varier, comme nous l’avons vu, au gré des cultures et des usages collectifs. Cependant, l’idée du maintien corporel doit être explorée de plus près. Le dictionnaire du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales souligne la relation entre l’art militaire et le « maintien au corps » (Nouveau Larousse illustré, 1902). Par extension, la maintenance, une expression plus récente, décrit :
[L’]Action de maintenir en état de fonctionner un parc de véhicules, un appareillage complexe. La maintenance d’un système informatique ; contrat, service de maintenance. Les quatre sixièmes [des heures productives] sont dévolus à la production de série alors qu’un sixième est réservé aux études et prototypes et un sixième aux réparations et à la maintenance (Industr. aéron. fr.,1962, p. 9). La maintenance des appareils de mesure et de télécommunication dont un nombre croissant repose sur les techniques de l’électronique (Météor. fr., 1963, p.21).
Serait-il excessif de ma part d’indiquer que l’hygiène qui relève de la propreté du corps, de la santé entrevue dès lors comme l’aire de travail de la médecine (sa finalité, en somme), se soit peu à peu déplacée dans le domaine de la technicité biopolitique de corps désormais sous surveillance ? L’exigence de rajeunir, de faire subir à son corps (n’y a-t-il pas ici l’expression d’un masochisme sous-jacent ?), renoue avec cette idée que tout sujet est aujourd’hui le responsable de la gestion de son autofiction, ce que nous pourrions aussi appeler le maintien fictionnel de son identité.
À ce titre, le propos d’Antonin Artaud est encore le révélateur des défaillances du corps que masque cette fois une définition plus ancienne du maintien. Dans le dictionnaire du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, le maintien est une :
Manière d’être extérieure d’une personne (démarche, gestes, expressions) manifestant ses habitudes sociales, ses dispositions morales ou son caractère. Synon. attitude. Professeur de maintien ; maintien assuré, désinvolte, froid, hautain ; imiter le maintien de qqn. Alors on vit s’avancer sur l’estrade une petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements (Flaub., Mme Bovary, t. 1, 1857, p. 172) ». On apprend de l’étymologie que le maintien décrivait au XIIIème siècle la « manière de se tenir » (A. de La Halle, Chansons, éd. J. H. Marshall, X, 28).
Dans tous ces cas de figures, je constate une modification significative de ce maintien qui repose d’abord sur les dispositions morales d’un individu dont il est possible, d’un seul regard, de déterminer l’attitude. Ce maintien constitue l’idiosyncrasie de tout caractère, tel qu’il peut être décelé à l’observation. Il en va autrement de la maintenance qui fait jouer un automatisme, une conduite répétée qui peut, selon les situations envisagées, faire référence au monde militaire (le maintien du soldat dans l’exercice du port de l’uniforme, mais aussi la maintenance d’un équipement industriel, ce que l’on appelle aussi son entretien). Sous sa forme la plus courante, la maintenance se rapproche de cette signification réservée à l’entretien : « Action de tenir quelque chose en bon état ; p. méton. soins, nettoyages, réparations, apport d’éléments ou de produits nécessaires à cette opération ; frais qui en résultent. Entretien d’un bâtiment ; immeuble d’un gros entretien (… ) » (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales). »
Dans cette façon de concevoir la maintenance ou l’entretien des corps, nous abandonnons la signification implicite de l’hygiène. Celle-ci est avant tout réservée aux êtres humains qui possèdent le statut du sujet. On peut bien sûr nettoyer la niche d’un chien, laver un animal. Cela relève à certains égards de l’hygiène car l’animal en question peut être porteur de parasites et l’infestation qui en résulterait, dans le domicile dont l’humain est le responsable, serait dommageable. Cependant, l’œuvre d’Artaud nous soumet le diagnostic de cette percussion, que nous pourrions aussi entrevoir comme une auscultation de la culture de manière à faire parler les entrailles, les organes qui échappent au regard.
Le discours cosmétique qui abonde dans l’univers d’aujourd’hui insiste sur le « paraître ». Tout cela nous semble évident : le corps remodelé, les rides du visage atténuées, l’arête du nez corrigée, ce sont les faits et gestes d’une culture du maintien. Le corps ne doit pas montrer les signes de ce qui est perçu comme un affaissement : les seins durs et immobiles des femmes qui ont recours à la pose d’implants faits de silicone ; les extenseurs de pénis ou l’usage de la chirurgie pénienne sont des exemples on ne peut plus frappants de cette exigence, de ce désir froid. Ce dernier est balisé, manipulé. La maintenance, si elle relevait il n’y a pas si longtemps de l’entretien des machines (et de l’ère industrielle qui lui était associée), s’est renouvelée. C’est en effet le monde biomorphique des implants et des prothèses qui définit avec le plus de rigueur nos usages sociaux.
Ainsi, l’hygiène n’est plus simplement une manière de s’attaquer avec conviction au corps social, avec l’idée de nettoyer ce qui fait tache. Les rituels de propreté, en leur démesure fantasmatique, imposent de faire place nette. Mais ce rituel de l’hygiène convient-il au processus créatif ? N’y a-t-il pas un lieu commun littéraire qui recourt à l’image du poète crotté, un être qui vit dans ses immondices ? Celui-là vit à ras le sol, comme si l’immondice, une forme de tribut fécal (rappelons-nous les phases du développement de la libido étudiées par Karl Abraham), requérait d’abandonner toute envie de pureté. Le poète crotté est un être marginal, qui ne se contient pas, tant au sens propre qu’au sens figuré. Clochardisé, il vit de peu, ne se lave pas, ressemble assez à ce Diogène des temps modernes que Kingsley Widmer décrit dans son essai consacré à la dissidence littéraire des Beats étatsuniens. Le panthéon littéraire de l’écrivain crotté est divers : Charles Bukowski, à sa manière, Rimbaud. Ces auteurs ont accepté sans grande difficulté de devenir des êtres immondes. Ils ont refusé l’épuration qui accompagne le vœu de création.
Épurer la forme, réfuter le corps
Il existe d’autres écrivains qui veulent parfaire leur œuvre. Ce sont des auteurs qui font preuve d’un souci d’épuration formelle et qui s’acharnent à exprimer la transparence, au pire l’évanescence. Leur monde est composé de pensées qui réfutent le corps. À ce sujet, on peut affirmer qu’il s’agit au mieux d’une forme de névrose obsessionnelle, l’exemple d’un nettoyage sans cesse répété, comme si le corps lui-même, en son existence, se devait d’être altéré.
Dans l’univers qui est le nôtre aujourd’hui, tout entier consacré à la destruction progressive des faux-semblants de l’image du corps, la nature dite animale de ce dernier se veut une insulte au principe du constructivisme identitaire. Autrefois, le sujet se contentait d’un récit de soi qui décrivait les âges de la vie. Ce discours n’est plus d’actualité. Alors qu’il faut défier la mortalité, chacun préfère se constituer un refuge personnel qui accueille les expressions d’une existence remodelée. Les avatars de la chirurgie esthétique sont des exemples on ne peut plus probants de cette modification des aspects les plus tangibles de l’image du corps. Il en va de même des modifications de la présentation de l’identité de genre. Pour certains, la déclinaison du genre relève de la revendication d’une identité civique (du permis de conduire au passeport) qui n’est pas d’emblée confirmée par une transformation hormonale et génitale. Pour d’autres, seule cette transformation intégrale (une autre forme de rituel de passage ?) permet de se dire Il ou Elle. Éternel débat du sens propre et du sens figuré. La sexualité relève bien sûr des façons de se dire. L’autofiction n’est plus seulement un projet littéraire. Elle est devenue l’expression potentielle des marqueurs du soi.
Pour toutes ces raisons, la décision de faire appel au motif de l’hygiène de la création peut sembler traduire un combat d’arrière garde. Pour quelle raison serait-il nécessaire que l’auteur tente de se défaire de ce qui le constitue dans son aspect affectif, corporel, incarné, en somme ? Ne faut-il pas préserver l’impropriété du corps propre, sa souillure ou, de façon moins emportée, son absence de netteté ? Certes la totalité de l’expérience corporelle requiert la souillure qui fait partie de l’être-au-monde, qui accompagne sa plénitude ontologique. Cependant, la fabrication de la souillure contredit tout constructivisme identitaire, un discours à la mode aujourd’hui tant est affirmée la nécessité de se re-genrer, de se re-produire. À l’ère du clone, le principe d’une simulation généralisée pour lequel l’envers et l’endroit sont des façons bien trop nettes de penser le rapport du sujet au corps, sa réversibilité toute en transparence pose problème.
Dans les interjections dégradantes d’un Céline, le corps dans son aspect impropre refuse en apparence la domination de l’hygiène. Celle-ci est entrevue comme un arraisonnement de la forme, son épuration. Faut-il alors en appeler au retour du corps, comme s’il fallait de cette manière engendrer de la signifiance (comme le disait autrefois Julia Kristeva) ? Le propos de Céline, comme celui de Bukowski (un écrivain mineur en comparaison) n’est pas sans ambiguïté. Nous avons rejeté avec emportement les formes les plus ordinaires du constructivisme identitaire à l’ère du droit à l’identification sexuelle. Sur cette question, nous ne faisons pas appel à une aire d’actions localisée, un templum ou un territoire balisé. En effet, il n’est pas question d’identité, mais du droit de chacun à l’auto-identification, comme si cette opération nominale ou chirurgicale permettait de dégager le sujet de tout arrimage à une sexualité que l’on dira essentialiste ou ontologique. Qu’en est-il alors de la création du soi, entre pureté et souillure, puis de ce résidu que constitue le sexuel, comme les psychanalystes l’envisagent : sublimation, masochisme, jouissance génitale ou a-génitale, castration sadique-anale ?
Sur ces enjeux, le corps ne cède pas, il impose son entière nécessité. Et l’impropriété du corps, qui résiste à l’hygiène de la création, est une manière de dire que le maintien de la netteté du sujet demeure une exigence de taille. Par exemple, la souillure, chez un Bataille, est un excès, le principe constitutif d’une dépense pour laquelle l’impureté du sexuel tient lieu d’ordre du monde qu’il faudra transgresser. Chez Céline, la souillure est partout présente. Elle désigne l’apparente justification d’un discours antisémite : le Juif, tel que l’entend Céline, est cet être comploteur qui avilie la pureté du monde. Quelle est cette pureté ? Céline n’arrive jamais à énoncer, avec d’autres mots que ceux de la haine, le motif de son antisémitisme, ce qu’il faut bien appeler, sans jeu de mots cette fois, une épuration.
Est-il possible d’attenter à l’intégrité de son existence, en une épuration formelle qui façonne un être neuf ? Peut-on imaginer une chirurgie que l’on s’impose, une altération du corps acceptée avec une joie qui surprend et désarçonne l’observateur ? Le corps, est-ce seulement la souillure, le crachat, la déjection et l’interjection ? À suivre les formes les plus convenues des discours et des usages sociaux, cette altération est devenue un lieu commun. Ce n’est pas au nom de la cruauté, tel que l’entendait Artaud, que les hommes et les femmes se prêtent à ces interventions correctrices et cosmétiques. L’embellissement est de mise, de même que l’amélioration de l’image de soi. Je suggère que ces altérations du corps ne sont que les aspects les plus visibles d’une logique mortifère dans laquelle je décèle l’impact du masochisme. Tout à l’heure, je prenais au sérieux l’expression du retour de la pulsion sur la personne propre. À la manière d’un boomerang, celle-ci peut revenir à son point de départ. On pourra sourire à l’idée de cette comparaison pas très psychanalytique en effet, qui permet d’imaginer l’image du lanceur de l’objet volant, ignorant toutes les subtilités de la trajectoire courbe. Ce dernier reçoit d’un coup l’impact du boomerang le dos tourné. Il est vrai que les psychanalystes préfèrent pour motif de scientificité apparente le mathème lacanien et les rubans de Möbius.
Dans cette description de la pulsion-boomerang frappant le sujet au moment où il s’y attend le moins, c’est un propos comique que je suggère au lecteur. La comédie mise en scène ressemblerait assez à ces hordes de sujets qui veulent à tout prix changer d’aspect pour se donner un air et ressemblent, chirurgies d’un jour à l’appui, au voisin d’à côté. La sérialité de la beauté est un impératif machinique, comme le souligne Martine Delvaux. Le groupe est composé de répliques qui prétendent à la singularité alors que le résultat final est le conformisme. En ce sens, le retour de la pulsion sur la personne propre n’est que provisoirement une comédie. Un jour, le sujet sera frappé d’une violence sans merci. L’impact du coup (une expression que j’emploie faute de mieux) sera dévastateur. Bien plus qu’une altération de surface, il faudra envisager une atteinte vitale qui altère les entrailles.
Retour sur l’autophagie
Voici l’aspect actuel de l’œuvre d’Artaud. Cette altération, nous la nommons une autophagie. Le sujet s’impose une blessure qui menace ses viscères. Dans cet exercice d’hygiène intolérable, le sujet dépiaute son enveloppe charnelle. Il rêve d’en finir avec le corps, de refouler au plus loin son altérité troublante. L’objectif permet de fonder un corps sans organes, l’armature d’un corps qui est réduit à sa plus simple expression. Dans ce processus d’auto-dévoration, l’hygiène n’est plus qu’une façon de parler, une expression somme toute docile qui masque la violente d’un nettoyage des corps en leurs entrailles. Avec ce point de vue à l’esprit, l’hygiène n’est plus un opérateur social, qui permet de dissocier le sujet propre de celui qui est rendu infréquentable par les suites d’une souillure, qu’elle soit réelle ou symbolique.
Se pourrait-il que nous vivions déjà dans des univers où l’autophagie se présente, d’abord avec prudence, puis en toute impunité ? Tout devrait pourtant nous persuader du contraire. À l’ère de l’hyperfestif, tel qu’un Philippe Muray en a proposé l’analyse sociale, nous serions des êtres anodins mais sans méchanceté apparente. Au mieux, nous aurions la nature débonnaire d’individus euphoriques qui fêtent, célèbrent, s’amusent, comme c’est le cas de tous ces quartiers des spectacles qui pullulent (de Montréal à Melbourne) sur la planète-monde. Cette euphorie est le produit des représentations sous forme de clones, de facsimilés de jouissance, de simulations et de simulacres, comme l’entendait autrefois Jean Baudrillard, qui permettent, du moins pour un moment, de (se) donner l’impression que le monde, dans sa fébrilité, son agitation, a quelque avenir devant lui.
Sous l’esprit de la fête, une violence sourde. Dans la quête d’empathie (les intellectuels et les politiques n’ont jamais autant parlé du vivre-ensemble), c’est l’indifférence qui domine. Mais je n’adopterai pas, sur ces questions, un point de vue moral. Qu’on ne tente de pas me transformer en réparateur des souffrances d’autrui, pire encore : un rectificateur de quelque lucidité dont l’intellectuel a la clé. Voilà pourquoi Artaud m’accompagne, que son délire devient par moment une musique, dans le meilleur des cas, parfois une cassure : un bruit sec, une détonation, une percussion.
J’ai débuté cette réflexion avec le point de vue psychanalytique qui requiert de s’intéresser aux diverses figurations du masochisme. C’est la description la plus simple, héritée de la métapsychologie, qui m’a intrigué. Que veut dire en effet le retour de la pulsion sur la personne propre ? Que signifie ce discours ? Si la pulsion ne trouve pas d’objet de satisfaction, et qu’elle ne concorde pas avec l’activité qui est l’une des conditions de la projection du désir (et de la rencontre présumée avec l’Autre), faut-il convenir que son destin soit assujetti au corps propre ? Le verbe pronominal, sous sa forme réfléchie, serait-il le signe d’une déflection de l’activité du sujet et de l’énergie libidinale qui lui est associée ? On le voit, les enjeux sont nombreux. Ils sont en partie suscités par la psychanalyse, dont le point de vue dit normatif (sur les enjeux de l’activité et de la passivité) mériterait d’être regardé d’un œil neuf. Ce n’est pas le sujet qui est actif ou passif, dans la description d’une logique des usages de la sexualité. C’est une caricature de la psychanalyse que de ramener, en une forme de littéralité bête, le point de vue freudien à un discours idéologique sur les « conduites » sexuelles et leur classement.
Sur ces enjeux, Antonin Artaud est aux antipodes des discours qui insistent sur les interactions des registres de « l’actualité » et de la « passivité » dans les pratiques sexuelles. De façon significative, des « conduites » sexuelles auparavant souterraines (le BDSM – Bondage et discipline, domination et soumission, sado-masochisme/Neutralité) sont à l’ordre du jour. De « nouveaux » usages sexuels traduisent une nécessité de reconnaissance sociale, ce qui implique l’intervention du domaine du droit. Que veut dire dans ce contexte la notion de consentement ? Que signifie le caractère contractuel de ce dernier ? L’affaire Ghomeshi est un exemple parlant de la confusion des registres d’intervention en présence. Que signifie une activité sexuelle « rude » (une expression récemment utilisée par Dominique Strauss-Kahn pour qualifier ses ébats) ? Que veut dire au juste ce « rough sex » décrit par Jian Ghomeshi au titre de justification de la mise à jour de sa vie sexuelle ? Quel est le consentement « obligé » dans cette définition d’une sexualité « agressive » où l’assujettissement est à l’ordre du jour ? Se pourrait-il que ce retour de la pulsion sur la personne propre ne soit en définitive que l’intériorisation d’une violence prédatrice et que le consentement à la jouissance, dans l’exercice périlleux du masochisme, représente une prime de plaisir qui se mesure à l’aulne de la mort possible ? Car il arrive que la mort représente l’acmé de la jouissance [4]. Un procès récent qui eut lieu au Québec nous enseigne que l’insouciance « déréglée et téméraire » est au cœur de la condamnation d’un accusé condamné à une année de prison. Dans ce contexte, l’incarcération ne vise pas la pratique d’activités sexuelles dites « particulières et exceptionnelles » par le juge Claude Provost, mais le non respect d’autrui. Ainsi, c’est la faillibilité d’un dispositif qui entraîna la mort par strangulation de la partenaire.
Pourquoi vaut-il la peine d’évoquer ces actions alors que nous souhaitons traiter des formes et expressions de l’hygiène de la création ? Artaud n’est-il pas sur ces questions un être chaste, tel que le laissent entendre les nombreuses biographies écrites à son sujet ? Certes, Héliogabale ou l’anarchiste couronné trouverait sa place aujourd’hui dans les recherches académiques associées aux Queer Studies. Et les appels à la cruauté peuvent inquiéter, bien qu’ils fassent référence chez l’écrivain au théâtre. Mais qui peut dire que cette cruauté n’outrepassera pas le domaine de la représentation ? N’est-ce pas le point de vue d’Artaud qui décrit avec fureur les grandes épidémies de peste ?
Le souffle entre inspiration et expiration
En apparence, la prose d’Antonin Artaud n’a rien en commun avec les poursuites judiciaires intentées par Jian Ghomeshi. Il serait d’ailleurs infâme de proposer une culpabilité par association, comme si l’écrivain était en quelque sorte le précurseur de cette violence souterraine qu’il faudrait colmater. Une fois ces choses dites, il convient de revenir sur ma définition de l’hygiène de la création. Dans un premier temps, j’ai voulu mettre en cause la définition inspirée de la création. Tel que le propose le dictionnaire du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, l’acte d’être inspiré signifie d’abord dans ses dimensions historique et étymologique : « (…) enspirer « animer (l’homme en lui conférant une âme par son souffle, en parlant de Dieu) » (Sermons St Bernard, 63, 31 ds T.-L.) ; b) 1530 estre inspiré du Sainct Esprit (Palsgr., p. 591) ; 1756 subst. l’inspirée « personne qui agit sous l’influence d’une inspiration mystique, etc. » (Voltaire, Mœurs, Proph. ds Littré). » Cette inspiration qui requiert un souffle vital nous semble trop nette, d’une clarté par définition indiscutable pour mettre un terme à la réflexion. À la suite de ce constat, l’inspiration est un mouvement aérien, l’accueil d’une extériorité en mesure de représenter notre monde ambiant. Qui ne respire plus meurt !
Mais ce constat n’émeut pas Artaud. Certes, le grand homme de théâtre qu’il fut connaissait les arcanes de la maîtrise du souffle. Dans « Un athlétisme affectif » cette connaissance est décrite. On peut lire, par exemple : « La Kabbale répartit le souffle humain en six principaux arcanes dont le premier qu’on appelle le Grand Arcane est celui de la création […] J’ai donc eu l’idée d’employer la connaissance des souffles non seulement au travail de l’acteur, mais à la préparation du métier de l’acteur. –Car si la connaissance des souffles éclaire la couleur de l’âme, elle peut à plus forte raison provoquer l’âme, en faciliter l’épanouissement » (Artaud, 1964 : 203-204).
Sa fascination pour les cultures non occidentales reposait en partie sur cette définition exigeante d’un souffle qui ne se résumait pas à la respiration et à son aspect à première vue métronomique. Pour Artaud, le créateur était un « expirateur ». Il projetait avec violence mots, glossolalies, malédictions tant la performance de la voix s’avérait pour le poète une manière de vivre qui ne concordait pas cependant avec l’hygiène. Expirer, cela voulait dire pour Artaud mourir, mais la logique singulière des vies et morts de l’écrivain ne le conduisait pas à s’intéresser aux figures de l’agonie, du passage de vie à trépas.
On ne retrouve pas chez Artaud la description de vies en voie d’achèvement. Tout a déjà été consommé, la vie sexuelle, la création inspirée. À bout de souffle…, Antonin Artaud ? Certainement pas. Le monde qu’il décrit offre l’image troublante d’un récit posthume, une vie vécue à l’envers, du moins dans les textes du début des années vingt, jusqu’à la prolifération de ces nuées-parasites qui, lors de l’internement de Rodez, le possèdent et l’ensorcèlent. Pour toutes ces raisons, l’hygiène de la création chez Antonin Artaud prend d’abord l’aspect d’un nettoyage frénétique. Je disais tout à l’heure que l’enveloppe corporelle du sujet tenait lieu d’entraves tant la surface du Moi était cet obstacle qu’il fallait poncer, effacer.
Quand l’œuvre m’occupe ou la mélancolie sans objet
À ce sujet, je faisais mention d’une mélancolie sans objet dont l’œuvre du jeune Artaud serait une description assez juste. Ce faisant, j’avais l’impression de m’engager résolument dans un délire théorique (ce qu’il ne faut pas dire !), ce que d’autres, plus courageux sans doute appelaient autrefois une fiction théorique. J’avais la certitude de ne pas avoir entendu Artaud comme il le fallait, dans l’urgence d’une nécessité qui accompagne la lecture des grandes œuvres. Certes, j’avais fait de mon mieux. Ma lecture de l’œuvre d’Artaud n’est pas récente. Sans sensiblerie, avec l’esprit d’une meilleure compréhension des enjeux de la psychose, j’avais commencé une traversée de cette œuvre lors d’une thèse. C’était un parcours singulier, mais au moment de ce travail académique, je n’avais pas encore conscience qu’un motif répétitif allait se dessiner : une compulsion, l’impulsion de reprendre les mêmes chemins quand il s’agit de penser.
Une traversée de la psychose, c’était l’image que j’avais à l’esprit alors que j’étais jeune étudiant. Et sans le savoir, j’avais prêté tout le crédit nécessaire à cette logique du signifiant, comme si ce dernier était une clé qui me permettrait d’atteindre le cœur d’une œuvre secrète. Puis, un jour, après avoir oublié cette œuvre, j’y suis revenu, sans trop savoir pourquoi. À vrai dire, l’œuvre ne m’avait pas abandonnée. Elle demeurait présente, discrète, tout le contraire de cette folie qu’on affiche et qui tient lieu de caricature. Elle n’était plus stridente comme il m’arrivait de l’entendre. Mauvais acteur, à vrai dire pas formé pour ce métier, j’avais engagé, alors que je rédigeais ma thèse de doctorat, un étudiant en théâtre qui arrivait, il est vrai avec beaucoup de difficultés, à triturer ses leçons d’éloquence pour que je puisse parfois entendre du Artaud. Cela sonnait faux la plupart du temps, j’entends par là les glossolalies qui ressemblaient assez à des explosions sonores dont l’exploréen gauvrien se rapprochait assez. Puis, je congédiai cet acteur. Je me dis qu’Artaud devait être lu, que son écoute provoquait des migraines, que le Théâtre de la peste que l’auteur décrivait se trouvait dans cette violence sonore.
Un temps passa. Artaud revint, il passait par là. C’est au détour d’une réflexion sur l’hygiène de la création et le corps sans organes qu’il se manifesta. On sait à quel point Artaud consacre toute son œuvre au règne du Manifesté qu’il oppose à l’incréé de la vie. Le Manifesté est touffu dans l’œuvre d’Artaud. C’est à la fois l’imposition du réel dans son idiosyncrasie, le règne des dogmes et des décrets. On peut dire à ce sujet qu’Artaud, s’il perdit un temps la boule (ce haut siège de la pensée), fut de plus hanté par une autre définition de la bulla : « − Objet de forme arrondie. 1. ANTIQ. ROM. Petite boule de métal portée jusqu’à l’âge viril par les jeunes patriciens, puis, plus tard, par tous les ingénus : « Enfant, on lui a fait porter la robe prétexte qui indique sa caste, et la bulle qui détourne les mauvais sorts. » Fustel de Coulanges, La Cité antique, 1864, p. 273 ». (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales). »
Dans ce que je percevais, au moment de mes études consacrées à Artaud, sous la forme d’une enveloppe psychique (un propos de Didier Anzieu), il y avait de façon bien plus archaïque un secret, une bulle, un objet mélancolique dont je n’avais pas été en mesure de saisir l’absence. C’est en lisant de Nicolas Lévesque et Catherine Mavrikakis le bel essai, Ce que dit l’écorce, que la réalité de la bulla (à la fois tête et amulette) s’imposa tant mes rêveries sphérologiques occupaient toute la place. Je ne peux m’empêcher, moi qui ne suis pas friand en notations étymologiques, de baliser les détours de la langue française. La mélancolie, ce n’est pas seulement un objet incorporé (Klein), un noyau (Nicolas Abraham).
Dans la mélancolie sans objet dont me parlait Artaud (je pense aux textes des années vingt), j’essayais d’entendre (de percuter ?) les organes de l’homme qui ne se sentait déjà plus exister et qui faisait part d’un vide au-dedans de soi. Si la boule est à sa façon la tête, la bulle révèle, sous sa forme sphérique, une histoire faite de secrets. « La buille est un « sceau de métal » (G. de Pont-Ste-Maxence, St Thomas, 1030 dans Gdf. Compl.). La boille est un « acte marqué de ce sceau ». Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales que je cite mentionne à ce sujet une « lettre patente du pape avec le sceau de plomb » (Anger, Trad. St Grégoire, éd. P. Meyer dans Romania, t. 12, vers 667-8). Il arrive que l’on parle de bulle d’or : un « acte, ordonnance des empereurs d’Allemagne » (Fur.). » Les ressources de la langue française nous offrent, en lieu et place de ce si triste « contenant psychique » cher aux psychanalystes, l’idée d’un sceau ou d’un cachet qui atteste l’authenticité d’une missive, qui tient lieu de décret. De cette signification, il faut retenir le rôle que joue la bulle papale, décision de l’homme d’église qui, rédigée sous une forme solennelle, en est arrivée à remplacer la bulle de plomb.
Une mélancolie sans objet ? Cela n’existe pas. Pourtant Artaud ne cesse de nous dire le manque de l’objet. À s’en tenir à la dynamique propre aux investissements et contre-investissements pulsionnels, il est aisé de faire valoir que le sujet se perçoit vidé de toute forme d’authenticité. La bulle dont il était porteur a été descellée. De cette trahison du secret dont la bulle est à la fois l’enveloppe et le sceau, le sujet mélancolique, sans qu’il n’en prenne jamais conscience, doit faire état. La clinique psychanalytique décrit la plupart du temps le mélancolique comme un être qui pratique l’autodénigrement. Voilà un sujet qui aime souffrir, dont les plaintes sont répétées. Cet objet incorporé à l’insu du sujet se matérialiserait donc dans un art de la parole, une manière de dire que l’objet présent-absent fait de l’être un supplicié. Voilà qui concorderait en partie avec les turbulences psychiques d’Artaud.
Auto-dévoration et abjection
À tenir ce point de vue qui est certes déprimant, et qui traduit un nouveau malaise dans la culture, qu’il faut entrevoir sous la forme d’un affaissement généralisé des points de repère de la vie commune, il est clair que l’autophagie a un rôle déterminant à jouer. Que signifie cette manière de s’entretuer, de se définir comme prédateur et victime ? Sur ces questions, Antonin Artaud nous propose des éléments de réflexion qui permettent, plus de soixante ans après sa mort, de tenir compte des aspects à la fois festifs et tragiques d’une oralité qui prend la forme d’une auto-dévoration. Dans ses derniers écrits, notamment Pour en finir avec le jugement de Dieu, Antonin Artaud soumet cette image de l’entre-dévoration, puis de l’auto-dévoration qui lui semblent les expressions les plus concrètes de ce que l’on appelle aujourd’hui fort pompeusement le vivre ensemble. Il écrit :
Pour avoir de la merde, / c’est-à-dire de la viande, / là où il n’y avait que du sang / et de la ferraille d’ossements / et où il n’y avait pas à gagner d’être / mais où il n’y avait qu’à perdre la vie. / o reche modo / to edire/ di za / tau dari / do padera coco / Là l’homme s’est retiré et il a fui. / Alors les bêtes l’ont mangé. / Ce ne fut pas un viol, / il s’est prêté à l’obscène repas. / Il y a trouvé du goüt, / il a appris lui-même / à faire la bête / et à manger le rat / délicatement. (Artaud, 2003 : 40-41)
Pour Antonin Artaud, la vie sociale, dans son apparente unanimité (ce que l’on appelle aujourd’hui la concertation des acteurs sociaux), est un leurre. Le sujet, en apparence calme, rationnel, empreint d’une attitude communicative et expressive, est dans les faits un prédateur dans l’attente de sa proie. Bien sûr, ce propos n’est pas neuf. L’homme est un loup pour l’homme, ses atavismes le conduisent à la cruauté. Rehaussé par les discours de la sociobiologie et de l’éthologie, ce propos est d’une banalité qui fait place à une menace diffuse.
Cependant, le discours d’Artaud recourt à l’originalité, voire l’excentricité lorsqu’il est dit que le fondement de la vie humaine, son humus, est un appétit dévorateur qui a pour objet le semblable. On perçoit nettement les conséquences de ce point de vue : le sujet, au lieu d’être porté par une pulsion scopique, un point de vue perceptif et projectif qui le conduit à vouloir prendre et comprendre l’autre, n’a de cesse d’introjecter cet autre, puis de l’incorporer sous la forme d’une pulsion mauvaise. Le sujet ne serait pas un être rationnel et relationnel. Il ressemblerait à un parasite dont le toxique cherche à immobiliser la proie, à la surprendre pour mieux la dévorer.
Le point de vue adopté par Antonin Artaud est excessif. Il consiste à affirmer que l’exophagie est un mode de communication habituel, que le cannibalisme exercé entre semblables s’avère un mode de représentation assez juste de la réalité. Au contraire de la consommation usuelle de ce qui nous est donné à manger, que nous soyons carnivores ou végétariens, le propos d’Antonin Artaud nous révèle que l’humain est un être qui déchire sa proie, qui fait usage de la « suppliciation », en témoigne le Van Gogh, le suicidé de la société.
L’épreuve de la faim
À cet égard, l’œuvre de Knut Hamsun tient lieu d’accompagnateur des écrits d’Artaud. Dans l’épreuve de la faim, le sujet est condamné à vivre au cœur des villes comme s’il était un spectre, un être effacé. Cette dernière image est encore trop bien esquissée. Disons les choses avec fermeté : le personnage de La Faim de Knut Hamsun n’est pas un fantôme, il n’offre pas les contours d’une présence diffuse, un être immatériel, un songe, un spectre encore une fois, une représentation à peine visible qui témoigne d’un flou perceptible, une aura. Au contraire de ce point de vue, le personnage de La Faim est réduit à la dernière extrémité. Son corps lui fait mal :
À la fin je me levais et me traînais lentement, à petits pas, le long des rues. Une brûlure commençait à se faire sentir au-dessus de mes sourcils, la fièvre montait je me dépêchais de toutes mes forces. Je repassais devant la boulangerie où était le pain. Non, nous ne nous arrêterons pas ici, dis-je avec une résolution feinte, mais si j’entrais demander une bouchée de pain ? C’était une idée fugitive, une lueur. Fi !, dis-je à mi-voix en secouant la tête. Et je repartis, plein d’ironie pour moi-même. Je savais fort bien qu’il était inutile d’entrer dans cette boutique avec des prières. (Hamsun, 2009 :133).
Alors qu’Antonin Artaud fait de l’exécration une pensée qui se réduit au crachat, comme s’il s’agissait d’extérioriser l’autre, de le projeter dans un domaine qui est celui d’un espace impropre (ce qui permet de sauvegarder le principe d’une apparente virginité du sujet profanateur, qui échappe, lui, à toutes ces attaques et destructions qu’il fomente envers autrui), le point de vue adopté dans La Faim de Knut Hamsun est différent. L’homme décrit par Hamsun est un sujet qui essaie tant bien que mal de passer inaperçu, de garder les apparences correctes d’un être qui, malgré son inanition, est habillé correctement, même si les vêtements qu’il porte se réduisent à peu de chose. À la suite de chaque séjour chez « la Tante », un prêteur sur gage, l’homme abandonne peu à peu ce qui lui reste de vêture : un gilet disparaît, puis un semblant de cravate ; enfin l’homme tente de vendre les boutons de sa veste, ce que l’usurier refuse, opinant qu’il n’y a, dans cette proposition de vente, aucun intérêt. C’est dire à quel point le dénuement est une figure majeure de l’œuvre de Knut Hamsun. Le sujet, semblable à un ascète des rues, se défait peu à peu de ce qui le recouvre, des vêtements certes, mais aussi des pensées, des songes et des rêveries qui pourraient le protéger contre le froid et, fait plus important encore, la faim qui le tenaille.
Voilà que je reviens à l’assaut avec ces expressions de la contrainte (des tenailles ou du porte-à-faux) [5], comme si, décidément, il était impossible de rompre avec les exigences du Surmoi qui impose de savoir se tenir debout, d’adopter une rectitude orthopédique qui donne enfin la possibilité au sujet de faire preuve de tension, d’une posture affichée dans un espace vertical. Cependant, en ce qui concerne l’œuvre de Knut Hamsun, ces tenailles sont bien réelles. Elles traduisent la portée d’un malaise d’origine interne, une faim inassouvissable, qui provient du dedans, un point de fixation originaire, mais qu’il n’est pas possible de localiser, qui se déplace sans cesse au gré de la douleur.
Sur ces questions, j’ai abordé, au moment d’une recherche sur l’écriture de la psychose dans l’œuvre d’Antonin Artaud, les modulations affectives de cette tenaille corporelle, comme si le sujet, réduit à sa plus simple extrémité [6], tentait de se défaire de son être même. Il ne faut pas entendre dans cette expression un rappel plus ou moins confus d’une pensée phénoménologique qui, au sujet du corps propre, s’intéresse à la conscience de soi. Chez Artaud, la constitution subjective arrimée, si je peux me permettre cette expression, à la corporéité est problématique. En effet, Antonin Artaud, on l’a vu avec les quelques passages consacrés à l’entre-dévoration dans La Recherche de la fécalité, fait du corps une machine à broyer, à ingérer, à incorporer, puis à digérer, de manière à ce que le substrat de l’œuvre soit un déchet fécal, cristallisation organique de l’essentiel : ce qu’il reste d’un homme après qu’il ait chié, qu’il ait digéré et laissé pour compte les matières non comestibles qui constituent pourtant la trame de son identité, son transit.
Digestion et excrétion
Chez Antonin Artaud, la réflexion sur les formes de l’excrétion est d’une grande complexité. On peut, comme je me suis amusé à le faire dans le registre d’écriture de mon Attention, écrivains méchants, envisager l’excrétion comme une forme d’injure, ce qui rejoint toute une théorisation du crachat qui, de Catherine Mavrikakis à Thomas Bernhard, fait voir que l’autre m’est difficilement supportable, qu’il me faut donc le mettre à distance par ce rituel d’impolitesse que représente le crachat réel ou symbolique. Pourtant, chez Artaud, ce dernier aspect n’est pas le plus significatif dans son œuvre. Au contraire d’un Bernhard qui croyait aux vertus infamantes du langage, à son pouvoir d’annihilation, Antonin Artaud ne s’intéresse pas à l’autre, à ce qui le constitue dans sa plénitude. Ce discours ne lui convient pas. Qu’est-ce l’autre, sinon l’émanation d’une identité fragile, la rémanence d’un spectre ayant habité d’autres époques, un espace-temps indéfini ? Chez Artaud, l’univers des mondes possibles (ce que l’on peut nommer l’infini) tient lieu de seule référence.
Artaud, au lieu d’être un sujet enveloppé dans une chair, un contenant psychique qui tient lieu de point de repère organisateur du sujet dans l’espace, se perçoit simultanément et de façon contradictoire, comme un non-objet et un « exécrateur ». Il faut prendre la peine de distinguer les formes de ces deux rapports à la parole poétique. L’exécrateur est un sujet possédé par une pulsion d’emprise [7] et qui désire s’emparer du territoire d’autrui tout en annihilant ce dernier. Ainsi, l’exécrateur ressemble assez à ces écrivains méchants dont je disais qu’ils faisaient intervenir, dans leurs démarches d’écriture, le principe systématique de l’identification projective, cette butée que représente l’autre responsable de tous nos tourments, à la fois ennemi et ami, opposant et adjuvant.
Si ce mécanisme de l’identification projective décrit à certains égards l’œuvre d’Artaud, il faut préciser que ce fonctionnement est contesté par le poète puisque la distinction du sujet et de l’objet est la plupart du temps négligeable. Artaud se représente comme un sujet qui crie et veut en finir avec le jugement de dieu. Ce cri est une ascèse, une forme de libération, parfois aussi un évidemment, un nettoyage viscéral du corps (un non-objet ?) pour qu’il fasse place à une chair sans organes. Cependant, dans son écriture, dans sa parole poétique, il n’y a pas de représentation de ce cri. Le silence qu’impose l’écrit n’est pas la seule contrainte dont il faut tenir compte. Certes, les livres ne parlent pas bien qu’on puisse les entendre de la voix intérieure de la conscience. Ce propos néanmoins n’intéresse pas Artaud. Chez lui, l’éloge du cri (par exemple, dans le domaine théâtral) outrepasse l’aspect limitatif d’une mise en récit, un langage balisé qui permettrait de faire advenir la représentation.
Ainsi, l’écriture n’est pas une panacée. Elle ne guérit ni ne console. La mélancolie sans objet dont j’ai fait mention au sujet de l’œuvre d’Artaud mérite d’être étudiée avec soin. Cette bulle, petit noyau qui peut ressembler à une amulette ou à un talisman, serait-elle ce que j’ai tenté de circonscrire dans les écrits d’Antonin Artaud par le recours à la psychanalyse ? À ce sujet, j’ai multiplié les angles d’approche mais sans succès. Quelque chose dans cette œuvre résiste à l’interprétation. Affirmer une telle chose n’est pas particulièrement original. Ne dit-on pas que la littérature résiste au réel, qu’elle oppose à ce dernier les pouvoirs de l’imagination ? Quelle est donc cette mélancolie sans objet ? Autrefois, influencé par la teneur du discours psychanalytique, j’aurais énoncé avec grande assurance : « c’est le trou du réel », « c’est l’impasse du signifiant ». Mais je ne suis plus capable de parler de cette façon. Le discours savant m’a épuisé. Et l’œuvre d’Artaud résiste, il est vrai, à ce métadiscours.
Voilà qui ne me simplifie pas l’existence. Cette mélancolie sans objet semble dure comme le roc. À première vue, Artaud est un être faible. Il se plaint, soumet à ses amis et correspondants (parmi lesquels l’incontournable Jacques Rivière) ses plaintes. Cette fragilité est une façon de parler, une comédie qu’Artaud façonne avec brio pour mieux désavouer la certitude de son existence Ne pas exister, n’est-ce pas une solution enviable ? Cela vous dédouane de toute responsabilité morale, vous situe dans l’univers des spectres et des revenants. Enfin, cette posture (car il y a une part d’affabulation chez Artaud) permet de vous soustraire à toute filiation, puis d’effacer le moment de votre naissance.
Les poètes et les essayistes vivent d’un temps emprunté dans la sphère de l’imagination. Ils pratiquent en apparence un jeu bénin. Comme les enfants, ils s’imaginent seuls dans leur chambre et parlent à leurs jouets. Les adultes que nous sommes, écrivains aguerris, essayistes endurcis, ont pris l’habitude de coucher sur le papier des pensées intimes, des réflexions savantes. Déception renouvelée cependant, ceux qui pratiquent le métier d’écrire sont avant tout des rapporteurs. Une page blanche, la surface vitrée de l’écran d’un d’ordinateur sont les contenants sans profondeur et unidimensionnels des pensées des autres.
Ainsi, l’enfant joueur se transforme vite en mercenaire. C’est un voleur de pensées, un trafiquant qui, sans trop connaître la source de cette motivation, s’acharne à rapatrier la vie des autres, à la transformer en habitacles de papier. À l’origine de ma réflexion, il y avait aussi ce malaise qu’il me fallait déverser, comme si le pauvre lecteur qui acceptait de me suivre en ces parages devenait le destinataire passif, voire complice, au prix de sa propre intégrité, de mes interrogations répétées à la manière d’une prière. Quel corps ? Quelle pensée ? Quelle folie ?
La dévoration de l’autre
Des écrivains, tels Artaud et Knut Hamsun, ne se sont pas contentés de rapporter la parole d’autrui. De manière plus nette, ils se sont inspirés des fous et des délirants et ils ont accepté de se mettre en danger. Ils se sont transformés en sujets autophages, ce qui signifie qu’ils ont accepté d’être un « autre » entredévoré, un sujet en proie à la violence pulsionnelle, à une parole (d’autrui) qu’ils cannibalisent, pour se la faire sienne, au prix d’une existence remise en question, caviardée, morcelée, hachée. Plutôt que de s’en remettre à une vision tout en surface de cette altérité dont je ne cesse, d’ouvrage en ouvrage, de répertorier les moindres traces, ces écrivains ont composé avec le retour sur la personne propre qu’on nomme aussi masochisme.
Au sujet d’Artaud, j’ai indiqué que les écrits tardifs, ainsi Pour en finir avec le jugement de Dieu, La Recherche de la fécalité, traduisaient un processus singulier. L’excrétion prend la forme d’un crachat anal, une répudiation de l’humanité qui, condamnée à faire dans son froc, doit reconnaître, selon le propos d’Artaud, son inhumanité. Ainsi, l’excrétion est un acte d’une virulence peu commune, un symptôme qui impose que le destinataire soit profané. Chez Artaud, le corps souffre, il est le siège d’une douleur erratique.
Dans Vies et morts d’Antonin Artaud : le séjour à Rodez, j’ai mis en relief l’existence d’une hypocondrie métastasique qui se caractérisait par de multiples atteintes à l’intégrité du corps propre. On sait que l’hypocondrie, sous sa manifestation la plus habituelle, est la description d’une douleur intériorisée, comme si le sujet tentait, par le biais du langage d’organe, de faire parler ce que j’appelais autrefois le bruissement du somatique. Or, chez Antonin Artaud, ce bruissement du somatique, s’il existe bel et bien, n’en est pas moins soumis à de brusques arrêts, des interruptions grinçantes, des conflits qui mettent en scène des univers qui s’entrechoquent. Chez Artaud, tout se dérègle. Le corps ne fonctionne plus, les organes vitaux sont endormis, soumis à une paresse troublante, à moins que le cœur ne s’accélère, que le pouls ne batte à une vitesse folle.
Cette description d’une hypocondrie invasive n’est pas différente du propos que j’ai cité tout à l’heure à propos de La Faim de Knut Hamsun. Dans ce passage, il est question d’une brûlure qui « commençait à se faire sentir au-dessus de mes sourcils… ». Le corps se manifeste chez Hamsun, c’est la faim qui s’apparente à une compagne enragée, une douleur carnivore qui tente, avec quelle violence, de dévorer les entrailles du sujet. Celui-ci ne peut plus manger, n’arrive même plus à boire de l’eau, rejette, vomit tout ce qu’il essaie d’avaler. Le corps est devenu dans la douleur un espace contraint, un monde autarcique. Dans cette hypocondrie, on ne perçoit pas de distinction entre l’espace du corps propre et la présentation, cette fois énigmatique, d’une extériorité passagère. On peut lire dans La Faim : « Mais si j’entrais demander une bouchée de pain ? C’était une idée fugitive, une lueur. Fi !, dis-je à mi-voix en secouant la tête. »
Dans ce propos qui a l’air d’un monologue, mais qu’il faut plutôt considérer comme une interlocution dissociée, le sujet se parle tout en sachant que cette parole proférée est l’indication de son déplacement dans une sphère de la pensée qui est le signe annonciateur de la folie. Chez Hamsun, nous retrouvons une façon de dire qui rappelle l’œuvre d’Antonin Artaud. Tout se passe comme s’il s’agissait d’être en-deçà du corps, dans ses atteintes intimes, ses failles et ses feintes. Ces deux dernières expressions donnent l’impression que nous jouons ici avec facilité du registre des assonances. Feintes et failles, ne sont-ce pas des enfants de même famille, des propos qui dans leur ressemblance phonétique affirment le sentiment de partager un même univers ? La faille, c’est une rupture au dedans de soi, une zébrure interne, l’amorce d’un mouvement de grande ampleur, comme si la faille allait soudainement se transformer en béance. À l’encontre de ce point de vue, la feinte est une esquive, un mouvement de côté. Artaud est un voleur de pensées qui habite ces deux univers. La faille traduit une menace imminente, la fin d’un monde. La feinte est une tactique, une manière de déjouer les règles du langage. Dans les deux cas, il faut survivre, faire obstacle à l’horrible dévoration de soi.
À propos des écrivains aimés porteurs d’un emportement affectif attestant notre humanité, il y a cette attitude qui consiste à négliger le lecteur, à l’insulter, à faire preuve au mieux d’indifférence. Nous serions redevables d’une affection à qui nous ignore ou nous vilipende. Les expressions du masochisme sont déroutantes En somme, l’écrivain méchant, tel que j’en ai proposé la définition, ne se contente pas d’être désagréable, de créer un univers qui fait place aux expressions de la rage, de l’irritation, de l’emportement. Si cette dimension humorale n’est pas négligeable, lorsqu’elle prend l’aspect d’une injure littéraire, comme c’est le cas chez Thomas Bernhard ou Elfriede Jelinek, il n’est pas possible de résumer la portée de cette charge affective à un propos de circonstance, en somme un truc. En d’autres termes, l’humeur de l’écrivain méchant, successivement mouton noir, trublion, mercenaire de la pensée, ne correspond pas à une attitude intellectuelle policée. Chez ces écrivains, la rhétorique est sanguinaire, elle se veut un acte autophage.
Les sujets-lecteurs qui font l’objet de ce rabaissement se ressentent moins-que rien, dévalués, rabaissés, désormais seuls, sans la protection d’une subjectivité rayonnante. Chez cet écrivain méchant, l’injure, la malédiction, proférées avec éloquence par un Lautréamont, sont des énonciations profanatoires, comme s’il fallait contaminer l’autre, le rendre infect. Dans ce contexte, l’autophagie, cette forme de rituel alimentaire et langagier qui nous intéresse, est un cannibalisme, le désir de morceler l’autre, comme le disent notamment les psychanalystes d’obédience kleinienne. Dans cette perspective, ce que j’ai appelé il y a longtemps le corps à corps avec la mère, lors d’une étude des formes réparatrices dans le domaine littéraire, s’avère une opération risquée.
Si je suis infect, insupportable, on ne pourra me dévorer. Par contre, cette attitude infecte, qui peut prendre l’aspect d’une contamination, s’attaquera à mon lecteur qui deviendra mon semblable, un complice dans l’abjection et la dévaluation des identités. Ainsi, l’attitude humorale (de la rage à l’irritation) a l’effet d’un toxique dont la volatilité, la dispersion dans l’atmosphère, modifient le caractère de mes interlocuteurs. Chez Thomas Bernhard, V. S. Naipaul, Elfriede Jelinek, l’écriture de la méchanceté correspond à ces tenailles de l’identification projective, un mécanisme psychique qui transforme l’autre en soi et permet surtout de projeter dans l’autre des attaques dévoratrices qui prennent l’aspect de blessures de la pensée, de morcellement du soi.
Poursuivons cette réflexion afin de la conduire à son terme, au sujet des formes de l’autophagie et de l’exophagie dans le domaine littéraire. Je proposais à l’instant que l’attitude de mouton noir, de rebelle littéraire peut donner l’impression d’une pose, un acte à tout prendre cosmétique et esthétique qui exprime un appétit de dissension. L’œuvre de Houllebecq, malgré ses qualités indéniables, me semble appartenir à ce dernier univers. Il faut à mon sens engager des réflexions moins circonstanciées, en somme extraites des obsessions d’une époque, pour aborder les limites et les frontières de l’identité. Si l’écrivain est abject, comme je le proposais dans Attention écrivains méchants, c’est qu’il s’est rabaissé dans un univers souillé, un lieu qui permet à la communauté du bien commun de le décrire, ce sujet marginalisé, comme un être anormal. L’abject, c’est le non-objet, par définition sans qualités.
À propos des motifs de l’autophagie et de l’exophagie que nous avons exploré, je voudrais préciser de quelle manière nous nous représentons l’avenir à l’ère du « consommable ». Cette expression a l’avantage de désigner, certes de manière générale, ce qui dans le domaine de la culture peut faire l’objet d’une ingestion, puis d’une incorporation. En somme, l’incorporation que je viens de nommer fait référence, sous sa forme mélancolique, à une nourriture psychique dont l’ingestion s’avère toxique, dans la mesure où elle conduit le sujet, sans qu’il n’y prenne garde, à intégrer, au plus profond de sa subjectivité, le sentiment d’un aliment vide de sens, une nourriture intellectuelle et affective sans saveur.
Dévoration et consommation
À l’ère de la mobilité culturelle exacerbée, il faut tenir compte de la mise en vitrine du consommable qui s’avère le domaine de la post-consommation, comme si l’acte d’ingérer un aliment, de l’intégrer à sa personne, s’avérait une entreprise banale. Si nous mangeons sans relâche et que nous absorbons de manière soutenue trop de calories, nous ne semblons pas conscients, du moins pour les pays riches de la modernité tardive, des conséquences d’un tel acte. Cette attitude n’est pas le seul domaine d’intervention des agences de santé publique et des gouvernements. Dans le registre des représentations symboliques, cette consommation est tout le contraire, du moins en apparence, de l’autophagie que j’ai mise en relief. Le personnage de La Faim de Hamsun vend peu à peu ses vêtements, tous les petits objets qui lui appartiennent encore comme s’il était possible de retarder (du moins dans l’imagination enfiévrée de l’homme qui a faim) le moment de l’auto-dévoration. Celle-ci n’adviendra pas bien sûr. Si on fait abstraction des pathologies bien réelles où le sujet attente à sa propre vie par le recours à des pratiques d’automutilation, il est rare, voire exceptionnel que ce même sujet s’en prenne à lui-même, se dévore peu à peu. Dans le domaine des graves atteintes à l’intégrité physiologique et psychique, de tels actes peuvent bien sûr se produire. Ce sont alors des actes aberrants qui ne correspondent à aucune finalité dans l’ordre des représentations symboliques du sujet. C’est plutôt le contraire que nous avons quotidiennement sous les yeux : l’accroissement d’une obésité à la fois personnelle et collective qui se traduit par l’oubli des conséquences bien réelles d’une digestion engorgée, une saturation corporelle qui a tout d’un écœurement. Artaud et Hamsun ne semblent pas néanmoins avaliser cette description d’un Moi sur-protéiné, nourri au petit-lait d’un comblement instantané. Ce sont des hommes qui ont connu la famine, le rationnement. À Rodez, Antonin Artaud se plaint de perdre ses dents faute d’un minimum de nourriture. Quant à Knut Hamsun, il décrit dans La Faim les affres d’une vie exigüe. Le sujet se défait peu à peu de l’enveloppe externe du soi (ses vêtements), ce qui le conduit à affronter la mise à nu d’un corps décharné.
Dans tous les cas, la littérature permet de dire avec justesse la démesure d’une expérience des limites. Se dévorer, s’entredévorer, ce sont des figures qui ne correspondent pas aux représentations habituelles des fantasmes originaires. Seul le cannibalisme archaïque (la crainte d’une dévoration ; ou l’acte prédateur d’attaquer l’autre) tient lieu de motif organisateur de la vie psychique chez des auteurs aussi différents, quant à leurs points de vue cliniques, que Sigmund Freud ou Mélanie Klein. Chez un Karl Abraham que j’ai cité au début de cet article, les phases du développement libidinal se traduisent par le primat de l’activité sur la passivité. La dévoration précède toujours l’angoisse d’être dévoré. Il en va de même du masochisme que nous avons mis en valeur au sujet du retournement de la pulsion sur la personne propre. La concrétisation du masochisme, sous la forme d’une action intériorisée qui repose sur le plaisir de souffrir, fait appel à une passivation du sujet hors toute modalité grammaticale qui tiendrait lieu d’action. En effet, il existe une distinction entre l’expression langagière de la souffrance (comme dans l’énoncé : s’infliger une blessure qui correspond à un acte d’automutilation) et l’effacement de toute subjectivité dans un système de signes.
À propos de l’hygiène de la création, j’ai voulu mettre en relief ses aspects contradictoires. L’exigence d’une inspiration, dans le domaine de la création, repose en partie sur un appétit de sublimation. Mais cet appétit est une nourriture sans affect. Pour cette raison, j’ai mis en valeur la nécessité d’un retour à la personne propre, ce qui impliquait de rompre avec une idéologie bénigne du fantasme, qui correspond aux impératifs normatifs du discours social alors que la psychanalyse, sur ces questions, demeure un domaine conceptuel d’une grande cohérence. Chez Artaud, la défense du corps sans organes obéit à cette logique au prix d’une mise en scène de l’épuration des entrailles du sujet. Dans cette manière de voir les choses, l’hygiène ne traduit pas la nécessité d’un nettoyage du corps, un ascétisme, en somme un décharnement du sujet que nous avons l’habitude s’associer à l’œuvre de l’auteur du Théâtre de la cruauté. À l’encontre de ce point de vue, somme toute habituel dans le registre de la pensée psychanalytique, j’ai proposé que l’écriture viscérale d’Antonin Artaud se voulait un propos dévastateur. Le cannibalisme, l’auto-dévoration, puis l’entre-dévoration me semblaient exercer une mise en cause de la culture dans son aspect enrégimenté.
Au lieu de réduire la création à l’avènement d’un corps fantasmé, je me faisais le défenseur d’une littéralité du corps propre. Ainsi, la percussion du corps (un nouveau mode de lecture ?) ressemblait à une musique dont les formes de composition m’étaient encore inconnues. Percuter le corps propre, c’est tenter d’en connaître l’intériorité organique. Percussion du thorax, de l’abdomen, évaluation et diagnostic d’un poumon distendu, de l’emphysème, de la taille de la rate ou du foie, telles sont des expressions on ne peut plus parlantes de la pratique médicale qui rejoint à certains égards ma lecture de l’hygiène de la création.
Il ne suffit pas de voir le corps de loin, de l’observer, ce qui fait place à une lecture objectivée. Il n’est pas suffisant de maintenir au loin, selon les règles d’une hygiène critique, un corps dont le contenant (l’espace psychique, dans le vocabulaire des psychanalystes) serait susceptible de faire place à l’interprétation. Ma lecture viscérale accepte que le masochisme soit pris au sérieux dans l’élaboration d’un protocole de lecture qui rompt avec le principe de la lecture empathique. L’œuvre peut nous faire violence. Et sans bien comprendre les tenants et aboutissants d’un tel processus, il est possible que nous trouvions une satisfaction secrète dans l’orchestration de cette passivité apparente qui nous transforme en réceptacle d’un corps sans organes. Dans cette logique, l’œuvre d’Antonin Artaud ne peut laisser indifférent. Les écrits de jeunesse d’Artaud nous offrent une mélancolie sans objet, un univers à première vue insensible. La douleur est partout présente, mais elle n’a pas de fondement. Le sujet est happé par une rupture (semblable à des nerfs à vif) comme si cette douleur physique tentait de former le noyau (la bulla) d’un sentiment d’existence furtif. Le sujet ne se sait pas exister. Il est happé par une force qui le dépossède de toute incarnation. Les entrailles sont un templum abject qui doit faire l’objet du refoulement le plus insistant. Le masochisme n’est même pas une posture libidinale tant le sujet ignore qui il est au juste. Quant à la jouissance, n’en parlons pas. Elle verra le jour, sous une forme altérée, dans la quête d’une parole poétique et théâtrale qui serait apte à accueillir le monde dans ses convulsions. Théâtres de la peste et de la cruauté, ces expressions sont pour Antonin Artaud des prête-noms qui n’osent pas dire une jouissance qui côtoie la mort. À certains égards, le propos du jeune Artaud nous est proche.
Avançons cette idée que les propriétés mélancoliques de cette incorporation qui consiste à ressasser du vide, comme un sujet mange une nourriture qui lui donne l’impression d’enfler démesurément sans que sa faim soit rassasiée, sont devenues des expressions de notre être au monde. L’Ombilic des limbes, serait-ce notre univers ? Les lieux habités que j’ai décrits dans d’autres essais se sont transformés en expressions d’une indifférence native. Le sujet est dépiauté du Moi-peau qui le circonscrivait et établissait le périmètre d’action de sa pensée. Quant au corps sans organes, il représente l’aboutissement d’une utopie sans honneur. L’hygiène et le nettoyage de toute singularité (corporelle, psychique) sont des opérations de maintenance. À ce propos, nous pouvons décrire des formes d’exo-cérébralité, dans le domaine de la pensée arrimée au virtuel comme technique, en témoigne l’essor des téléphones intelligents, des récits de la mobilité favorisés par la dissémination du soi dans les réseaux sociaux.
Une utopie sans honneur ?
Notre représentation du monde est dissociée. Elle fait l’objet d’un clivage entre le monde de la pensée pure et asexuelle (ces exo-cérébralités techniques qui appartiennent à notre époque) et le corps adipeux, expression d’une pensée amortie qui se manifeste sous la forme d’une incorporation mélancolique dont l’aspect symptomatique est l’un des traits les plus significatifs des relations sociales entre sujets. Ces exo-cérébralités nous permettent de penser plus vite, avec une économie de moyens qui repose sur l’utilisation de machines de plus en plus sophistiquées. Cependant, nous pensons de moins en moins, nous sommes pensés, ce qui représente une modification de taille des aspects de notre psyché, de notre subjectivité.
Il s’agit d’une révolution tout aussi significative que les découvertes de Copernic, la confirmation de l’existence du Nouveau-Monde lors de la Renaissance, la découverte de l’Inconscient par Sigmund Freud. Ce dernier avait établi, pour mieux appuyer l’essor de la psychanalyse comme grande exploration de la modernité, le renversement de la subjectivité individuelle et sociale qui mettait en cause la façon habituelle dont le monde des hommes percevait l’univers. Chez Freud, c’était la mise en cause du narcissisme individuel, centralisateur et rayonnant, qui était affichée. On peut croire que l’expression de la fin de l’histoire, sous la forme d’un lieu commun, d’une affirmation positive, est le dernier bastion de cet humanisme grandiloquent que des auteurs, aussi différents que Michel Foucault et Jacques Derrida, voulurent déconstruire, dès la fin des années cinquante.
Tout à l’heure, j’affirmais avec un ton de polémiste que les écrivains méchants, à l’ère de la déconstruction de la pensée, avaient mis en œuvre un sabotage à grande échelle, un dynamitage conceptuel d’envergure dans les entrepôts des artifices philosophiques. Est-ce de la mauvaise foi de notre part que de parler ainsi, comme si la déconstruction s’avérait en définitive un système des objets, ressemblant à bien des égards au modèle de consommation des marchandises que décrivait Jean Baudrillard dans un de ses premiers ouvrages ? Est-ce faire part d’agitation et d’énervement que de sanctionner, sans preuve aucune, cette entreprise de déconstruction, comme s’il s’agissait d’un saccage ? Sur ces questions, j’ai le sentiment que l’attention des intellectuels, qui semble avoir été porté au cours des vingt dernières années sur la mise en cause de systèmes en apparence rigides de représentations de genre, de classe, sans oublier les critiques des représentations autoritaires de l’État-nation, puis l’habituelle valorisation du pluralisme culturel qui tenait lieu de pensée minoritaire dans un monde homogène, a représenté, contre toute attente, un coup d’épée dans l’eau. Se pourrait-il, sur ces questions qui engagent la réflexion des intellectuels, que nous nous soyons bien lourdement trompé, que nous ayons fait fausse route, en somme que nous ayons déconstruit ce qui l’était déjà ?
Il ne faut pas reprocher aux écrivains leur pensée encombrée, leurs incessants allers-retours, d’une prise de position à l’autre, leurs atermoiements, puis leurs convictions soudaines. Tout cela relève du domaine de la pensée qui, à l’encontre de ce que l’on s’imagine souvent, n’est pas une mince affaire, un loisir. Pour le quidam, celui qui méprise la pensée souveraine et ne s’intéresse pas à l’exercice de cette dernière, comme s’il s’agissait de temps perdu, d’un luxe que seuls peuvent se permettre les intellectuels, les écrivains et les professeurs, il est entendu que l’énonciateur de pensées pures est une femme ou un homme absent, étranger à lui-même, incapable de se soumettre aux dictats de la réalité.
Pour le quidam qui méprise l’intellectuel, et ils sont nombreux, l’exercice de la pensée pure est une plongée en apnée, un sport ridicule qui n’engage que des complications. Ne serait-il pas plus simple, pour tous ces bavards, que le silence s’impose, qu’ils cessent enfin de parler ? Une fois ces choses dites qui relèvent du préjugé à l’égard du travail de la pensée, il n’en demeure pas moins que nos braconnages ont l’air de parades. Est-il possible, comme l’envisageait Thomas Bernhard à propos de la culture, que nous soyons des écervelés incapables de poser une pensée de manière claire, des emportés qui se choquent pour un oui ou pour un non, pour une cause gagnée, une cause perdue, sans mesurer, de la part du quidam encore une fois, l’aspect dérisoire de ces prises de position ? Ainsi, la réalité de l’homme ordinaire qui n’a rien à voir avec la figure éponyme que Michel de Certeau proposait dans L’Invention du quotidien, est exprimée par les biens qu’il possède, la nourriture qu’il mange, ce qu’Antonin Artaud, nommait le potron-minet. L’homme ordinaire, affublé de ce caractère, ne pense qu’à faire son trou pour s’y loger dans le confort du foyer. Il n’y a aucune poésie dans cette description de la forme adipeuse de la vie quotidienne. Le sujet, à l’ère de la modernité tardive, est devenu un sur-consommateur, un broyeur de déchets qui a comme seul projet de s’empiffrer alors que les idées suscitent le plus profond haut-le-cœur.
Nous faut-il tenter de réconcilier la faille et la feinte, ces deux expressions dont je disais tout à l’heure que l’assonance révélait une manière contrastée d’aborder le réel ? En effet, la feinte s’apparente à une ruse, une manière d’exprimer avec force détours et contournements le contraire d’une ligne droite, d’un plan bien établi. Au braconnier, au personnage errant, en somme tous ceux qui pratiquent ces arts de vivre de la vie quotidienne, sans espoir et sans recours autre que le dur désir de durer [8], la feinte est une manière de dévier un coup, une adresse en provenance d’un lieu de pouvoir. Voilà qui permet, dans le meilleur des cas, de déjouer l’adversaire, de lui donner l’impression, un bref moment, qu’il est victorieux, alors que notre mouvement de côté, (un tour de passe-passe), est une dérive, une manière d’être dans l’espace à la fois mobile et déterminée.
Si la feinte s’apparente à nos braconnages, que dire alors de la faille, cette façon de voir le monde qui, en témoigne la formulation même que j’utilise, révèle une impasse traumatique, une blessure qui s’agrandit et qui casse le sujet en deux ? À plusieurs reprises, j’ai mis l’accent sur ces zones de tension, ces violences et ces malaises qui mettent en cause l’intégrité du sujet. Tout se passe, dans ce contexte, comme si le trauma prenait la forme d’un mouvement soudain, un pan du réel qui s’abat sur le sujet dépourvu de tout pouvoir de répartie. À tenir ce discours, le traumatisme n’est pas simplement un ébranlement du sujet qui vacille sur son assise.
Il s’agit aussi d’un choc, en provenance du monde externe, qui a pour première conséquence d’écraser le sujet, de le mettre dans une position de vulnérabilité absolue. Si je traite de ces questions, à propos des figures de l’autophagie et de l’exophagie, c’est qu’il convient d’adopter un point de vue qui prend en considération les aspects intériorisés, à la fois émotionnels et affectifs, d’un rapport au monde qui se joue sous les auspices du comestible et du non comestible.
À ce sujet, j’ai mis en valeur la notion d’espaces en perdition qui me semble une manière efficace de penser cet affaissement des coordonnées qui nous font sujets dans l’espace. Sous cet angle, le claustrum, la cave (comme l’entendait Thomas Bernhard), le tunnel chez un Dostoïevski, les sous-sols et les soubassements de l’identité dans l’œuvre d’un Platonov, incarnent cette représentation obscure, parfois abjecte d’un lieu qui s’oppose à la perception d’une transcendance. En effet, nous privilégions le domaine de l’immanence, les violences d’ici-bas. Un hallali, c’était l’expression que j’avais choisie pour rendre compte, à la suite de l’œuvre de Coetzee, de la mise en scène d’un sujet mis dans l’obligation de courir, de défendre chèrement sa peau, comme s’il fallait, dans cette perspective, débouler, courir jusqu’à l’épuisement, perdre le souffle, en somme s’effondrer.
Ma perception de l’hallali impliquait la poursuite d’une chasse, une exophagie qui avait pour objet la conquête de l’animal (peut-être faudrait-t-il parler ici du moins-qu’humain), comme si l’arraisonnement de l’autre, sa soumission impliquaient de le réduire au statut de viande, de chair à peine bonne à manger. Mon propos est dur. Certains diront qu’il est cruel.
Conclusion
Comment est-il possible de traiter ces questions qui font référence à notre humanité commune alors que je mets en place un univers comestible, une attitude de carnivore qui affiche un excès troublant ? Aurions-nous la dent longue, le goût du sang, l’appétit pour les mutilations et les blessures infligées dans un acte d’entre-dévoration ?
Sans doute faut-il réfréner cette pulsion mauvaise qui me fait voir avec des yeux fous et la pupille striée de sang que le pire est à venir. Ainsi, l’hallali est une course, la marche affolée des survivants et des déclassés qui doivent, dans l’instant présent, quitter tout lieu où ils seraient, pour leur plus grand danger, à découvert, mis à nu. Se peut-il, comme je l’ai soumis dans un autre contexte, que la réflexion sur la violence ne soit pas autre chose qu’une identification à l’agresseur ? Se peut-il, enfin, que la description de l’hallali, cette course folle que nous avions à l’esprit, ne soit, en définitive, qu’une déambulation aveugle, la scénarisation d’un monde invivable ? S’il faut retenir ce point de vue, l’œuvre d’Artaud serait le témoignage d’une hygiène insupportable, l’exigence de se purger de toute vie.
Osons adopter un point de vue qui mêle les cartes, qui, un bref instant, refuse cette distinction tranchée entre la victime et l’agresseur, l’évènement victimaire et le témoignage qui en sera la parole réparatrice. Osons aller à l’encontre de cette attitude qui, au nom de la rectitude morale, s’empêtre dans des catégorisations dont la netteté apparente cache des points de repère distendus, des zones de tension. Si nous avons fait appel un peu plus tôt à la description de formes autophages et exophages de l’identité, c’était pour mieux comprendre, à l’ère des expressions de l’hybridité culturelle et de la différence, qu’il n’est pas inconvenant de se demander si l’autre mérite d’être mangé, si nous avons le désir de le manger.
Dans le contexte des études des années quatre-vingt, consacrées pour la plupart au phénomène de la transculture dans le discours québécois, à la mise au jour d’une anthropophagie culturelle qui tenait lieu de mythe culturel dans le domaine brésilien, il est apparu que l’autre pouvait représenter une nourriture convenable voire appétissante. En somme, les rituels d’introjection de l’identité d’autrui apparaissaient, sous une forme anodine comme autant de mets qu’il était possible de goûter, l’expression polysensorielle d’un art de faire. Nous ne nous tromperons pas beaucoup si nous mettons de l’avant l’idée que cet érotisme des arts de la table est devenu une maigre compensation, une façon de symboliser à peu de frais l’absence de dynamique sacrificielle, en somme de zones de conflit dans le domaine de la culture et dans la sphère du politique.
Disons les choses de cette manière : celui qui mange a la bouche pleine, il s’empiffre, ressemble à tous ces consommateurs motorisés un samedi matin, à l’entrée d’un Tim Hortons, qui font la file, par bandes de dix ou quinze véhicules, avec pour plaisir suprême la consommation du Timatin à la saveur de yaourt aromatisé aux framboises, à moins qu’on choisisse le beignet, le bagel aux raisins ou à la cannelle. Certes, l’ironie est facile lorsqu’on est né avec une cuillère d’argent à la bouche, que l’on sait différencier les menus dispendieux frelatés, qui donnent dans la convention et l’inspiration pour parvenus, et la bouffe authentique, celle qui me rappelle la manière dont ma mère cuisinait tous les jours de la semaine, avec l’attention des véritables artistes.
Si je me permets de faire intervenir ici une réflexion sur cet art de la table, si je m’autorise de telles divagations personnelles qui font référence aux souvenirs de mon enfance, c’est que j’ai été nourri, éduqué, cultivé dans le domaine des arts de la table. Chez moi, l’oralité est la préfiguration de toute cuisine, une métaphore culturelle qui est la représentation de formes plus complexes de relation à autrui, dans un érotisme dont l’érogénéité est buccale et orale.
Je tiens à cette description des arts de faire culinaires, ce que Michel de Certeau aborde dans le deuxième volume de L’Invention du quotidien (1994), mais qu’il ne met pas suffisamment en valeur à mon sens dans l’organisation de son propos conceptuel. On note chez de Certeau, en témoigne la notion de prise de parole, un ascétisme dont l’aspect cérébral, a-corporel recoupe un travail de réflexion intense sur la foi, le mysticisme, ce langage de tête qui, malgré les dénégations d’usage, est un refus du corps, et des pulsions sexuelles.
Au fil des ans, je n’ai pas beaucoup traité cet aspect somme toute discret de l’œuvre de Michel de Certeau. Chez l’homme de culture, le Compagnon de Jésus, il y avait, au cœur de l’ascétisme revendiqué et de la valorisation des pouvoirs de la parole, une grande réticence à s’engager dans le domaine de l’érotisme qui, sous sa forme hétérosexuée ou homosexuée, fait intervenir une logique qui n’a plus rien à voir avec la dimension de l’abstinence. Or, Michel de Certeau se voulait, dans ses manifestations publiques, fidèle à cette abstinence, à ce principe de pauvreté, à une « décorporéisation » de l’identité. La formule est lourde, je l’utilise à contrecœur dans la mesure où elle me semble assez ressembler à ces tenailles et contraintes de l’identité que je mets en place, par moments, comme s’il me fallait, par l’entremise de cet exercice, faire valoir que le corps est lui aussi l’objet d’un conflit, d’interventions combatives, de guerres.
Ainsi, Michel de Certeau fait du corps le siège d’une pensée vagabonde, d’une prière aventureuse. Comme c’est souvent le cas de réflexions qui s’engagent corps et âme dans le domaine de la religion, les expressions de la sensorialité, de l’émotion à fleur de peau, c’est-à-dire la pulsion qui se matérialise à la surface du corps, demeurent des énoncés dont la matérialité est balisée. Le corps, son existence voire son obscénité sont bien sûr mis en scène, cadrés, représentés. De même, les excès du corps sont de plus mis en récit. Michel de Certeau ne se prive pas dans L’Invention du quotidien de faire référence aux expressions ambulatoires du corps dans l’espace. La marche au cœur de la ville, l’errance sont divers aspects d’une logique du sens qu’il faut prendre au sérieux.
De plus, Michel de Certeau, toujours dans L’Invention du quotidien, consacre de nombreuses pages aux métaphores scripturaires du corps, à la représentation de l’abject et de l’obscène, quant au corps du malade, dans l’institution hospitalière. Enfin, Michel de Certeau fait référence au « mourir », ce tabou qui module, par le biais de protocoles d’intervention, de modes d’action, la répression de la symbolisation de la mort au cœur des institutions de santé. Pour le dire avec netteté, Michel de Certeau remarque que l’acte de mourir, la disposition de cette « condition » dans le temps de la vie, fait l’objet d’un attentisme. Tout se passe comme s’il fallait redouter le temps de la mort, le retarder de manière systématique au prix d’un acharnement thérapeutique qui se traduit, dans l’esprit de Michel de Certeau, par un processus mélancolique.
Nous aurons l’occasion de revenir sur cet aspect dans quelques instants. Notons pour le moment que cette mise en scène du corps est assujettie à une douleur physique, à une souffrance psychique, ce qui n’est pas étrangère au malaise de la modernité tardive, comme si le sujet vivait continuellement dans un rapport conflictuel à l’altérité. Mon propre travail en témoigne. Du regard-sniper au braconnage, sans oublier les zones de tension qui se manifestent par des hallalis, je ne cesse de témoigner de ces conflits majeurs pour lesquels il ne saurait y avoir de gagnant. Conforme à l’esprit de l’époque, aux discours qui nous déterminent plus que nous ne pouvons l’imaginer, cette pensée de l’infinitude, de la fin qui n’advient pas, est une angoisse profondément contemporaine, une banalité mortifère avec laquelle nous jouons, sans grande conviction.
En somme, nous ne sommes pas si différents, dans nos atermoiements identitaires, des jeunes rebelles du roman de Tourgueniev Père et fils, qui témoignent d’un mépris absolu à l’égard des valeurs de la famille, de la communauté, de la fraternité, de la civilité. Si j’emploie tous ces mots à la fois, que je les jette en pâture, c’est que j’ai le sentiment, bien difficile à circonscrire, que cette apologie du combat n’est que la forme vaniteuse, peureuse, d’une crainte à affronter la vie dans ses déterminants majeurs.
Toute l’œuvre d’Artaud témoigne d’une création hallucinée. Elle fait intervenir la figure de la possession maléfique (un mauvais objet) qui implique une régurgitation immédiate. L’hygiène de la création sans ses aspects les plus excessifs se veut un rejet virulent de l’Occident dans la mesure où l’homme de théâtre perçoit dans les us et coutumes de la modernité française une bourgeoisie incapable de se renouveler. Ainsi, chez Antonin Artaud, c’est l’image de l’obésité (une description du sédentarisme, du confort et de l’idée fixe d’une société assurée de son bon droit) qui s’oppose à d’autres figures : revenants, morts-vivants. Pour Artaud, ces êtres ont été façonnés pour nous tromper, nous posséder mais aussi nous dévorer.
N’oublions pas cet aspect qui rejoint ma définition de l’exophagie et de l’autophagie à l’ère du consommable. J’ai mis en valeur que la dévoration de l’autre n’est pas uniquement un processus qui relève de la nécessité. Lorsque je traite de la dévoration, j’entends cet acte qui inscrit dans la trame de la culture la démarcation entre l’humain et l’inhumain Dans l’œuvre d’Artaud, les figures de la famine, de la malnutrition sont autant des preuves (comme chez Hamsun) que le sujet n’a plus rien à se mettre sous la dent. Alors, l’hygiène de la création est une lutte folle contre le décharnement et le désir masochiste de s’en prendre à soi.
Bibliographie
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[4] http://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-affaires-criminelles/proces/201305/09/01-4649182-sadomasochisme-un-an-de-prison-pour-patrick-deschatelets.php
[5] Ces figures, je les ai étudiées dans les deux volumes d’Espaces en perdition (2007, 2008), puis dans Attention, écrivains méchants (2011)
[6] Ce que j’ai appelé, à propos de l’œuvre de Coetzee, le geste d’« apprendre à ramper » dans le contexte des architectures sécuritaires de la postmodernité, sous l’impulsion du « hallali », un cri de mort, une meute génocidaire. Harel, Simon, « La mort des autres », sous la direction de Simon Harel, Nellie Hogikyan et Michel Peterson, La survivance en héritage. Passages de Janine Altounian au Québec, Presses de l’Université Laval, Québec, 2013, pp. 215-273.
[7] « C’est dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité (Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, 1905) que Freud invoque pour la première fois une telle pulsion : l’origine de la cruauté infantile est rapportée à une pulsion d’emprise qui n’aurait pas originellement pour but la souffrance d’autrui, mais simplement n’en tiendrait pas compte (phase antérieure aussi bien à la pitié qu’au sadisme) (1 a) ; elle serait indépendante de la sexualité « … bien qu’elle puisse s’unir à elle à un stade précoce grâce à une anastomose près de leurs points d’origine » (1 b) . » Laplanche, Jean et Pontalis, J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France, 1981.
http://psycha.ru/fr/dictionnaires/laplanche_et_pontalis/voc242.html