« Je suis ce héros, répondit hardiment Michel »

Paris au XXe siècle de Jules Verne

Claudia BOULIANE
Université McGill

RÉSUMÉ

En 1994, un manuscrit inédit de Jules Verne dont la rédaction remonte à 1863 est retrouvé dans une caisse oubliée par les descendants du romancier. La découverte de Paris au XXe siècle remet en question la conception couramment acceptée du héros vernien, voire l’avenir du héros en général. Michel Dufrénoy semble à première vue être le parangon du héros romantique parti à la conquête d’un Paris projeté dans le futur. Or, ses tentatives de réussite parisienne avortées laissent peu à peu poindre une ambiguïté inhabituelle dans l’œuvre de l’auteur des Voyages extraordinaires, et le protagoniste du roman s’engage dans une lutte à mort avec la ville éponyme. Jules Verne, par le biais d’une projection dystopique, interroge dans Paris au XXe siècle la capacité de survie de l’individu dans la société urbaine moderne, telle qu’elle est en train de se développer au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.

ABSTRACT

In 1994, an unpublished manuscript by Jules Verne dating back to 1863 is found in a box forgotten by the novelist’s descendants. The discovery of Paris au XXe siècle challenges the commonly accepted conception of the hero vernien, or even the future of the hero in general. Michel Dufrénoy seems to be the paragon of the romantic hero out to conquer Paris. But his failed attempts to success in the French capital progressively uncover an unusual ambiguity in the work of the Voyages extraordinaires’s author. The protagonist of the novel refused by the publisher Hetzel engages in a fight to the death with the eponymous city. By the means of a dystopian projection, Jules Verne questions in Paris au XXe siècle the individual’s capacity to survive in modern urban society, as is being developed during the second half of the nineteenth century.


La ville comme alter héros

Dans la France du XIXe siècle, c’est à Paris que l’on devient héros. La ville est le lieu où se produit la métamorphose du personnage en héros : « Rapidement, écrit Roger Caillois, la structure mythique se développe : à la cité innombrable s’oppose le Héros légendaire destiné à la conquérir » (cité par Benjamin 1989 : 165). La ville assure dans la diégèse la fonction d’alter héros. Présent depuis quelques siècles dans la littérature française, le pivot narratif qu’est le passage urbain dans l’essor du héros se cristallise pendant le premier XIXe siècle. La montée parisienne du jeune provincial mythifiée par Balzac connaît diverses fortunes littéraires, dont celle, notable, d’avoir informé l’horizon de lecture de tout texte qui traite de la capitale française en régime de modernité.

En conséquence, un résumé de Paris au XXe siècle  [1] de Jules Verne laisse entrevoir — et craindre — un énième ersatz des Illusions perdues. Le roman raconte les malheurs d’un jeune poète romantique, Michel Dufrénoy, qui, au sortir du collège, ne trouve pas d’occupation pour son talent et doit lutter contre les forces négatives de Paris. Cet orphelin incompris de sa famille d’accueil est originaire de Bretagne (« évêché de Vannes, chef-lieu du Morbihan [2] », Verne 1994 : 34 [3] ). Au début du récit, cependant, Michel habite déjà Paris, apparemment depuis longtemps : il n’y a donc pas de « montée à Paris » au sens habituel de l’expression. Néanmoins, le roman introduit le protagoniste alors que ce dernier quitte l’institution scolaire où il a vécu plusieurs années ; rien n’indique qu’il a connu la capitale autrement que par ce lieu clos. Maints détails donnent au contraire à comprendre qu’il a peu fréquenté la ville en dehors de l’enclave de la « Société générale du Crédit instructionnel » (SGCI) où il a complété ses études. S’il parcourt sans hésitation le chemin entre son collège et l’hôtel particulier de l’oncle qui est son tuteur, il se perd constamment lorsqu’il tente de rallier un autre lieu. De surcroît, au lendemain de la fin des classes, le poète, tout féru de littérature soit-il, pénètre curieusement pour la première fois dans la Bibliothèque nationale et dans la plus grande librairie du Paris vernien, la Librairie des Cinq Parties du Monde. Ces indices permettent de lire le passage de l’enceinte protégée du collège au vaste Paris jusqu’alors inexploré par Michel comme une manière de montée à Paris, légèrement décalée par rapport au sens ordinaire de l’expression.

Un poète romantique dans la foule

C’est également une figure bien connue que la narration présente à première vue au lecteur : Michel Dufrénoy paraît être le parangon du héros romantique. L’entrée en scène du protagoniste est précédée par la remise d’un premier prix de thème latin à un « pauvre diable de la division des lettres, honteux à l’appel de son nom » (34). À l’inverse, Michel avance fièrement sous les quolibets de la foule bête de ses camarades de classe : « Cependant, Michel Jérôme Dufrénoy allait, et avec aplomb encore ; il bravait les rires ; c’était un jeune homme blond d’une charmante figure, avec un joli regard, ni gauche, ni maladroit. Ses cheveux longs lui donnaient une apparence un peu féminine. Son front resplendissait » (34). Le poète, dont la description recoupe en tous points le portrait que Balzac trace de Lucien de Rubempré (jeune éphèbe dont le « beau front de poète » a « la blancheur veloutée des femmes » et est encadré par une « blonde chevelure naturellement bouclée »), se rebiffe devant l’autorité qu’il ne respecte pas : il « arracha, plutôt qu’il ne reçut, son prix de la main du directeur », le regarda « avec mépris et, le jetant à terre, il revint tranquillement à sa place, la couronne au front, sans même avoir baisé les joues officielles de Son Excellence » (34). Aux murmures de la troupe de ses condisciples, Michel répond par un « dédaigneux sourire » (34), il se dresse contre la multitude.

La foule est le premier personnage introduit par la narration : « Le 13 août 1960, une partie de la population parisienne se portait aux nombreuses gares du chemin de fer métropolitain, et se dirigeait par les embranchements vers l’ancien emplacement du Champ de Mars » (27). L’incipit de Paris au XXe siècle ne diffère pas du reste du roman en ramenant la totalité des individus à l’unité de la masse qu’ils composent. Michel, et la narration avec lui, affiche un mépris patent pour la foule qui afflue dans l’enceinte de son établissement scolaire, pour « le populaire » (31) qui envahit la cour de la SGCI spécialement ouverte au public à l’occasion de la collation des grades. Mais, hors les murs de la ville universitaire où le poète en herbe peut maintenir sa posture arrogante, la foule l’absorbe. Dès les premières lignes du deuxième chapitre, Michel devient un « jeune homme timide au milieu de cette cohue », « simple goutte d’eau de ce fleuve que la rupture de ses barrages changeait en torrent » (37). Le narrateur recourt à une série de comparaisons et de métaphores qui tournent autour d’une image romantique devenue cliché : le flux de la foule est un océan qui entraîne tout sur son passage.

La discordance entre Michel et la foule des Parisiens à laquelle il est confronté au sortir du collège, le malaise que le premier ressent au contact de la seconde sont en partie imputables à une différence de rythme. Dès l’ouverture du roman, la foule est caractérisée par sa vélocité : ce bloc unifié ne se déplace pas, il se « précipite » (37) avidement, adoptant une « allure pressée » qui dénote sa « fougue américaine » (43). Michel, à l’instar de Nerval qui troublait la course de ses contemporains en promenant un homard en laisse dans les passages parisiens, ou des élégants flâneurs du XIXe siècle qui « emmen[aient] une tortue quand [ils] allai[ent] se promener » (Benjamin 1989 : 441), fait obstacle au flot des spectateurs qui s’écoule hors de la cour de la SGCI. Michel n’agit toutefois pas ainsi en guise de protestation romantique contre la hâte inhérente au progrès ; c’est sa maladresse, son inadaptation au monde moderne dans lequel il vit, qui transparaît derrière sa lenteur : « Où ses condisciples s’avançaient d’un pas rapide, il allait lentement, avec hésitation » (37). Une telle représentation pourrait être un renvoi à « L’Albatros » de Baudelaire, qui dépeint le pauvre oiseau « exilé sur le sol au milieu des huées », d’autant plus que Michel établit lui-même une correspondance entre sa condition dans la ville et celle des « vastes oiseaux des mers » à bord des navires : « […] me voilà entraîné en pleine mer ; où il faudrait les aptitudes d’un poisson, j’apporte les instincts d’un oiseau ; j’aime à vivre dans l’espace, dans les régions idéales où l’on ne va plus, au pays des rêves, d’où l’on ne revient guère » (38). La relation difficile que Michel entretient avec la masse humaine qui l’entoure est assimilable à celle du poète avec la foule oppressante peuplant certains poèmes de Baudelaire [4], lequel pousse à sa limite le mythe romantique de la solitude dans la multitude.

Un héros ambigu

Michel paraît d’abord être un héros féru de l’idéal romantique, bien qu’il ne soit pas désigné comme tel. La narration insiste sur sa sensibilité excessive et sur son besoin de la partager, de croire qu’il existe des âmes conformées semblablement à la sienne : « [Michel] revenait au bureau le matin enflammé par ses pensées de la nuit, et il entreprenait le musicien, qui ne parvenait pas à lui imposer le silence » (73). Suivant le portrait que le narrateur trace du héros de Paris au XXe siècle, un cœur innombrable bat en son cœur et le porte vers d’autres artistes isolées avec qui il forme un cénacle : « […] les trois jeunes gens se lièrent étroitement ; ils composaient un petit monde à part dans la vaste capitale de la France » (91). Ce sentiment d’appartenance à une communauté propre au premier romantisme disparaît cependant lors du passage à l’action romanesque. Le cours des événements du récit critique ce cliché romantique ; un rictus baudelairien s’épanouit sur le visage du héros qui, à l’inverse de ce que laisse entendre la narration au préalable, se sait seul dans la foule. Malgré les stéréotypes auxquels Verne fait appel pour édifier son personnage en héros, la figure romantique devient donc de plus en plus grinçante à mesure que le texte avance.

De nombreux écarts minent l’héroïsme romantique auquel il semblait a priori possible d’attacher Michel. Certains traits distinctifs du héros romantique sont exagérés à l’extrême, jusqu’à ce qu’ils frôlent le ridicule : Michel est un poète en constant « besoin d’épanchement », « plein de sentiments trop longtemps contenus » (108) dont les « pensées atteign[ent] les dernières limites de la poésie éthérée » (117). Force est de constater, de concert avec Hetzel le déclarant sans ambages dans la lettre de refus adressée à Verne, que « Michel est un serin [5] ». Trop passionné, et souvent pour rien, le poète romantique de Verne est aussi trop détourné du monde dans lequel il vit, trop extérieur pour y prendre part, surtout de façon critique. Le rapport du protagoniste à son époque n’est pas conflictuel, mais inexistant : il ignore tout du XXe siècle et assiste avec consternation à la chute de ses idéaux et illusions [6]. Pascal Brissette situe ce dernier aspect au cœur de sa définition du poète maudit, qui est selon lui l’un des avatars du héros romantique :

Le poète maudit est ce nomothète vivant dans une tension perpétuelle entre l’ordre ancien et l’ordre nouveau ; il est celui par qui le novum arrive, celui qui, par les multiples refus qu’il oppose aux instances officielles de reconnaissance et les ruptures esthétiques qu’il opère, par le sacrifice consenti de sa personne et de son intérêt immédiat, impose de nouvelles règles de jeu. Ses actions le désignent comme le nouveau héros, pur et désintéressé, d’un ordre dégradé, régi par la loi du louis d’or. (Brissette 2005 : 23)

S’il se distingue de ses contemporains par son désintéressement du monde brutalement matériel, s’il tente de résister à la dévalorisation que lui fait subir l’institution qui dispose du verdict méritocratique [7], Michel n’est pas le vecteur de la nouveauté dans Paris au XXe siècle, bien au contraire : il souffre plutôt d’un profond décalage, à la fois par rapport à la date présumée de rédaction, 1863, et plus encore à la date à laquelle Verne fait commencer son récit, 1960. Dès le premier chapitre, le nom du personnage principal est attaché à – et entaché par – son premier prix de vers latins, discipline considérée comme arriérée. Michel, et le cercle restreint de ses proches qui l’appuient dans son combat perdu d’avance contre le Paris du XXe siècle, vivent dans un univers de référence suranné, parfois même antique. D’une part, deux mentors confortent les goûts rétrogrades du jeune poète. Ces vieillards sont particulièrement liés au monde ancien par leur profession : l’un, M. Richelot, est professeur de rhétorique grecque et latine et s’exprime en français latinisé (« voilà une juconde surprise, et une soirée qui s’annonce laetanterement », 107), quand ce n’est pas en latin pur ; l’autre est bibliothécaire à la Bibliothèque impériale, à l’étage où les livres du XIXe et des siècles précédents sont conservés. Ce dernier vit dans un petit logement dont l’ameublement consiste en « deux vieux fauteuils et une ancienne table du temps de l’Empire avec leurs sphinx dorés et leurs faisceaux romains » (94). Tous deux s’épanouissent lors d’une « discussion archéologique sur les guerres d’autrefois » (113). D’autre part, les deux seuls amis de Michel se désolent comme lui de n’avoir pu connaître « ce passé charmant pour lequel [ils étaient] nés » (88) ; ils sont également convaincus d’être « né pour un siècle meilleur » (49). Tous quatre vénèrent Napoléon Bonaparte.

Le rapport que Michel Dufrénoy entretient avec la ville n’est pas non plus celui qui caractérise généralement le héros romantique. Michel Condé décrit ainsi la « posture nouvelle de l’écrivain face au monde » urbain qui vient au jour au tournant du XIXe siècle :

[…] un repli subjectif […] permet précisément [à l’écrivain] de prendre la mesure (souvent imaginaire) de l’espace social dont Paris est le centre. L’écrivain n’est plus dans la cité, il est en rupture avec cet univers qui lui devient de ce fait étranger. […] il ne s’agit plus pour le poète romantique d’affirmer, comme le faisaient les écrivains du XVIIIe siècle, la vérité (supposée) du monde face à l’erreur, à l’ignorance et aux préjugés […] mais de découvrir un sens inédit, original, singulier à cette ville dont la seule définition sociale est désormais l’indétermination et l’incertitude (Condé 1994 : 53-54).

Michel est certes introverti, en « rupture avec [l’]univers » qui l’entoure, mais son repli sur soi n’initie rien ; ce faisant, le poète ne prend pas un recul nécessaire pour « découvrir un sens inédit » à la ville. Il s’y ferme plutôt, la refuse. Il ne sait pas lire les signes inédits que la nouvelle capitale projette, il se concentre sur l’absent, le disparu, le décati. Il ne possède pas le don de percevoir le revers fascinant de cette foule qui l’oppresse : pour peu que « jouir de la foule [soit] un art [8] » comme le croyait Baudelaire, il faut convenir que Michel ne l’a jamais acquis. Il ressent puissamment sa solitude dans la multitude, mais n’en jouit pas, ne la transcende pas pour être le « poète actif et fécond » qu’il souhaiterait être, dans son incapacité à se projeter dans la foule : « il se sentait seul, étranger, et comme isolé dans le vide » (37). Cette impuissance à lire la poésie de la foule urbaine moderne empêche Michel de se hisser au rang de héros romantique, le bloque dans sa situation inconfortable de simple personnage qui subit son destin plutôt qu’il ne l’invente, qui plie l’échine devant la ville plutôt qu’il ne lui résiste.

De l’inadéquation du romantisme au XXe siècle

Au premier abord, il peut sembler extrêmement curieux de la part de Verne d’avoir forgé son héros à partir de caractéristiques romantiques, alors que le romantisme tel qu’il s’est cristallisé au cours des premières décennies du XIXe siècle est déjà en voie de désuétude en 1863, sans parler de 1960. Il serait aisé de contourner cette difficulté en alléguant les « maladresses “juvéniles” » (Touttain 1995 : 38) de l’auteur en début de carrière, à l’instar d’autres critiques à propos de plusieurs aspects problématiques de Paris au XXe siècle. Il importe plutôt d’essayer de comprendre le rôle que peut jouer ce type de personnage dans le récit, d’interroger sa fonction pour savoir si elle n’est pas plus dynamique qu’elle ne le paraît d’abord.

Les lacunes dans l’élaboration du protagoniste et le grossissement de certains traits de son comportement ou de son caractère donnent à penser par moment que l’auteur ébauche une caricature, une satire pour moquer le type grâce auquel ses prédécesseurs avaient atteint la gloire littéraire : le héros romantique. Verne serait-il ironique lorsqu’il décrit longuement les tribulations d’un chantre des « prairies, [d]es vallons, [d]es nuages, [d]es étoiles, [de] l’amour, toutes choses usées, et dont on ne veut plus ! » (78), surtout en 1960 ? Serait-ce une manière d’attaque contre ses contemporains qui résistent au changement [9] ? Certains éléments confortent cette explication. Au seul moment où Michel est littéralement traité de et en héros, son héroïsme est négatif. Le jeune homme décide une nuit d’explorer les bureaux de la banque où il travaille depuis peu. Cependant, il frôle l’une des calculatrices futuristes imaginées par Verne, laquelle, munie d’un mécanisme de défense novateur, enclenche un processus qui emprisonne Michel dans son propre bureau. Subséquemment, il est muté vers la division du Grand Livre des comptes, après avoir essuyé les quolibets de ses collègues et subi le mépris de ses supérieurs, sans parade orgueilleuse cette fois. Lors de la première rencontre de Michel avec son ami Quinsonnas, calligraphe du Grand Livre, ce dernier lui demande malicieusement : « Est-ce vous le héros d’une aventure qui… » De cette manière, lorsque Michel répond « hardiment » qu’il est « ce héros », cela rajoute à son ridicule déjà monumental plutôt que de confirmer son héroïsme.

Au surplus, les héros verniens qui ont le plus marqué l’imaginaire de ses contemporains et qui sont depuis entrés dans la postérité diffèrent radicalement de Michel Dufrénoy. Bien loin d’être poètes et romantiques, ce sont généralement des polytechniciens ou des ingénieurs qui se caractérisent par un pragmatisme à toute épreuve, des aptitudes pour les travaux manuels et un volontarisme victorieux. Le Dr Fergusson de Cinq semaines en ballon, roman qui date également de 1863, est « un homme de caractère […] jamais embarrassé dans la vie. […] Étant de l’Église militante et non bavardante, il trouv[e] le temps mieux employé à chercher qu’à discuter, à découvrir qu’à discourir » ; il considère que « les obstacles sont faits pour être vaincus ». Cyrus Smith, protagoniste de L’Île mystérieuse (1874),

[…] était un de ces ingénieurs qui ont voulu commencer par manier le marteau et le pic, comme ces généraux qui ont voulu débuter comme simples soldats. Aussi, en même temps que l’ingéniosité de l’esprit, possédait-il la suprême habileté de main. Véritablement homme d’action autant qu’homme de pensée, il agissait sans effort, sous l’influence d’une large expansion vitale, ayant cette persistance vivace qui défie toute mauvaise chance. Très instruit, très pratique, très « débrouillard », pour employer un mot de la langue militaire française, c’était un tempérament superbe, car, tout en restant maître de lui, quelles que fussent les circonstances, il remplissait au plus haut degré ces trois conditions dont l’ensemble détermine l’énergie humaine : activité de l’esprit et du corps, impétuosité des désirs, puissance de la volonté [10].

Michel Dufrénoy n’est cependant pas unique en son genre dans l’œuvre prolifique de Verne. Comme l’a noté Jean Chesneaux, « le monde des Voyages extraordinaires abonde aussi en épisodes romantiques et en silhouettes hugoliennes. […] Jules Verne aime les figures de bannis, de solitaires et d’incompris » (Chesneaux 2001 : 86). Mais il leur réserve généralement un sort funeste. Les romans qui comportent de tels protagonistes se situent pour la plupart dans ce que nombre de critiques ont décrit comme la période obscure et pessimiste du romancier [11]. Il en est ainsi par exemple du comte Franz de Telek, dont la tragédie amoureuse qui le fait sombrer dans la folie est racontée dans Le Château des Carpathes (1890).

En plus d’être nombreux dans les romans de Verne, ces personnages romantiques bénéficient souvent de la sympathie de l’instance narrative. Même s’il ne fait preuve d’aucune pitié pour la candeur sociale et pour le narcissisme du poète, il reste qu’une complicité se noue entre le narrateur et le héros romantique de Paris au XXe siècle : il manifeste un fort penchant pour son individualisme, qu’il conserve dans l’univers standardisé du roman, et pour sa révolte face aux institutions normatives. Aussi, les descriptions de Michel et de ses acolytes sont connotées positivement. Le portrait du poète à la « charmante figure » et au « front resplendiss[ant] » de Paris au XXe siècle a déjà été cité. Son cher oncle Huguenin a semblablement une « bonne figure » qui donne « confiance » (55). Il se distingue favorablement de la plupart des hommes du XXe siècle, qui sont des machines : « […] le bonhomme se posa comme un vieux livre que le jeune homme viendrait feuilleter quelquefois, et bon tout au plus à lui raconter les choses du temps passé » (57). La narration prend le parti de ces personnages contre les autres, qui sont tout aussi caricaturaux, mais dans une verve négative. De cette manière, elle entame une peinture comiquement imagée du Directeur de la Société Générale de Crédit instructionnel : son discours « rappelait à s’y méprendre les sifflements, les frottements, les gémissements, les mille bruits désagréables qui s’échappent d’une machine à vapeur en activité. » Le vieil oncle Huguenin prend quelques lignes plus loin la parole pour la première fois : « Il chauffe trop, reprit le vieillard en continuant sa métaphore » (32, nous soulignons). Verne rattache ainsi l’énonciation narrative au camp de Huguenin et, partant, de Michel.

Plus qu’une simple satire, il serait loisible de lire dans la décision qu’a prise Verne de faire de son protagoniste le porteur de l’idéal romantique une compréhension particulière de ce courant idéologique. L’auteur du roman d’anticipation discernait-il dans le romantisme autre chose que le résultat d’une crise ? Entrevoyait-il le retour périodique de cette attitude à l’égard du monde, avec toutes les ambiguïtés qu’une telle résurgence suppose ? Après tout, avec ses cheveux longs, son amour de la poésie et de la nature, son refus de se subordonner aux conventions sociales et aux principes prônés par les institutions, son opposition affirmée au mode de vie de ses tuteurs, Michel n’est pas bien éloigné de l’adolescent contestataire qui fut l’une des figures de proue des années 1960, moment même où se déroule le roman. Sans exagérer la portée de cette coïncidence historique, ce rapprochement permet de jeter une lumière nouvelle sur le discours de Verne au sujet du futur.

Le progrès : une régression décadente

Une vision particulière du temps imprègne la seconde moitié du XIXe siècle et informe la narrativité moderne. La conception téléologique de l’évolution temporelle cède peu à peu le pas à la notion d’un progrès qui advient au fil de détours, lesquels paraissent souvent n’être que des réitérations d’événements passés : « la résurgence de la répétition est liée à une inquiétude concernant les formes de médiation du temps de l’histoire » (Hamel 2006 : 15), rappelle Jean-François Hamel. Jules Verne, à l’aube de la modernité, a l’intuition des composantes du cycle temporel qui risquent de se faire jour périodiquement au cours des années à venir. La renaissance du héros romantique au XXe siècle est l’un de ces éléments cycliques. Aux fondements de la société futuriste que l’auteur imagine se trouvent des phénomènes qui servent depuis le tournant du XIXe siècle à caractériser la décadence minant l’humanité. Il applique à son XXe siècle parisien un discours désenchanté par rapport à l’avenir reconduit par de nombreux doxographes et écrivains du XIXe siècle, présumant que ce type de propos renaîtra de ses cendres plus d’une fois au cours des temps à venir. À l’image de Baudelaire dans sa poésie, il intègre l’« éternel retour du même dans le nouveau » (Benjamin 2002 : 230), il reprend de façon féconde des motifs anxiogènes qu’il réalise dans un univers inquiétant où ils trouvent place en toute logique.

Apparemment en rupture avec l’image de l’écrivain progressiste, voire visionnaire, qu’il incarnera par la suite pour ses lecteurs [12], Verne se pose dans Paris au XXe siècle comme le prophète de la décadence parisienne, comme la Cassandre de la fin d’un monde, sinon du monde. Son récit inédit est marqué par une résistance au changement qui frôle la réaction. D’un point de vue fin-de-siècle avant la lettre, il présente la plupart des innovations du futur comme autant de dérives et de déchéances par rapport au XIXe siècle : « C’est une turpe décadence ! », résume le professeur Richelot, dans son typique français latinisé (108). Les premiers chapitres inventorient les principaux déclins politiques et institutionnels. Dans ce Paris gouverné par Napoléon VI, la « Haute Banque » fait la loi et la bureaucratie triomphe : « le fonctionnarisme se développait sous toutes les formes possibles ; nous verrons plus tard quelle légion d’employés le gouvernement menait au pas, et militairement » (28). Les autres professions disparaissent sous la pression de la machine bureaucratique : « les maladies s’usent », « on ne plaide plus, on transige » (136), etc. Les institutions qui canalisaient l’idéologie française au XIXe siècle n’ont pas passé le cap du XXe siècle : « […] voici Michel, un poète, Jacques, un soldat, Quinsonnas, un musicien, et cela, au moment où il n’y a plus ni musique, ni poésie, ni armée ! » (82)

La société entière, jusque dans ses fondements, menace ruine. C’est la « fin d’un sexe » : « il n’y a plus de femmes ; c’est une race perdue comme celle des carlins et des mégalenthérium ! » (118) La femme française, même la « Parisienne », s’américanise. C’est aussi la fin d’une race : « Mais peu à peu, le sang s’appauvrit, la race tomba, et les physiologistes constatèrent dans leurs écrits cette déplorable décadence » (118). L’auteur désigne le malthusianisme comme coupable : « on a suivi la tendance du siècle dernier, dans lequel on cherchait à n’avoir que le moins d’enfants possible […] la famille tend à se détruire » (121). Les êtres humains sont devenus des machines :

Cet homme élevé dans la mécanique, expliquait la vie par les engrenages ou les transmissions ; il se mouvait régulièrement avec le moins de frottement possible, comme un piston dans un cylindre parfaitement alésé ; il transmettait son mouvement uniforme à sa femme, à son fils, à ses employés, à ses domestiques, véritables machines-outils dont lui, le grand moteur, tirait le meilleur profit du monde (47).

Les rapports amoureux et sexuels entre les « cœurs industriels » des hommes du XXe sont également mécanisés : « [… Madame Boutardin] était la locomotive, et lui le chauffeur-mécanicien ; il l’entretenait en bon état, la frottait, la huilait, et elle roulait ainsi depuis un demi-siècle, avec autant de sens et d’imagination qu’une Crampton » (48).

Quel est le rôle de Michel Dufrénoy dans cet univers dégénéré ? Que peut un poète romantique pour ce XXe siècle mécanisé à l’humanité agonisante ? Absolument rien. Il ne peut que s’écraser devant le géant, sans même essayer de le combattre. Paris au XXe siècle, plus qu’une énumération alarmiste des fléaux qui menacent la capitale française, est le récit de la mort du héros. Dans la ville de 1960 que Verne imagine, l’héroïsme tel qu’il pouvait être conçu au XIXe siècle n’est plus possible. Il n’y a plus même de place pour un « héros négatif » (Touttain 1995 : 38) dans la métropole technobureaucratique qu’est devenue Paris. Au contraire, chez Verne, c’est la « Ville-concept » qui est « à la fois la machinerie et le héros de la modernité » (Certeau 1990 : 144), pour paraphraser Michel de Certeau. Paris, qui donne son nom au roman, est à la fois le cadre du récit et son personnage principal. Paris est le moteur, le mouvement et le mouvant ; la ville agit ses habitants, les fait circuler en elle comme autant de rouages, ne les maintient en vie que parce qu’ils la font exister. En 1860, Paris crève ses murs d’enceinte. Elle ne cesse depuis de gagner du terrain, de phagocyter l’espace autour d’elle. En 1960, prédit Verne, hors de la ville, il n’y a plus rien. Tout est ville. Le roman de Verne raconte l’anéantissement des derniers êtres humains dans la « Ville-concept », leur misérable résistance avant leur absorption finale par la ville triomphante.

La mort du héros

La situation de Michel est des plus noires à la fin du roman : en ces « temps d’égoïsme » (154) où « la charité publique fit un peu plus, mais peu encore, et la misère atteignit ses dernières limites » (155), le poète n’a plus pour se maintenir en vie que du « pain de houille » (156), dernière solution de la science pour apaiser la famine. Au terme de son errance dans Paris, ayant appris la disparition de tous les êtres qui lui sont chers, définitivement seul dans la foule mécanique, à bout de forces et de courage, il s’affaisse sur le sol enneigé du cimetière du Père-Lachaise, n’attendant plus que les fossoyeurs : « Oh ! Paris ! s’écria-t-il avec un geste de colère désespéré ! Oh ! Lucy, murmura-t-il, en tombant évanoui sur la neige » (168). L’excipit, bien qu’il ne l’indique pas clairement, ne laisse pas beaucoup de doutes quant à la destinée du pauvre poète : tout porte à croire qu’il s’éteint discrètement dans le cimetière mythique auprès des monuments funéraires de ses modèles, dont les noms sont déjà presque tous effacés. Verne procède avec cette scène à une réécriture d’un certain type de suicide romantique [13]. Mais la mort du jeune poète de Paris au XXe siècle n’est nullement héroïque ; elle ne fait pas même l’objet d’une narration. Michel Dufrénoy est tout simplement évacué par le Paris moderne du XXe siècle. Walter Benjamin a écrit que le héros est « le vrai sujet de la modernité », que « pour vivre la modernité, il faut une nature héroïque » :

Les résistances que la modernité oppose à l’élan productif naturel de l’homme sont sans commune mesure avec les forces de celui-ci. On peut comprendre qu’il soit frappé de paralysie et se réfugie dans la mort. La modernité doit se tenir sous le signe du suicide. Celui-ci appose son sceau au bas d’une volonté héroïque qui ne cède rien à l’état d’esprit antagoniste. Ce suicide n’est pas un renoncement mais une passion héroïque. C’est la conquête de la modernité dans le domaine des passions (Benjamin 2002 : 110).

Mais Michel n’est pas un héros, pas même au moment de sa mort : il ne change pas le monde, n’est pas seulement changé par le monde. Il se révèle être un simple personnage statique, une relique a-moderne, un obstacle à la circulation, au progrès, que la narration écarte du revers de la main sans même conclure son récit. Paris ne tolère plus en son enceinte les individus, ne comprend plus que d’innombrables copies d’hommes-machines. Le héros est effacé par la ville, comme avant lui les peintures du Louvre se sont écaillées à force de restaurations par les copistes professionnels :

[…] la peinture n’existe plus ; il n’y a plus de tableaux, même au Louvre ; on les a si savamment restaurés au siècle dernier, qu’ils s’en vont en écaille ; les Saintes Familles de Raphaël ne se composent plus guère que d’un bras de la Vierge et d’un œil de saint Jean ; ce qui est peu ; Les noces de Cana t’offrent au regard un archet aérien qui joue d’une viole volante ; c’est insuffisant ! Les Titien, les Corrège, les Giorgione, les Léonard, les Murillo, les Rubens ont une maladie de peau qu’ils ont gagnée au contact de leurs médecins, et ils en meurent ; nous n’avons plus que des ombres insaisissables, des lignes indéterminées, des couleurs rongées, noircies, mêlées, dans des cadres splendides ! (133-134)

Dans le Paris du XXe siècle, les bourgeois nouvellement mariés ne se cassent plus la tête pour trouver le sujet des Noces de Cana de Véronèse dont ils ne voient plus que « des ombres insaisissables », pas plus qu’ils ne s’inquiètent de la mémoire des siècles précédents, « oubliant, comme le rappelle Verne à maintes reprises, que les merveilles du vingtième siècle germaient déjà dans les projets du dix-neuvième » (33). De même, les écrivains du XXe siècle n’ont plus que quelques traits des héros d’autrefois — chevelure de soleil, yeux de mer, lyrisme effrité, écailles de volonté, traces de courage… — pour concevoir leurs ombres de personnages. La narration vernienne simule cet état de la création littéraire. L’effacement ultime de Michel pointe vers l’illisibilité, la disparition puis l’oubli qui menacent la littérature, mais surtout la société entière, dont il ne restera bientôt que les « cadres splendides », que les ruines des murs de ceinture pour témoigner de la ville qui y était jadis contenue.


Bibliographie

  • BAUDELAIRE, Charles, Œuvres complètes I, texte établi, présenté et annoté par Claude PICHOIS, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1975.
  • BENJAMIN, Walter, Charles Baudelaire : un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2002 [1969].
  • ___, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris, Éditions du Cerf (Passages), 1989.
  • BRISSETTE, Pascal, La malédiction littéraire. Du poète crotté au génie malheureux, Montréal, Presses de l’Université de Montréal (Socius), 2005.
  • CERTEAU, Michel de, L’invention du quotidien. 1. arts de faire, Paris, Gallimard (Folio/Essais), 1990 [1980].
  • CHESNAUX, Jean. Jules Verne. Un regard sur le monde. Nouvelles lectures politiques, Paris, Bayard, 2001.
  • CONDÉ, Michel, « Représentations sociales et littéraires de Paris à l’époque romantique », dans Romantisme, vol. 24, n° 83 (premier trimestre 1994), p. 49-58.
  • HAMEL, Jean-François, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Éditions de Minuit (Paradoxe), 2006.
  • LAROUSSE, Pierre, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Librairie classique Larousse et Boyer, 1866-1890, 17 t.
  • MEYER, Jean. « Vannetais » dans Encyclopaedia universalis (DVD-ROM), version 10.2, Paris, 2004.
  • MINERVA, Nadia, Jules Verne aux confins de l’utopie, Paris, L’Harmattan (Utopies), 2001.
  • PLATTEN, David, “A Hitchhiker’s Guide to Paris” dans Jules Verne : narratives of modernity, dirigé par Edmund J. SMYTH, Liverpool, Liverpool University Press, 2000, p. 78-93.
  • POPOVIC, Pierre, Imaginaire social et folie littéraire : le second Empire de Paulin Gagne, Montréal, Presses de l’Université de Montréal (Socius), 2008.
  • TOUTTAIN, Pierre-André, « Lorsque cent ans seront écoulés. À propos du Paris au XXe siècle de Jules Verne », dans Bulletin de la société de Jules Verne, n° 114 (premier trimestre 1995) p. 37-48.
  • VERNE, Jules, Paris au XXe siècle, Paris, Hachette, 1994 [1863].

[1] Vraisemblablement rédigé au cours de l’année 1863, refusé par l’éditeur Hetzel puis probablement perdu, ce manuscrit n’a été retrouvé et publié qu’en 1994.

[2] L’origine provinciale particulière de Michel pourrait en dire long sur sa personnalité et annoncer son destin funeste, son « insoumission » aux normes du XXe siècle ayant entraîné une succession de malheurs : « Vers 1835, d’Angeville décrit le Morbihan comme le département de France ayant la meilleure moralité (peu de bâtards, peu d’enfants trouvés, peu de crimes, levée facile des impôts, cependant nombre important d’insoumis), mais aussi comme l’un des plus pauvres (durée de vie courte, hygiène médiocre, alphabétisation très en retard) » (Jean Meyer, « Vannetais » dans Encyclopaedia universalis (DVD), version 10.2, Paris, 2004). Sans présumer du développement de ce département français au cours des trente années suivant l’affirmation de d’Angeville, il est loisible de penser que Jules Verne n’a pas choisi inconsidérément ce lieu natal. Cet auteur a plus d’une fois émis des commentaires à caractère imagologique à l’endroit de ses personnages (par exemple, le professeur Schultze des 500 millions de la Bégum est un Allemand « robuste » aux « épaules carrées » et à la « voix raide encore plus que rude » qui déteste plus que tout les Français).

[3] Désormais, les références à cet ouvrage ne seront indiquées que par le numéro de page, entre parenthèses.

[4] Une rare scène où Michel évolue dans la ville, marchant « tout en réfléchissant, heurté et cahoté » (38) par la multitude, rappelle un passage de « Fusées » : « Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et, devant lui, qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement ni douleur » (Baudelaire 1975 : 667). Il est à noter cependant que Verne n’a pu connaître ce texte de Baudelaire, faute de concordance temporelle : « Asselineau, on l’a dit, a publié quelques notes dans sa biographie de Baudelaire [1869]. De plus importants fragments furent mis au jour par Octave Uzanne (Le Figaro, 30 août 1880 ; Le Livre, 10 septembre 1884 ; Nos amis les livres, Quantin, 1886). » (Claude Pichois, « Publications. Établissement du texte » dans Baudelaire 1975 : 1471)

[5] « Dans le langage pop., Niais, niaise, sot, sotte : C’est un serin, une serine. Quel serin ! Il faut être bien serin, bien serine pour croire, pour dire de pareilles choses » (Larousse 1876 : 595).

[6] Ne connaissant rien du Paris du XXe siècle, Michel Dufrénoy se trouve dans une position similaire à celle du lecteur de 1863 qui aurait dû suivre son aventure demeurée inédite. C’est un trait typique du didactisme vernien d’exposer un monde inouï à son lecteur au fur et à mesure de sa découverte par le protagoniste. Il en est ainsi, par exemple, de l’univers sous-marin et de l’intérieur du Nautilus que le lecteur de Vingt mille lieues sous les mers découvre au rythme des notations du professeur Aronnax.

[7] Michel Dufrénoy reçoit certes un prix de vers latin, mais, dans l’esprit des Français de 1960 imaginés par Verne, cette récompense est déshonorante. En témoigne l’absence du tuteur de Michel, son oncle Boutardin, qui, sachant que son protégé allait être primé pour ses talents de versification latine, « n’avait pas même jugé convenable d’assister à la distribution des prix ; il savait de quoi son neveu était “incapable”, disait-il, et il fût mort de honte à le voir couronner comme un nourrisson des Muses » (37). Le lecteur apprend plus loin dans le roman que Michel est le dernier étudiant à avoir reçu un tel prix, les cours de rhétorique latine ayant été rayés du programme de la Société de Crédit instructionnel. Au surplus, le jeune poète lauréat essuie une suprême insulte lors de la cérémonie de la collation des grades : alors que le récipiendaire du prix de mathématiques reçoit « une bibliothèque de trois mille volumes » (34), Michel reçoit « un volume unique : le Manuel du bon usinier » (34). Le message est clair.

[8] Expression de Baudelaire à propos de l’ivresse que lui procure sa solitude dans la multitude. Cf. « Les Foules » (Baudelaire 1975 : 291).

[9] David Platten propose une interprétation similaire du récit ambigu de Verne : « It is possible that by making his apparent mouthpiece so foppish Verne intended to undermine the thesis presented in Paris, thus disarming with irony those who foolishly protest at the advances of science » (Platten 2000 : 83).

[10] Ces deux extraits de Verne sont cités dans Chesneaux 2001 : 61-62.

[11] De nombreux spécialistes ont argué que la production de Verne se scindait en deux périodes : la première partie de l’œuvre de l’auteur serait marquée par un optimisme doublé de positivisme, alors que la seconde partie serait caractérisée par le désenchantement de tous les espoirs qui avaient animé les fictions des premiers temps (le triomphe de la science sur l’ignorance, l’idéal américain, etc.). Plusieurs critiques expliquent ce retournement idéologique par la disparition de Hetzel en 1886, qui aurait laissé libre cours aux pensées noires de Verne, corrigées jusqu’alors par l’éditeur tout au long de leur collaboration. La découverte du manuscrit de Paris au XXe siècle a bouleversé cette conception bipartite de l’œuvre vernienne.

[12] Malgré l’avis généralement partagé par la critique vernienne selon lequel Jules Verne aurait été aveuglé, au début de sa carrière littéraire, par son optimisme pour la science, n’en ayant entrevu les inconvénient qu’après plusieurs romans, la rédaction de Paris au XXe siècle en 1863 donne à penser que l’auteur a toujours été conscient du double tranchant du progrès scientifique : « Le pessimisme à l’égard de la science ne doit donc pas être vu comme une caractéristique du dernier Verne, mais comme une constante de sa pensée qui alterne avec l’enthousiasme pour le progrès, dont les inconvénients contrebalancent les avantages » (Minerva 2001 : 78).

[13] José Luis-Diaz décrit le suicide romantique comme un « “scénario auctorial” élégiaque, mélancolique, féminin aussi, qui veut que le poète, jeune ombre virginale, se retire par une mort voilée » (cité dans Popovic, 2008 : 66).