RÉSUMÉ
« Love me or kill me », lance Grace sur un ton défiant au spectre de son frère Graham. Cette réplique marquante – fréquemment commentée dans les études dédiées à l’œuvre de Kane – est issue de sa troisième pièce Purifiés ; une œuvre associée à un mouvement théâtral britannique tapageur et unpolitically correct qui se développe au long des années 90 : le « In-Yer-Face theatre ». La citation illustre parfaitement le caractère radical que prennent l’amour, ses figures et ses formes dans un contexte de mise à l’épreuve. Dans Purifiés – et extensivement dans l’ensemble de l’œuvre « coup-de-poing » de Kane – l’amour, omniprésent dans les rapports de force, est toujours teinté d’une certaine morbidité. Il côtoie étroitement la violence démesurée reçue par les corps. À travers les images intolérables de la violence qui cherchent à éprouver les affects du spectateur, les signes de l’amour ne se laissent pas cerner si facilement. Pourtant sa forme spectrale – à l’image du fantôme de Graham dans la pièce – traverse sans cesse l’agonie, la décomposition ou la métamorphose des personnages. Bien que se manifestant sous les formes de l’aliénation, du désengagement, du sacrifice, ou encore comme « présence sexuelle », l’amour peine à trouver un langage adéquat dans un monde où la parole échoue lamentablement. À l’aide d’un dispositif scénique transgressant les normes dramatiques, en faisant appel à une multitude de médias et en prenant ses distances du texte, Purifiés, au-delà du discours, engage le spectateur à saisir les formes de l’amour présentes au cœur des mécanismes de la violence. Cet essai vise à commenter ces formes spectrales à la lumière de certaines notions issues du paradigme théâtral « postdramatique » forgé par le théoricien Hans-Thies Lehmann.
De l’amour, il semble qu’il y ait trop à dire. En effet, il est difficile de s’y retrouver parmi la multitude des discours sur l’amour produit à travers les temps : discours philosophiques, psychanalytiques, poétiques, scientifiques, etc. ; tant de langages et de perspectives différentes qui ont cherché à démystifier l’amour, à poser des mots sur cette « chose » qui hante incessamment les êtres. Hantise qui prend autant la forme de la plénitude que son contraire, le manque, l’amour est à la fois force créatrice et destructrice, toujours marquée d’ambivalence. À l’approche de cette cacophonie des discours, des dissensus et des confusions conceptuelles, on peut se demander d’emblée, en parallèle, qu’est-ce que le théâtre, aujourd’hui, peut encore nous apprendre de l’amour ?
D’Antigone à Roméo et Juliette, sans oublier la passion dévorante de Phèdre, l’amour à l’épreuve de la mort se conçoit comme un topos théâtral tragique. En somme, ce qui semble nous être répété incessamment au théâtre, c’est que l’amour paraît difficilement pensable sans la mort ; d’autres types de discours, à l’aide de concepts bien élaborés, nous orientent sur cette même voie : je pense notamment au discours psychanalytique avec les notions freudiennes d’Éros et Thanatos (pulsion de vie ou d’amour et pulsion de mort), forces étroitement imbriquées l’une dans l’autre [1]. Dans la perspective du théâtre, on retiendra ici en particulier le travail de deux grands dramaturges : Antonin Artaud avec son « Théâtre de la Cruauté » et Tadeuzs Kantor avec son « Théâtre de la Mort ». Tous deux ont œuvré dans le sens d’une autonomisation de la scène en préconisant la représentation des pulsions comprimées par les normes sociales, à travers l’imagination de dispositifs scéniques inouïs. Initiateurs de ce qui deviendra plus tard le « Théâtre de la Catastrophe » [2], ces œuvres théâtrales misent sur une réactualisation des topos tragiques en insistant sur les caractères extrêmes de la violence propres au genre tragique. La violence n’est cependant plus dissimulée en coulisse, elle est montrée directement sur scène, en pleine face du spectateur.
Le motif de l’amour cohabitant la scène avec la mort se répète et se déplace au gré des transformations du médium théâtral. Aujourd’hui, la norme dramatique, bien que toujours présente et persistante, tend à être dépassée. Depuis les dernières décennies, de nouvelles formes naissent et prolifèrent au théâtre, grâce au recours à des dispositifs scéniques plus ou moins détachés du texte qui mobilisent une multitude de disciplines artistiques pour composer une scène contemporaine hybride (art visuel, art plastique, art de la performance, happening, danse). Ce théâtre nouveau et interartistique, que le théoricien Hans-Thies Lehmann propose de nommer « théâtre postdramatique », ne se conçoit donc pas comme un énième discours, un texte qui serait écrit dans le simple but d’être déclamé sur scène afin de délivrer un message, mais plutôt un théâtre où les formes parlent, un théâtre qui mise sur les sensations et les affects afin de marquer autrement l’esprit du spectateur. Dans son ouvrage Le Théâtre postdramatique, Lehmann propose un commentaire critique des œuvres théâtrales contemporaines en prenant la précaution d’établir initialement un certain « vocabulaire des formes » (Sontag, 2010, p.27) , méthode d’ailleurs préconisée par Susan Sontag dans l’essai Contre l’interprétation. Dans la perspective du théâtre postdramatique, le thème de l’amour va être abordé de manière oblique, à travers la recherche d’un langage pour le représenter et le penser, au-delà des normes ou des codes dramatiques. Alors que les normes dramatiques impliquent un attachement crucial au texte, un détachement entre forme et contenu (où c’est le contenu qui prime) et une obéissance à des contraintes de temporalité, le postdramatisme est un dispositif où forme et fond fusionnent, où la temporalité et les dialogues souvent se fragmentent [3] et qui s’éloigne de tout « textocentrisme » (Bouko, 2010, p.30). La composition de la scène dépend moins du texte, même si celui-ci n’en disparaît pas pour autant. Chez Kane, même si le texte est un allié important à la composition scénique, il reste particulièrement minimaliste [4]. C’est aussi et surtout dans le rapport spécifique au corps de l’acteur/performeur que le postdramatisme prend ses distances de la forme dramatique [5]. Comme le mentionne Catherine Bouko dans son ouvrage consacré au spectateur postdramatisme, à l’inverse du drame, « explorer les possibilités spectaculaires du corps constitue un enjeu central de l’esthétique postdramatique : le travail corporel du performeur n’est plus au service de la construction d’un personnage. […] L’approche du corps [se fait] en tant que matériau autonome et non plus en tant que relais de la représentation du monde. » (Ibid., 2010, p.91). Ainsi la perte de soi à travers le sentiment amoureux chez Kane se lit à même le corps des performeurs, ce n’est pas un élément explicitement écrit dans le texte. Les personnages de Purifiés au lieu de se construire, se déconstruisent, deviennent autre, se métamorphosent – la mort peut d’ailleurs y être entrevue comme une métamorphose ultime.
C’est dans un contexte qui porte les marques du postdramatisme – et de l’influence des théâtres d’Edward Bond et d’Harold Barker – que l’œuvre de Sarah Kane émerge au long des « Nasty Nineties » (Sierz, 2001, p.30) [6]. Tirée du texte minimaliste de Purifiés, la réplique « Love me or kill me », que j’ai choisi de mettre en vedette, illustre le caractère radical sous lequel se présente l’amour tout au long de la pièce : une première approche de cette réplique nous laisserait présumer que nous avons affaire à des figures représentatives du caractère (auto)destructeur de l’amour. Il est vrai que la réputation des pièces coup-de-poing [7] de la jeune dramaturge britannique, figure centrale de l’« In-Yer-Face theatre », ainsi que son suicide précoce, nous orienteraient d’emblée sur cette voie. Et en effet, dans Purifiés, troisième pièce de la courte carrière de la dramaturge, il est question de quatre intrigues amoureuses, quatre couples (ou duos), dont les amours vont être mis violemment à l’épreuve de la douleur et de la mort. À première vue, cette vision de l’amour nous paraîtrait cynique, voire morbide, étant donné la violence graphique quasi insoutenable de la pièce – à savoir son lot de tortures, de mutilations, de viols, d’humiliations. Mais, au-delà de cette violence dont les images sont explicites, les figures de l’amour ne se laissent pourtant pas interpréter de manière unilatérale, sous un jour uniquement négatif et surtout pas de manière manichéenne. À travers les « images intolérables » (Rancière, 2008, p.93) [8] de la violence cherchant à éprouver les affects du spectateur, les signes de l’amour ne se laissent effectivement pas saisir facilement. Pourtant sa forme spectrale – à l’image du fantôme de Graham dans la pièce – traverse sans cesse l’agonie, la décomposition ou la métamorphose des personnages.
Dans le cadre de ce topos de l’amour à l’épreuve de la mort, alors que le discours ne suffit plus, comment trouver un langage pour exprimer et donc faire survivre l’amour ? Pour répondre à cette question, la scène se conçoit comme un laboratoire : à l’aide d’un dispositif scénique transgressant les normes dramatiques, au-delà du discours, il semble que le parti pris de Kane soit d’engager le spectateur à cerner les formes spectrales de l’amour à travers le prisme de la violence. Le « spectre de l’amour » comme métaphore prend alors un sens multiple : elle évoque à la fois une figure fantomatique dont le caractère est insaisissable, volatile, parfois menaçant, mais se réfère également aux différentes nuances de couleurs non visibles à l’œil nu qui composent une lumière.
L’action de Purifiés se déroule sur un campus universitaire, un condensé d’espaces hostiles qui évoquent à la fois le centre de désintoxication, la clinique psychiatrique et chirurgicale, le camp de concentration, le squat et le peep-show. Cet établissement est dirigé par l’obscur Tinker, personnage dont les fonctions sont aussi versatiles et hybrides que les lieux présentés. Quatre parcours amoureux gravitent autour de ces lieux, se croisent et s’entremêlent, à mesure que les identités et le corps des personnages se désagrègent.
1. Grace/Graham : L’amour à travers la performance et ses impacts sur le corps
La première intrigue s’organise autour du refus d’un deuil, celui de Grace, personnage principal de la pièce. La pièce s’ouvre sur le suicide par overdose de son frère, Graham, jeune toxicomane. S’en suit l’entrée de Grace en scène qui vient désespérément à la recherche des vêtements de son frère. En se faisant volontairement interner dans cet institut, d’où Graham n’a pas pu sortir vivant, son objectif est de le faire revivre à travers elle. Elle reprendra ainsi le parcours de ce frère tant aimé là où il l’a laissé. Cette résurrection est initiée par l’acte de revêtir les vêtements du défunt. Ce premier geste de Grace, qui se met totalement à nue devant Tinker, représente la première étape d’une métamorphose pour laquelle le sujet devra se faire violence. Le désir de ressusciter l’être aimé perdu à travers soi va pousser Grace à renoncer à sa propre identité, à se défaire plus exactement de son identité féminine en changeant de sexe pour devenir Graham. Afin de réaliser cette transformation, il lui faudra alors passer par l’anéantissement de cette première identité féminine, à l’aide de rites de passage violents. Le spectre de Graham viendra la hanter tout au long de cette démarche de transformation. Il se matérialisera à diverses occasions, prenant parfois possession des personnages qui gravitent autour d’elle (signe que l’on repère par le dédoublement de leur voix). Ce phénomène donne l’impression que Grace retrouve une part de Graham en chaque individu qui entre en contact avec elle. L’amour tel qu’éprouvé par Grace prend alors la forme de l’obsession, d’une hantise, dont cette image précise du spectre est révélatrice. Ainsi, Graham, objet de désir, est à la fois fantôme et fantasme.
La première apparition de Graham à Grace donne lieu à une scène dansée – une « danse d’amour », indique la didascalie – où elle adopte les caractères masculins de son frère à travers le mouvement qu’elle imite :
Graham dances – a dance of love for GraceGrace dances opposite him, copying his movements.Gradually, she takes on the masculinity of his movement, his facial expression. Finally, she no longer has to watch him – she mirrors him perfectly as they dance exactly in time.When she speaks, her voice is more like his.(Kane, 2001, p.119)
Cette danse d’amour, révélatrice du caractère fusionnel de leur relation et du désir de devenir l’autre, est annonciatrice de la métamorphose finale de Grace, à qui Tinker greffera un pénis et qui deviendra l’entité double « Grace/Graham ». La scène dansée devient au fur et à mesure plus intime et la danse finit par se transformer en préliminaires. Les deux personnages réaliseront leur fantasme sexuel incestueux que la didascalie de Kane présente en détail en insistant sur la symbiose des deux corps, des corps qui s’exposent d’ores et déjà dans une forme de fusion. La scène se clôt avec l’apparition d’un tournesol qui s’élève au-dessus de leur tête, détail kitsch rappelant l’amour bucolique qui entrera en contraste de façon criante avec le reste de l’intrigue. Dans cette scène, les signes de l’amour se manifestent en tant que « présence sexuelle » (Lehmann, 2002, p.152), à travers les images explicites de la fusion des corps, véhiculées par la performance des acteurs : performance dansée, mais aussi performance qui joue sur l’expérience des limites dans la représentation de la sexualité sur scène, parfois aux limites de la pornographie [9] selon les mises en scène. Si l’on peut reconnaître des attributs propres au genre pornographique dans le texte de Kane (scènes de pénétration entre Grace et Graham, entre Rod et Carl, entre Tinker et la danseuse, ou – plus négativement – viol et déshumanisation de Grace par les hommes de Tinker), elle en détourne très certainement les effets habituellement escomptés sur le spectateur [10]. Selon la dramaturge « si le mot « performance » a des connotations sexuelles ce n’est pas par hasard […] La performance est viscérale » (Kane, 2003, p.10). Ce jeu avec les frontières ainsi que la prise de risque relative à l’imagination pornographique – qu’elle soit matérialisée sur scène ou non -, est un élément crucial dans ses pièces car c’est une des modalités d’un théâtre qui se conçoit à la fois comme une écriture du corps mais aussi comme un « théâtre des extrêmes » [11].
C’est donc certainement la cohabitation étroite entre la violence sexuelle et les scènes consensuelles explicites qui troublerait véritablement la réception du spectateur, le placerait face à une certaine indécidabilité, en lui imposant une position de voyeur proche de celle du spectateur de pornographie. La performance investit et, bien entendu, détourne les effets de la pornographie (dont le but essentiel est normalement l’excitation du spectateur), soit pour laisser place à une représentation positive de la sexualité comme instant présent intensif d’amour, soit pour dénoncer la violence sexuelle (déshumanisation et voyeurisme du peep-show et plus gravement le viol) en la représentant dans le cadre de l’espace public et communautaire qu’est le théâtre.
Par performance, je réfère d’abord au jeu de l’acteur qui se rapproche fortement de l’art de la performance. Celui-ci fait partie intégrante du dispositif scénique convoqué par la pièce : une emphase est donc mise sur l’apparition de l’inattendu sur scène, à travers l’exhibition des corps et l’expérience des limites de manière sensationnelle, visant ainsi à saisir le spectateur en déjouant ses attentes [12]. Ainsi, le défi posé à la mise en scène s’exerce, certes, sur le caractère explicite et graphique de cette scène (et surtout des scènes violentes à venir), mais touche d’autant plus le rapport au corps dont la présence scénique est très spécifique. Sur ce point, Lehmann parle d’une « corporalité intensive », d’un corps qui « s’absolutise » : « [Le corps] englobe la signification de tous les autres discours. […] le corps se charge d’une signification nouvelle, la plus lourde imaginable, une signification couvrant l’ensemble de l’existence sociale. Il devient thème unique. À partir de là, il semble que tous les thèmes du social doivent passer au travers du chas de cette aiguille ; il leur faut prendre la forme d’un thème corporel. L’amour s’expose en tant que présence sexuelle […] » (Lehmann, 2002, p.152).
D’autre part, le terme « performance » peut aussi se concevoir dans le sens butlérien du terme, en se référant au caractère performatif de l’identité genré : en l’occurrence ici la performance d’une identité masculine. Cependant, c’est moins le désir de devenir homme que le désir de devenir Graham qui motive Grace dans sa démarche de transformation, comme le montre cet échange entre elle et Robin, personnage secondaire de la pièce :
Robin I had one wish I’d wish Graham alive again.[…]Grace It’s not necessary, Robin. It’s not like he’s dead.Graham-Robin What would you change ?Grace My body. So it looked like it feels. Graham outside like Graham inside.(Kane, 2001, p.126)
Dans Purifiés, l’amour est un mobile de la future transformation de Grace. Il se présente sous les traits du sacrifice identitaire, dont une des étapes nécessaires est la performance de l’identité du frère : cela passe par l’imitation, l’adoption du mouvement et l’appropriation des vêtements de Graham. La performance de l’identité de Graham semble à un point échouer, l’identité de Grace reste hybride, glissante. La notion de répétition impliquée par la performance telle que Butler la conçoit est dès lors mise à mal. Il manque un sexe masculin à Grace pour se sentir vraiment habiter par lui. Dans la mesure où elle s’attache à nier la mort de Graham, l’amour se manifeste comme une force aliénante au cœur de ce thème du travestissement et de la transformation F to M. Pour Grace, cette métamorphose n’a donc pas pour origine un « trouble dans le genre », elle est plus certainement révélatrice du caractère démesuré, violent et radical de l’amour avec ce désir d’absorber l’être aimé, de coïncider entièrement avec lui, corps et âme.
La réplique « Love me or kill me » (Ibid., p.120), que Grace lance sur un ton défiant au spectre de Graham, abonde dans le sens du caractère radical de l’amour : on peut la lire à la fois comme un ultimatum (si tu ne peux pas m’aimer, tue-moi), mais aussi comme si l’amour et la mort entraient dans un rapport d’équivalence, ce qui mettrait en évidence le caractère nécessairement (auto)destructeur de l’amour. Ainsi, dans une moindre mesure, aimer reviendrait à accepter de s’aliéner, de sacrifier une part de soi.
Mais, chez Sarah Kane, inspirée par la démesure tragique, on ne trouvera pas de mi-mesure : ayant délibérément livrée son sort entre les mains de cet obscur personnage, la prochaine étape de la métamorphose de Grace consistera en son passage à tabac et son viol par les sbires de Tinker, un groupe d’hommes aux voix désincarnées (dont on ne perçoit pas les corps), qui l’insulteront et la railleront pendant qu’ils l’agressent sauvagement : « Grace is being beaten by an unseen group of men whose Voices we hear. We hear the sound of baseball bats hitting Grace’s body and she reacts as though she has received the blow. Graham is watching in distress. […] Grace is raped by one of the Voices. She looks into Graham’s eyes throughout. Graham holds her head between his hands. » (Ibid., pp.130-132).
Malgré ce « rite de passage » extrêmement violent, l’amour, qui menaçait de la mener à sa perte, semble subsister une fois sa transformation finalisée ; une métamorphose qui s’avère nécessaire pour sa survie, après cet anéantissement par le viol. L’intrigue se clôt cependant sur une note de sérénité, exprimée par le monologue final de l’entité double, Grace/Graham :
Grace/Graham Body perfect. […] Died. Burnt. Lump of charred meat stripped of its clothes. Back to life. Why don’t you ever say anything ? Loved. Me. Hear a voice or catch a smile turning from the mirror. You bastard how dare you leave me like this. Felt it. Here. Inside. Here. And when I don’t feel it, it’s pointless. Think about getting up it’s pointless. Think about dressing it’s pointless. Think about speaking it’s pointless. Think about dying it’s totally fucking pointless. Here now. Safe on the other side and here. Graham. (Ibid., pp.149-150)
Dans le cas de Grace, si l’amour s’avère destructeur et s’entrevoit comme une forme de dépendance, il se manifeste aussi comme force vitale, une présence sans laquelle le sujet resterait englué dans le néant de l’existence, l’absurdité de la vie, paralysé par le manque. (Une image que Kane reprendra par ailleurs dans sa pièce suivante intitulée Manque.)
Pour Grace les sévices qui lui sont affligés sont le prix à payer pour rester dans l’établissement, afin de subir l’opération de changement de sexe promise par Tinker. Grace présente certes le caractère vulnérable propre à son statut de victime, mais paradoxalement dans ce projet fou de faire ressusciter Graham à travers elle, elle apparaît être en contrôle. Pour cette raison, elle exerce une véritable fascination sur Tinker et Robin. Sa transformation en Graham, malgré la déshumanisation à laquelle elle doit faire face, est à la fois un acte d’amour ultime, mais aussi un acte de résistance ; résistance à la violence de l’autorité de Tinker (elle est d’ailleurs la seule à pouvoir résister à son pouvoir) et résistance au suicide, à la mort, après la perte de l’être aimé.
2. L’amour de Robin : Un mal à guérir et un apprentissage pervers
Robin, jeune analphabète suicidaire, est un des patients de Tinker enfermé dans cet institut, car : « Nobody kills themself here », affirme-t-il (Ibid., p.115). Il subit dans la scène 3, une première forme d’humiliation imposée par Grace : assistée par Tinker, elle lui impose de se déshabiller entièrement devant eux, car il est celui qui porte les vêtements de Graham depuis sa mort. Par la suite, elle le poussera à revêtir la tenue de femme qu’elle vient d’abandonner. Vulnérable et un peu poltron, Robin obéit à chaque ordre qui lui est donné. Grace, prenant pitié de lui, lui apprendra à lire et écrire. Au fil de ces séances de lecture et d’écriture, il tombera amoureux d’elle. Son attitude amoureuse se caractérise par une certaine naïveté qui transparait par un discours amoureux enfantin. Mais, au-delà de cette idée d’amour naïf et aveugle, il est pourtant le seul personnage à aimer de manière saine : dans la scène où il déclare son amour à Grace, il lui avoue que s’il devait changer une chose dans sa vie, il ferait en sorte que Graham soit encore en vie. Chez Robin, l’amour se manifeste par l’altruisme et le désir du bonheur de l’être aimé avant toute chose. Cette déclaration d’amour insistante, car non réciproque, est observée de près par Tinker qui surveille, en arbitre redoutable, chaque manifestation d’amour des personnages. L’amour fait de Robin à la fois un personnage attendrissant, mais aussi un personnage pathétique. Grace remettra d’ailleurs en question ses sentiments en essayant d’en démontrer l’absurdité ; une absurdité de l’amour que Robin semble assumer totalement.
Plus tard, sous l’autorité de Tinker, l’amour de Robin va s’entrevoir comme un mal à guérir, une dépendance nocive. Dans cette perspective, Tinker veillera à détruire le moindre geste d’amour de Robin à Grace. Une punition qui est illustrée par une scène de torture, où Tinker pousse Robin à avaler un par un tous les chocolats d’une boîte qu’il comptait offrir à celle qu’il aime. Tinker cherche ainsi à imposer une leçon à l’amoureux candide en le poussant à l’écœurement avec ce symbole commun de l’amour (tant dénaturé et banalisé par le commerce de la St Valentin) : la boîte de chocolat. La performance donne à voir cette tentative d’anéantissement du sentiment amoureux à l’aide de ce symbole kitsch détourné pour devenir un objet de torture. La scène se clôt sur le tableau pathétique de Robin qui essaie désespérément d’essuyer son urine avec les restes de la boîte. L’interdiction d’aimer posée par Tinker aura un poids conséquent sur le destin de ce personnage, qui ironiquement finira par se pendre lorsqu’il parviendra à compter le nombre de jours qui lui reste avant de pouvoir sortir de cet établissement, où il lui est interdit d’aimer.
3. Tinker et Grace/la femme du Peep-show : la projection des désirs et l’aliénation amoureuse
Paradoxalement, alors qu’il est dépeint sous les traits d’un tortionnaire cruel, une sorte d’anti-cupidon (« [He] can take away your life but not give you death instead » Kane, 2001, p.136), Tinker tombera lui aussi amoureux, tout d’abord de Grace, puis de la danseuse de peep-show. Il projettera sur cette dernière le fantasme d’une Grace restée femme. L’intrigue se concentre sur les rapports de force présents dans cette relation amoureuse entre Tinker et la danseuse, qui est caractérisée par un certain sadomasochisme. La scène 6, où ils se rencontrent pour la première fois, montre Tinker en train de se masturber devant le spectacle offert par la jeune femme. Il demandera ensuite à voir son visage. À partir de ce moment, il essaiera de gagner sa confiance et lui offrira son aide pour la sortir de sa situation. Jouant toujours de sa versatilité (il est à la fois docteur, dealeur, tortionnaire, ami), il s’engage à répondre aux attentes de la jeune femme (« I’ll be anything you need » Ibid., p.122). Celle-ci lui demandera de la sauver. Sur le principe d’un jeu de rôle, Tinker lui impose d’emblée le nom de Grace. Acceptant sans la moindre résistance cette forme d’aliénation, la danseuse devient alors le double de la jeune femme. Plus tard, frustré par le choix de Grace de devenir homme, Tinker brisera violemment la promesse qu’il lui a faite et essaiera de la forcer à se toucher devant lui, en lui faisant du chantage. Vulnérable et blessée, la jeune femme se montrera prête à incarner les désirs de Tinker (« I can change » Ibid., p.138). Elle lui déclarera alors son amour répétitivement ; un amour qui s’expose encore une fois comme une force aliénante, poussant le sujet à se faire violence en essayant de correspondre aux désirs de l’être aimé, à travers la performance d’une identité qui lui est étrangère. Une fois l’opération de Grace menée à terme, Tinker, confus, essaiera d’interrompre le jeu de rôle et de briser l’illusion ; ce à quoi la femme s’opposera, confortable dans le rôle de Grace (avant sa transformation en Graham) qu’elle décide de se réattribuer.
Le personnage de Tinker s’avère véritablement ambivalent tout au long de la pièce : il est en effet capable d’imposer les pires tortures, mais peut aussi faire preuve de tendresse. À plusieurs reprises, il embrasse tendrement le visage de ses « patients » et se montre désireux de les sauver (« I’m here to save you » Ibid., p.133). Par ailleurs, dans la scène érotique avec la danseuse, il se révèle être un amant particulièrement délicat [13].
L’amour, dans ce cas de figure, s’expose donc en tant que projection des désirs sur l’autre, et à travers l’incarnation des désirs projetés sur soi par un autre. Les rapports de force au cœur de cette relation apparaissent ambigus et paradoxaux. Bien que cet acte soit initialement révélateur d’une forme de soumission, en choisissant de continuer à performer le rôle de Grace, la danseuse reprend le contrôle de ce jeu amoureux, quoique pervers. Cependant, l’amour s’expose encore comme une forme de violence contre soi-même et contre l’être aimé, posant à nouveau le fait d’aimer et de tuer dans un rapport d’équivalence.
4. Rod et Carl : la fragmentation et la désintégration d’un discours amoureux
Tout comme pour Robin, l’intrigue de Rod et Carl s’inscrit initialement dans la perspective de l’amour comme mal à guérir, entreprise perverse de Tinker dont ils vont devenir les cobayes. L’histoire du couple est centrée sur une promesse intenable. Les deux personnages font leur première apparition à la scène 2, où ils débattent au sujet de l’engagement amoureux. On apprend qu’ils sont en profond désaccord à ce sujet. Carl attend un engagement de la part de Rod, qui lui ne croit absolument pas à l’engagement amoureux :
Rod I’m not going to be your husband, Carl.Carl I want you to have my ring.Rod What for ?Carl A sign [… of] Commitment.Rod You’ve known me three months. It’s suicide. […] You’d die for me ?Carl Yes(Ibid., p.109)
Rod, discréditant cyniquement les paroles de Carl, se gardera bien de lui retourner ses promesses. À l’inverse, il prétendra qu’il ne mourrait pas pour Carl. Contrairement à son amant, il refuse de se projeter dans le futur, l’amour pour lui se vit essentiellement au présent : « I love you now. I’m with you now. I’ll do my best, moment to moment, not to betray you. Now. That’s it. No more. Don’t make me lie to you. » (Ibid., p.111). Pour Carl, en revanche, le fait de mourir pour l’être aimé est de l’ordre du fantasme : il éprouve un certain enthousiasme à l’idée de devenir un martyr de l’amour, car le sacrifice représenterait alors le moyen d’expression de l’amour le plus ultime, pur et exact. Mais lorsque Tinker posera violemment celui-ci face à la réalisation de ce fantasme morbide, il brisera avec insistance son engagement. La scène 4, figurant la torture et le viol de Carl, peut s’entrevoir comme une réécriture de ce fameux passage de 1984, où Winston prie son bourreau de s’en prendre à la femme qu’il aime (retenue captive, elle aussi) plutôt qu’à lui, au moment où la torture devient insoutenable [14]. Alors que Tinker est en train d’enfoncer une barre de fer dans l’anus de Carl en lui décrivant les atroces souffrances par lesquelles il devra passer avant de mourir, celui-ci s’écrie : « Not me please […] don’t kill me ROD NOT ME » (Ibid., p.117). La parole échoue alors lamentablement et le discours amoureux plein de promesses de Carl, exposé dans la scène 2, paraît désormais caduc et absurde. Tinker cessera la torture, mais pour le punir de ne pas avoir su tenir sa parole, lui tranchera la langue. Ce ne sera que le début d’une série d’amputations. Carl, refusant de céder au cynisme, cherchera continuellement d’autres moyens d’exprimer son amour pour Rod, mais chaque organe qu’il mobilisera lui sera sauvagement amputé. Alors que ses mains viennent de lui être coupées pour qu’il n’ait plus la possibilité d’écrire, Carl tentera de performer une « danse d’amour » pour Rod ; une danse qui se présente alors comme une variation de la première danse de Graham et Grace :
Carl stands, wobbly. He begins to dance – a dance of love for Rod. The dance becomes frenzied, frantic, and Carl makes grunting noises, mingling with the child’s singing. The dance loses rhythm – Carl jerks and lurches out of time, his feet sticking in the mud, a spasmodic dance of desperate regret. (Ibid., p.136)
On assiste ici à la recherche d’un langage du corps, qui autant que la parole balbutie et est donc exposé dans ces limites. Le texte de Kane indique le sentiment de regret et de désespoir que le performeur devra chercher à véhiculer au moyen du corps, à travers cette danse faite de mouvements spasmodiques exécutés par le « corps déviant » du personnage (Lehmann, 2002, p.151) [15], aux limites du grotesque. Les moyens de communication les plus basiques sont donc ôtés petit à petit à Carl, jusque l’ablation du pénis (son sexe sera greffé à Grace), dernier organe lui ayant permis d’exprimer son amour pour Rod dans une dernière scène où l’amour du couple s’expose en tant que présence sexuelle –, et ce malgré les multiples infirmités de Carl. Rod, quant à lui, guéri de son cynisme, sous la menace de Tinker avouera qu’il est alors prêt à mourir pour Carl et sera exécuté.
Ainsi, l’amour de Carl apparaissait d’emblée défaillant suite à l’échec de la promesse représenté par le désengagement initial. Mais alors que le personnage lutte pour trouver un langage adéquat lui permettant de réaffirmer ses sentiments, par la même occasion il parviendra à préserver et sauver son amour. Ces multiples tentatives d’expression montrent que l’amour, malgré la perte de soi-même illustrée par le démembrement progressif du corps, subsiste, survit au sein du couple jusqu’à la fin funeste de cette intrigue. L’amour s’impose ici à nouveau sous la forme d’une force de résistance. Au final, le spectre de l’amour persiste, se laisse déceler de manière inattendue et incongrue à travers les images de ces corps à l’agonie. Le discours amoureux initial de Carl se trouve alors déconstruit, étalé de scène en scène, fragmenté au fur et à mesure que le corps suit cette même désintégration. Comme le faisait remarquer l’un des critiques de la pièce, « Love is a kind of madness and ecstasy » (Saunders, 2002, p.92), la pièce de Kane ne cesse de jouer sur cette ambivalence du sentiment amoureux, un thème qui reste abordé de manière extrême : « If you want to write about extreme love, you can only write about it in extreme ways, otherwise it doesn’t mean anything So I suppose both Blasted and Cleansed are about distressing things which we’d like to think we would survive. If people can still love after that, then love is the most powerful thing. » (Ibid.,p.92). Purifiés, à travers le traitement du corps et l’ « [élaboration] de l’image de son agonie » (Lehmann, 2002, p.152) que nous pouvons lire symboliquement, donne à voir comment l’amour obsessif peut mener un être à sa propre destruction et déshumanisation [16]. La scène finale de la pièce se clôt sur un paradoxe : elle figure Carl qui, ayant aimé démesurément Rod, a fini par perdre celui-ci [17]. Il est réduit à l’état de tronc et il ne lui reste que ses yeux pour pleurer, alors qu’il observe le soleil se lever auprès de Grace/Graham qui esquisse un sourire, seul signe laissant présager un rétablissement après la crise, une nouvelle aube pour continuer à vivre.
Conclusion
En se manifestant sous les formes de l’aliénation, du désengagement, du sacrifice, ou encore comme présence sexuelle, l’amour dans Purifiés peine à trouver un langage adéquat dans un monde où la parole échoue lamentablement. Si, dans le commentaire de chaque intrigue, le projecteur était orienté sur les caractères morbides que revêt l’amour (avec les impacts violents sur le corps de ces personnages aliénés et conduits par l’amour), il se laisse aussi cerner paradoxalement sous le jour positif de la survivance. Chaque personnage est à la recherche d’un langage pour exprimer l’amour au-delà des mots, par des actes extrêmes. Graham Saunders, dans son étude consacrée à l’œuvre de Kane, dévoile l’opinion de l’auteure à ce sujet : « Kane also believed it is essentially hopeful in its central theme : on how love can survive even the most extreme and savage of situations » (Ibid., 2002, p.91). Dans ce même ordre d’idée, elle disait de ces personnages, non sans une pointe d’humour : « They’re all just in love. I actually thought it’s all very sixties and hippy. They are all emanating this great love and need and going after what they need, and the obstacles in their way are all extremely unpleasant but that’s not what the play is about. What drives people is need, not the obstacle » (Ibid., p.91).
Dans le cadre de ces parcours amoureux semés d’embûches, l’amour se dérobe et s’affranchit violemment du discours pour s’illustrer de manière expérimentale, à travers les formes et la performance. L’amour, besoin vital, se conçoit comme une figure spectrale en constante métamorphose, difficilement saisissable. Le théâtre extrême de Kane engage alors l’activité de son spectateur : il y est invité à cerner le spectre de l’amour se logeant au cœur des mécanismes de la violence. La démarche provocante de Kane, qui situe l’action de son intrigue dans un univers concentrationnaire (idée qui est renforcée par la figure de Tinker, ainsi que par le titre original de la pièce « Cleansed »), a pour point de départ cette citation issue des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes [18] :
La catastrophe amoureuse est peut-être proche de ce qu’on a appelé, dans le champ psychotique, une situation extrême, qui est « une situation vécue par le sujet comme devant irrémédiablement le détruire » ; l’image en est tirée de ce qui s’est passé à Dachau. N’est-il pas indécent de comparer la situation d’un sujet en mal d’amour à celle d’un concentrationnaire de Dachau ? L’une des injures les plus inimaginables de l’Histoire peut-elle se retrouver dans un incident futile, enfantin, sophistiqué, obscur, advenu à un sujet confortable, qui est seulement la proie de son Imaginaire ? Ces deux situations ont néanmoins ceci de commun : elles sont, à la lettre, paniques : ce sont des situations sans reste, sans retour : je me suis projeté dans l’autre avec une telle force que, lorsqu’il me manque, je ne puis me rattraper, me récupérer : je suis perdu, à jamais. (Barthes, 1977, p.60)
Dans Purifiés, la catastrophe humaine et la catastrophe amoureuse sont effectivement posées sur une même échelle. La pièce peut alors se concevoir comme une mise en image de la citation de Barthes. Sans quitter le registre de la provocation, j’y vois aussi une mise en image du hit de Joy Division [19], « Love will tear us apart », dont le titre serait ici pris au pied de la lettre, un groupe dont Kane était d’ailleurs une admiratrice [20]. Cette référence me permet de mettre de l’avant le rapport de la dramaturge avec des œuvres issues de la culture populaire et de la contre-culture [21], dont on peut déceler les empreintes et le caractère tapageur au fil de ces images radicales et provocantes de la fragmentation et de la défiguration des corps amoureux.
Bibliographie
- ANGEL-PEREZ, Elisabeth. « L’Espace de la catastrophe : le théâtre de Howard Barker », paru dans Cycnos, Volume 12 n°1, mis en ligne le 07 juillet 2008, URL : http://revel.unice.fr/cycnos/index.html?id=1504.
- BARTHES, Roland. Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977.
- BOUKO, Catherine. Le Spectateur postdramatique, Éditions Peter Lang, 2010.
- KANE, Sarah. Cleansed (Purifiés), dans Complete plays, Bloomsbury, Methuen drama, 2001.
- ___. “Drama with balls”, article paru le 20 août 1998 dans The Guardian, figurant dans la revue Outre Scène n°1 du Théâtre National de Strasbourg, 2003.
- LEHMANN, Hans-Thies. Le Théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002.
- OGIEN, ROWEN. Penser la pornographie, Presse universitaire de France, 2003.
- PLANA, Muriel. Théâtre et féminin : Identité, sexualité, politique, Éditions du Hublot, 2000.
- RANCIERE, Jacques. « L’image intolérable » dans Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.
- RAVENHILL, Mark. « The beauty of brutality », dans The Guardian, 28 octobre 2006, http://www.theguardian.com/stage/2006/oct/28/theatre.stage [consulté le 21 mai 2014]
- REYNOLDS, Simon. Rip It Up and Start Again : Postpunk 1978–1984, Penguin, 2005.
- SONTAG, Susan. « Contre l’interprétation » dans L’Œuvre parle, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 2010.
- SIERZ, Aleks. In-Yer-Face theatre : British Drama Today, London, Faber and Faber, 2001.
- SAUNDERS, Graham. Love me or kill me : Sarah Kane and the theatre of extremes, Manchester University Press, 2002.
[1] Voir Au-delà du principe du plaisir, essai où Freud expose en détail la théorie des pulsions : Eros et Thanatos.
[2] Conception forgée par le dramaturge britannique Howard Barker, qui s’inspire directement du « Théâtre de la cruauté » d’Artaud : « Howard Barker agresse le spectateur dans le confort de sa conception du théâtre comme « sortie mondaine », divertissement ou même propagande politique. Pour protecteur que soit le noir de la salle, le public ne parvient pas pour autant à se soustraire à cet espace tortionnaire que crée l’extraordinaire puissance dérangeante du dramaturge. […] Le théâtre de Barker est d’abord un théâtre de la destruction ; sa dramaturgie, une renaissance des décombres. Avant tout, Barker fracasse, démolit, met en pièces. Tel le phénix qui renaît de ses cendres, son théâtre se nourrit de l’anéantissement de toute existence scénique antérieure. Théâtre de la souffrance donc, il se place d’entrée de jeu sous le signe de la « cruauté » au sens où l’entend Antonin Artaud. » (Angel-Perez, 2008, en ligne)
[3] Dans Purifiés, cette fragmentation temporelle se fait à travers le choix du genre choral, en juxtaposant quatre intrigues qui s’entrecroisent et s’entre-influencent.
[4] À ce sujet Kane expliquait dans une entrevue le choix d’un texte minimal : « I wanted to strip everything down. I wanted to be as small – when I say small I mean minimal and poetic, and I didn’t want to waste any words » (Saunders, 2002, p.88).
[5] Le traitement du corps pour Lehmann est un des critères principaux de distinction du postdramatisme avec les normes dramatiques, il les compare comme suit : « Le processus dramatique se déroulait entre les corps, le processus postdramatique se joue sur le corps. La motorique corporelle ou son handicap, forme ou non-forme, totalité ou parcellisation, se substituent au duel mental que le meurtre physique, le duel sur scène ne faisaient que mettre en évidence. Si le corps dramatique était bel et bien le porteur de l’agon, le corps postdramatique élabore l’image de son agonie. Ceci interdit toute représentation, toute illustration et toute interprétation trop tranquilles à l’aide du corps en tant que simple moyen. » (H.T. Lehmann, 2002. p.152)
[6] Alex Sierz s’intéresse extensivement au contexte des années 90 en Angleterre, où émergent les œuvres de jeunes dramaturges constituant le « In-Yer-Face theatre » : « In the nineties, a host of plays by young writers used explicit and directly confrontational material to explore the way we live and feel. Never before had so many plays been so blatant, aggressive or emotionally dark. » (Sierz, 2001, p.30)
[7] « In-Yer-Face theatre » a été traduit en français par « Théâtre coup-de-poing ».
[8] Dans son ouvrage Le spectateur émancipé, Jacques Rancière consacre un chapitre à « L’image intolérable ». Il s’intéresse au recours à une imagerie violente par les artistes et à l’effet sur leur spectateur. Il part de la question générale : « Qu’est-ce qui rend une image intolérable ? » (Rancière, 2008, p.93). Après avoir présenté les caractéristiques des images qui montrent des réalités insupportables en citant une série d’exemples, il souligne l’ambivalence de l’effet de telles images, et remarque que face à celles-ci une tension s’effectuerait entre la culpabilité et le voyeurisme du spectateur. Il conclut son essai en mettant en avant l’importance du dispositif où l’image intolérable apparaît : « Le traitement de l’intolérable est ainsi une affaire de dispositif de visibilité. […] Le problème n’est pas d’opposer la réalité à ses apparences. Il est de construire d’autres réalités, d’autres formes de sens commun, c’est-à-dire d’autres dispositifs spatiaux-temporels, d’autres communautés des mots et des choses, des formes et des significations. » (Ibid., p.111).
[9] Par pornographie, je fais référence de façon générale aux scènes de sexe explicite indiquées par les didascalies, qui sont parfois non simulées dans les mises en scène (voir par exemple la mise en scène de Purifiés par Peter Zadek au Kammerspiele de Hambourg en 1998). Dans son ouvrage « Penser la pornographie », Ruwen Ogien met en évidence la difficulté d’établir une définition du terme pornographie qui ferait consensus. À partir des points de vue communs de divers philosophes, il énumère les critères suivants pour identifier la pornographie : l’intention de l’auteur ; les réactions affectives ou cognitives du consommateur (entre attraction et répulsion) ; les réactions affectives du non-consommateur ; la représentation d’activité sexuelle non simulée et le langage cru ; la dégradation, l’objectification voire la déshumanisation des personnages (Ogien, 2003, p.25). Plus loin, il confronte cette série de critères à des œuvres d’art qui investissent le genre pornographique sans avoir pour intention d’exciter sexuellement leur spectateur. Il démontre comment une définition qui se composent de critères stables et rigides échoue lorsque l’œuvre d’art investit le genre, non pas pour exciter son spectateur, mais pour mettre en évidence « une façon froide, crue, directe, clinique, dépourvue de toute sentimentalité, parfois totalement dérisoire, de représenter la sexualité.(Ibid., p.27).
[10] C’est ce que Muriel Plana met en évidence lorsqu’elle prend pour exemple l’œuvre de Kane dans un essai consacré aux « Mises en scène au féminin et l’obscène au présent » : « Les derniers tabous tombent pourtant, puisque le texte dialogué ne porte plus seul sur l’obscène et que les mutilations, les fellations, les coïts, sont « exigés » en didascalies. Ainsi encouragée par la littérature, la scène, avec plus ou moins de ruse, s’empare de la cruauté, de la pornographie, et joue de ses limites morales et esthétiques, d’abord en suivant les réquisitions du texte monté, puis de manière complètement autonome […] » (Plana, 2010, p.247)
[11] Une appellation donnée par Graham Saunders au théâtre de Kane dans « Love me or Kill me » Sarah Kane and the theatre of extremes.
[12] À ce sujet Kane disait dans une interview avec Graham Saunders : « Increasingly, I’m finding performance much more interesting than acting ; theatre more compelling than play […] » (Saunders, 2002, p.17)
[13] « The surpreme irony regarding Tinker, is that someone who so systematically attempts to destroy love in others is in fact yearning to express and reciprocate love himself ». (Saunders, 2002, p.98)
[14] Dans le roman d’Orwell, O’Brien, le tortionnaire de Winston, utilise la plus grande peur de sa victime : être dévoré par les rats. Kane fera d’ailleurs apparaître à plusieurs occasions sur scène l’image des rats venant grappiller les morceaux de corps.
[15] « Le théâtre postdramatique se présente comme un théâtre de la corporalité autosuffisante, exposé dans ses intensités, dans sa « présence » auratique et ses tensions internes ou transmises vers l’extérieur. S’ajoute la présence du corps déviant qui, par la maladie, le handicap, l’altération, s’écarte de la norme et provoque une fascination « non-morale », malaise ou angoisse. » (Lehman, 2002, p.151)
[16] Kane à ce sujet disait : « When you love obsessively, you do lose yourself. And when you lose the object of your love, you have none of the normal resources to fall back on. It can completely destroy you. And very obviously concentration camps are about dehumanizing people before they are killed. I wanted to raise some questions about the two extreme and apparently different situations. » (Saunders, 2002, p.93).
[17] À l’origine c’est la démesure qui mène le héros tragique à sa perte.
[18] « There’s a point in A Lover’s Discourse when he says the situation of a rejected love is not unlike the situation of a prisoner in Dachau. And when I read it I was just appalled and thought how can he possibly suggest the pain of love is as bad as that. But then I thought about it I thought actually I do know what he is saying. It’s about the loss of self. […] And thinking about that I made a connection with Cleansed. » Kane dans une entrevue avec Nils Talbert (Saunders, 2002, p.93).
[19] Joy Division est un groupe britannique au nom unpolitically correct, représentant du post-punk des années 80. Ils sont reconnus pour les textes lugubres de leur leader emblématique, Ian Curtis : « coldness, pressure, darkness, crisis, faillure, collapse, loss of control » (Reynolds, 2005, p.112). Tout comme Sarah Kane, Ian Curtis, souffrant de dépression, s’est suicidé précocement.
[20] « […] she was drawn to the music of Joy Division and their suicidal singer Ian Curtis […] » (Ravenhill, The Guardian, 2006)
[21] « A significant feature of Sarah Kane’s drama is the degree to which it is informed and influenced by an eclectic collection of theatrical, literary and musical sources : these range from the King James version of the Bible, to poetry, novels and pop music lyrics » (Saunders, 2002,p.54)