RÉSUMÉ
Cet article se propose d’étudier la notion d’imposition dans l’œuvre de Vladimir Nabokov par l’étude du roman Lolita, mais également par celle des supports cinématographiques que sont les films de Stanley Kubrick et d’Adrian Lyne. Le but sera de montrer comment le personnage d’Humbert peut être considéré comme un pionnier, au vu de son comportement, et comment des réalisateurs ont perçu cette imposition dans le traitement de l’image. Il en résultera donc des points de vue différents, mais également, pour le lecteur/spectateur, un dévoilement du personnage de Lolita dans les impositions qu’elle subit et sa mise sous la coupe de l’envahisseur colonisant.
ABSTRACT
This article is meant to analyze the notions of power and self in Vladimir Nabokov’s masterpiece, Lolita, through the novel and the two movies produced by Stanley Kubrick and Adrian Lyne. The goal will be to show how Humbert’s character can be seen as a pioneer, due to his behavior, and how producers perceived this imposition of the self in their movies. This analysis will lead to different points of view and, in addition, to Lolita’s birth while struggling against the invader.
Lolita de Vladimir Nabokov propose une double vision de la conquête. À celle de Lolita, il faut adjoindre celle du territoire américain. La notion de pionnier s’impose au long du roman, sous forme de voyages entrepris par les protagonistes ou dans l’idée de conquête d’un territoire vierge. Il en va de l’imposition d’un pouvoir sur un sujet objectivé, d’un désir de possession. Si la conquête américaine était conduite par le « Manifest Destiny », celle de Lolita s’inscrit dans la frustration d’un amour passé et non concrétisé. La destinée manifeste des États-Unis fut de peupler le continent et d’y implanter leurs institutions, parce qu’elles étaient, à leur avis, supérieures aux européennes. Cette destinée implique pour eux une mission à remplir, une sorte de mystique de l’expansion, qui marquera culturellement et politiquement les États-Unis. Ces aspects amoureux et colonisateurs sont présents dans les films tirés de Lolita. Si les deux œuvres cinématographiques représentent une idée colonisatrice pionnière par l’omniprésence des déplacements en voiture, elles se distinguent par le traitement même de la relation.
Le parallèle s’opère dans le vouloir d’appartenance. Est à suivre, un destin choisi ou un désir pervers. Tel un legs pour le peuple choisi, Lolita va incarner la Terre Promise, sa virginité en fera ressortir l’aspect sacré. Cette notion de vouloir fut qualifiée par Freud de « pulsion d’emprise ». Elle « s’inscrit dans un registre phénoménologique […] désignant l’action appropriative » (Denis 1997 : 9). À l’image de Freud, il faut distinguer pulsions sexuelles et pulsion d’emprise, mais rapprocher à cette idée d’emprise la violence et l’agressivité. L’imposition en est dépendante et le terme de « viol-ence » sera repris dans la lettre de Lolita et dans les dires de la jeune nymphette à l’encontre de son persécuteur. Cette notion nous aide ici à mieux comprendre le parallèle entre l’inceste, la prise d’un territoire et la violence qui en découle.
Comme pour une conquête territoriale, émergent, pour Lolita, de nouveaux thèmes. On en dénombre plusieurs correspondant aussi bien au territoire vierge américain qu’à celui de Lolita. Tout d’abord, la notion de « blanc civilisateur » qui, porteur de valeurs, est destructeur, et caractérisé par l’absence de racines. Si les pionniers étaient en majorité d’origine européenne, Nabokov se caractérise par sa naissance russe et par son passage dans les sphères française, anglaise et américaine. Ainsi, on peut appeler Humbert son double littéraire, puisqu’il est « citoyen américain de fraîche date, d’origine européenne obscure » (Nabokov 1995 : 188). Il est question d’optimisme, également, car les pionniers voulaient faire correspondre leur pays à la taille physique du territoire et Humbert caresse l’espoir d’un changement dans le comportement de Lolita, qu’elle accepte d’être sienne, dans sa totalité. Il y a le fantasme d’une nature vierge et originelle dans les deux aspects de la conquête, pour mettre en exergue l’initiative individuelle. Cette dernière trouve sa place dans la tenue d’un journal. Celui des pionniers, sous forme d’un carnet de voyage, et celui d’Humbert, qui dans son journal intime recrée Lolita en couchant sur le papier ses impressions d’elle.
Il apparaît dans ces nouvelles notions un sentiment de violence et le champ lexical de la pénétration, sexuelle ou territoriale, se fait jour. Les notions de violence et de pénétration sont également inscrites dans la représentation filmique de Stanley Kubrick (1962) et d’Adrian Lyne (1997). Toutefois, ils ne prennent pas le même parti pour décrire les sentiments. Si Kubrick est plus axé sur le non-dit, Lyne l’est sur la relation sexuelle. Ces deux choix, témoignant des divergences des deux sociétés, amènent différents points de vue dans la relation unissant Humbert à Lolita. Nous expérimentons une nouvelle image de l’homme, une interprétation due à sa représentation de pionnier. En quoi cette dernière met-elle en exergue la violence du comportement sur le territoire du corps ? Afin de répondre à cette question, l’analyse sera découpée en trois grandes sections. Premièrement, l’étude se basera sur la notion d’enfance Amérique, que j’avance et qui synthétise l’idée d’un territoire vierge n’ayant pas connu de construction ou de déchirement par le sentiment, par le biais du rapport entre le corps enfantin et le territoire vierge. Puis on se déplacera vers le comptoir aux illusions qui remet le pionnier en face de sa réalité en lui offrant comme compensation la solitude. Enfin, la révolte de l’autochtone viendra clore cette analyse par le prisme de l’emprise menant à la délivrance. À chacune de ces parties sera adjointe une séquence analysée des films de Kubrick et de Lyne afin de montrer les différences de traitement et de la supputation des réalisateurs quant à l’horizon d’attente des spectateurs.
« L’enfance Amérique »
Lolita met en parallèle les notions de territoire et de désir de possession. Toutefois, avant toute possession réelle, il faut avancer pas à pas dans la reconnaissance de l’autre ainsi que dans l’apprivoisement du corps inconnu. Freud nous invite à « considérer les moyens : moyens de la relation avec l’objet, de sa perception mais aussi moyens de la cour qui lui est faite autant que sa maîtrise » (Denis 1997 : 50). La métaphore de « l’enfance Amérique » convient aussi bien à l’enfant qu’au pays. Toute tentative d’appropriation se fait par étapes et cela justifie la défragmentation du corps de Lolita dans sa représentation ainsi que l’avancement état par état sur le territoire américain.
Lolita est fragmentée dans les souvenirs d’Humbert comme un amour ponctuel, insatisfait mais pourtant toujours actuel et infini. En recréant son corps et son histoire, il situe chaque chose qu’elle représente à ses yeux. Elle est quête par endroits, elle est désir en entier. De même, le centre d’attention se déplace et connaît plusieurs sites d’importance. Cette notion de « displacement », de déplacement, ouvre dans l’œuvre la voie à de nombreux voyages, à de nouvelles découvertes. Dès le début du roman, on voit poindre une dislocation du corps de Lolita. En effet, l’ouverture du roman découpe tout en indiquant un sentiment de désir globalisant que l’on remarque dans la narration : « Le matin elle était Lo […]. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l’école. Elle était Dolores sur les pointillés. Mais dans mes bras, elle était toujours Lolita » (Nabokov 1995 : 31). Un élément proleptique est de plus présent dans le nom même de Dolores, où l’on retrouve les notions de dolor et d’eros. On y suit la trame de ce roman.
Cette fragmentation correspond à la nature changeante des nymphettes, incarnée par Lolita. L’aveuglement lié au sentiment amoureux brouille la vision, n’offrant qu’un regard parcellaire sur l’objet du désir. Il est le non-dit, l’essentielle place laissée au silence. Le désir d’Humbert s’exprime dans le silence. Étape par étape, il avance dans la découverte du corps. Pour en revenir aux premières lignes du texte, on constate que « Le matin elle était Lo, avec son mètre quarante-six » (Nabokov 1995 : 31) renferme des annotations mathématiques rappelant les mesures de définition des états américains, leur superficie.
Lolita est une réminiscence d’une certaine Annabel Leigh, amour de jeunesse du protagoniste – un lien avec l’Amérique s’opère grâce à cet emprunt à l’Annabel Lee d’Edgar Allan Poe. Annabel fut, pour Humbert, sa toute première histoire et son inassouvissement lui pèse comme un gâchis puisqu’elle décède avant qu’ils aient pu connaître le plaisir sexuel d’un amour consommé. Elle est la source de son désir sexuel inassouvi et la justification de l’amour qu’Humbert porte aux nymphettes. Il cherche à mettre un terme à cette histoire en possédant le corps de Lolita. Celle-ci devient ici un bien, qui même aimé, va devenir objet de persécution aux yeux de Humbert.
Le roman est ponctué de trois différents voyages au travers des États-Unis, caractérisés chacun par un sentiment bien défini. Si le premier se base sur comment conquérir Lolita, le deuxième est axé sur comment la garder. L’ultime voyage est empreint d’une quête solitaire du héros afin de retrouver l’objet de son amour. On retrouve cet aspect parcellaire dans le déplacement même des pionniers européens sur le sol américain qui commence en 1607 par la colonie anglaise de Jamestown. Rien n’y est bâti et il faut construire pour s’y établir. L’histoire est plus complexe, mais le peuplement va continuer jusqu’à la frontière occidentale du pays. Il y aura des étapes comme pour Humbert et Lolita. À l’exemple des pionniers dans leurs chariots « mettant en branle la géographie des États-Unis » (Nabokov 1995 : 260), ils s’enfoncent dans les territoires à mesure que le père pénètre la fille. Il nous explique les circonstances de leurs déplacements avec force détails : « Ce fut alors que commença notre grand voyage à travers tous les États-Unis. […] parmi toutes les autres formes d’hébergement touristique » (Nabokov 1995 : 249), en décrivant lesdits espaces clos comme des « cellules carcérales dignes du paradis » (Nabokov 1995 : 250). Le paradis n’est que dans l’esprit du pionnier.
On peut faire un autre parallèle entre l’avancement et la relation avec Lolita. Au début vient l’apprivoisement. Les futurs Américains durent apprivoiser les Amérindiens, de même avec Dolores. Il faut avancer par petits pas. Chaque déplacement est un avancement dans la relation, à l’exemple des nombreux états traversés par le couple. Pour Humbert et Lo, ils prennent la forme de chambres d’hôtels ou d’habitacles de voitures, Lolita est la « compagne de siège » (Nabokov 1995 : 244).
Toute conquête vise à annexer le territoire convoité et à mettre en place des règles, créer une discipline. En l’absence d’affect du sol, il faut voir le manque de vécu d’une entité jeune. On peut faire un parallèle entre l’instauration d’un règlement et l’éducation d’un enfant. Il faut venir coloniser et ce aux sens propre et figuré. Pour qualifier l’affect, on peut dire qu’il correspond à tout état affectif, pénible ou agréable, vague ou qualifié, qu’il se présente sous la forme d’une décharge massive ou d’un état général. L’affect influence le comportement, et les territoires vierges du roman sont hors l’affect lors de leur création. Ce sont les comportements qui vont modifier leur nature. L’affectus, affect, s’adjoint à un état d’âme, un sentiment. La notion de « viol-ence » s’inscrit dans ce cadre. Il s’agit d’une « modification prenant sa source dans le corps de même que dans le mental. [Elle] impose une modification par laquelle la puissance d’agir est diminuée ou atténuée » (Spinoza 1677 : 135). En exerçant sur le corps une pression modificatrice, on aboutit à un changement de comportement. Il en va de même pour le territoire qui voit son sol changer au gré des constructions. On remplace la « beauté fauve » (Nabokov 1995 : 277) par une structure obéissant à des lois visant à civiliser.
La tentation d’un sol vierge dans l’esprit d’un homme, que certains qualifieront de perverse, ou dans celui d’un pionnier, souffrant de persécutions, justifie un tel comportement envahissant. L’innocence d’un corps ne peut opérer une comparaison avec une intrusion antérieure, un avantage. La parole amène le pouvoir, instaurant une hiérarchie dans les niveaux de langage. Lo est vulgaire et par extension qualifie un peuple dit non civilisé. Le pionnier doit ériger des monuments à l’image de son savoir. Humbert essaye de créer en Lo son aimé. C’est une vision idyllique car il y a des tensions au sein du couple. Le Manifest Destiny justifiant l’avancement n’efface pas la présence des autochtones. Lolita nomme cette pénétration sur son corps « inceste » (Nabokov 1995 : 211). La justification du pionnier ne tardera pas à venir, il est « le thérapeute » (Nabokov 1995 : 257).
Juridiquement, il doit « légaliser cette tutelle » et espère une « totale coopération » de la part de Lolita : le Gold Rush devient « Mission Dolores ». Une forme visible d’aménagement fut le chemin de fer visant à attirer les pionniers auxquels les brochures louaient la fertilité des terres. Cette notion de déplacement se retrouve dans les voyages du couple grâce à des « guides » de voyage et des « panneaux de signalisation » (Nabokov 1995 : 254). Lolita est la ruée vers l’or d’Humbert qui voit en elle sa propre réalisation, sa liberté. Il entreprend son voyage vers l’ouest, celui vers le cœur de Lolita. Il faut aller partout, conquérir, toucher la nature même. Humbert connaît ce désir quand il explique : « Mon seul grief contre la nature était de ne pouvoir retourner Lolita comme un gant et plaquer mes lèvres voraces contre sa jeune matrice, son cœur inconnu » (Nabokov 1995 : 282). Toutefois, la quête d’un territoire vierge reflète une individualité. Le pionnier fait face à ses contradictions, se retrouve dans le dénouement.
Étape par étape, Humbert obtient de Lolita un premier baiser. Il est le point de départ de leur périple. Il est, pour Humbert, la clé de la possession de Lolita. Ce baiser est d’ailleurs vu de façons différentes par Kubrick et Lyne. Chez Kubrick, cette scène ne peut être réellement anticipée car la relation des protagonistes s’installe dans le silence et le non-dit. Mise à part une allusion à Pigalle, qui nous fait penser au sexe, un parallèle est établi entre la tâche d’écriture et l’élaboration proleptique de Lolita en mots. Humbert s’installe ainsi dans un semi-studio de travail. Cette image besogneuse suggère la difficulté de l’obtention de Lolita. Quand advient la scène du baiser, il se fait chastement sur la joue, amplifiant les non-dits de la relation. Chez Lyne, toute la relation des protagonistes est mise sous la coupe de la consommation. Chaque scène partagée par le couple est synonyme d’occupation nourricière. Lolita mange une banane ou mâche un chewing-gum. Humbert, quant à lui, taille un crayon. Il y a, outre les métaphores sexuelles de l’ingestion d’une banane ou de l’insertion d’une pointe dans un taille-crayon, l’idée de la nourriture portée à la bouche. On est porté à imaginer ce qui va suivre. En ce qui les concerne, la scène du baiser se fera à pleine bouche. Il ne sera pas le dernier, à la différence du choix de Kubrick qui n’en filme qu’un, chaste.
Le comptoir aux illusions
En tant que colons envahisseurs, il faut s’attendre à une réaction violente du sujet possédé. Il faut faire face à la réalité des choses, être préparé à la solitude. Être accompagné n’est pas une garantie de ne pas être seul. Il ne faut pas confondre apport et imposition d’une civilisation. S’instaure la « viol-ence ». Loin du simple apport de nouvelles inventions, il faut entrevoir les dégâts. La pénétration d’un corps inexploré implique une part d’inconnu où il est impossible de prévoir les effets provoqués. Outre la maladie se crée une pléthore d’envies découlant de la tentation. On a ouvert la boîte de Pandore. Tel un territoire, les « tour de hanches, soixante-quatorze centimètres ; tour de cuisses […], tour de poitrine, soixante-huit centimètres […] » (Nabokov 1995 : 190) doivent être recouverts. Il faut créer des structures, vêtir un corps nu. Dans la lettre de Lolita, Nabokov recoupe Lolita et les Amérindiens en écrivant : « nous achetions [des] curiosités indiennes » (Nabokov 1995 : 255). Il met en avant le côté consumériste d’une société qu’il hait. En opposition, il plonge son personnage dans un « centre commercial » (Nabokov 1995 : 190) où il achètera à sa protégée « des jolies choses » (Nabokov 1995 : 190).
Un autre parallèle se fait entre drogue et alcool. La première administrée à Lolita, le second distribué aux Amérindiens. Ces derniers, ignorant l’ivresse, découvrent une manifestation divine. Cette découverte est identique à celle de Lolita quand Humbert lui propose « De la vitamine X » (Nabokov 1995 : 215). La naïveté de Lolita lui donnera l’envie d’en prendre. Elle devient la proie qu’on endort de belles paroles, avec des somnifères. Au premier abord, cette rencontre avec de nouveaux produits paraît anodine. Si les pilules de sommeil ont un effet limité, l’utilisation répétée est dangereuse car elle met sous la coupe de celui qui les donne. La dépendance à l’alcool des Amérindiens va se développer et causer des luttes intestines. Le corps demandeur ne se rend pas compte de l’emprise. Ce besoin donne au persécuteur un pouvoir qu’il conserve. Une fois acquis, il devient difficile de s’y soustraire. Humbert agit d’ailleurs « en tapinois sous couvert de la nuit » (Nabokov 1995 : 218).
L’absorption mène à une exploitation de la fragilité. Elle s’adjoint à des contraintes. Les Amérindiens ont dû céder leurs terres, leur vie, et Lolita a dû faire don de son corps. Toutefois, la quête étant personnelle, on se retrouve avec des individualités seules face aux autres. Comme le note Humbert, « de l’extase escomptée, il n’allait rien résulter d’autre que de la souffrance et de l’horreur » (Nabokov 1995 : 219).
La solitude est à la fois un sentiment et une situation. Humbert connaît cette dernière quand Lolita se détache de lui et désire le monde. Il lui faudra attendre un 4 juillet pour sortir des griffes d’Humbert. En 1776, ce jour marque l’indépendance américaine. Ce recoupement intensifie la délivrance. Humbert explique : « la déconvenue que je dois évoquer maintenant ne devrait en aucune façon entacher les mérites […] tragiques mais jamais arcadiens de l’Amérique » (Nabokov 1995 : 287). On ne remet pas en cause la beauté, on place le pionnier avec sa solitude face à celle du sujet objectivé.
Le paysage grandiose impose le silence. Les pionniers durent écouter les Amérindiens, leur savoir, Humbert reste sans voix face au charme de Lolita. Il s’oublie dans ce qu’elle représente pour lui. Le persécuteur est enchaîné à sa victime dans ses attentes. Humbert, tel le pionnier, veut se réaliser et atteindre la plénitude du sentiment par la concrétisation de son ancien amour, Annabel. Autrui est l’accession à soi. Les pionniers et Humbert sont guidés par l’amour d’un sol ou par un corps. Les pionniers apprirent au côté des Amérindiens et Humbert se redécouvre jeune garçon dans les bras de sa Lolita. On se découvre au travers de l’autre. C’est cette faiblesse qui servira à la victime pour inverser le processus.
Lors de leurs voyages, Humbert et Lolita font des étapes dans divers hôtels, lieux où le lit prend toute son importance. En effet, Humbert, après la scène du baiser en vient à joindre la couche de Lolita. Comment l’image fait-elle ressortir la représentation de la consommation sexuelle du « couple » ? Kubrick laisse volontairement tomber le côté sexuel de la relation en refusant même de les faire partager le même lit dans les chambres d’hôtels qu’ils fréquentent. Il utilisera ainsi un élément du roman de Nabokov, la demande d’un lit de camp. La censure des années soixante est bien sûr en partie responsable de cet effacement, mais les relations sexuelles auraient pu être suggérées. C’est un choix qu’il ne prend pas, gardant ainsi la relation à un niveau platonique. Ceci diffère totalement dans la vision de Lyne. Les mœurs avaient évolué, mais il est flagrant que la version de 1997 déborde de sexe et bien qu’elle ne montre rien de charnel, on sait de quoi il retourne à la vue de l’image. Comme pour le baiser, il y a plusieurs scènes de relations entre le beau-père et la fille. Ces dernières inscrivent le plus souvent Lolita dans un rôle de femme, comme lorsqu’elle demande à Humbert de la porter jusqu’à son lit ou encore quand elle lui reproche de ne pas l’avoir encore embrassée. Cet aspect est plus troublant quand on sait que la nymphette décrite dans le roman a douze ans. À cet âge, il est impossible d’imaginer un tel comportement. Toutefois, cette différence est la plus flagrante en ce qui concerne le traitement par l’image de ces relations.
La revanche de l’autochtone
Toute invasion agressive et non désirée entraîne une révolte de la victime. Les Amérindiens et Lolita expriment leur révolte. À l’emprise fait suite l’affranchissement. Le persécuteur devient victime. En tant que domination morale ou intellectuelle, l’emprise implique une mainmise sur l’objet de désir. Elle peut avoir diverses formes et conduire à des opposés comme la séduction et la destruction. Cet empire sur autrui est de construction, signifiant l’action de prendre une partie de terrain, de se l’approprier. Rien de tel que la séduction pour parvenir à un but de possession.
À partir de doux discours, de cadeaux, on peut parvenir au but recherché, mais la fin est souvent au détriment de l’agissant. Dans son étymologie se ducere signifie attirer à soi, éduquer. On peut de nouveau appeler Humbert un pionnier car il tente de façonner Lolita à l’image de son aimée et de combler la frustration vécue avec Annabel. Il essaye de séduire de nouveau son amour de jeunesse, la réincarnant en Lolita. C’est une histoire circulaire de séduction plus que de sexe. Le pionnier s’exprime en lui avec les cadeaux qu’il offre, espérant la gagner. Les pionniers américains agissaient de même en se disant porteurs d’une éducation, d’un modèle de civilisation. Mais l’infertilité de l’enfant ainsi que celle du territoire va poser problème dans la réalisation des attentes. Humbert nous explique ainsi : « Elle était entrée dans mon univers » (Nabokov 1995 : 284). Un peu plus loin, il ajoute qu’« il n’y a rien de plus cruel qu’une enfant adorée » (Nabokov 1995 : 284). Les pionniers firent le même constat face aux réactions hostiles des Amérindiens. Ils souhaitaient la fin de ces « meurtres d’âmes » (Denis 1997 : 168) puisque leur civilisation disparaissait. Il faut donc que « l’agression cesse d’exister en tant que réalité extérieure et figée » (Denis 1997 : 166). On s’inscrit dans une relation amour/haine trop simpliste. La haine n’est pas un phénomène élémentaire. Elle relève de l’emprise sur les objets extérieurs à soi. Précédemment, je signalais qu’il y avait trois principaux voyages initiés. Le second pourrait s’intituler comment garder Lolita. Cette quête est celle d’Humbert. L’emprise est dirigée vers la satisfaction personnelle. Quand cette dernière n’est plus alors naît l’ambivalence et le seul sentiment qui puisse y mettre fin est la compassion. Humbert se déprécie, se qualifiant de « monstre énorme et insane » (Nabokov 1995 : 219). Il compatit aux souffrances qu’il a infligées.
L’emprise semble naître de l’acquisition de l’autre, mais est-elle pleine, définitive ? Il faut se débarrasser de cette imposition pour retrouver son intégrité, ne plus être un fétiche. Selon Joyce McDougall, auteure de Théâtres du je, la répétition s’inscrit dans un cercle vicieux où l’identique et la peine s’éprouvent à l’infini. Le phénomène de dépersonnalisation peut donc être permanent. Il devient urgent de s’en sortir. Afin de répondre à cette nécessité, Lolita choisira de s’enfuir un 4 juillet. Les Amérindiens, eux, se protégeront des assauts en refusant de traiter avec le colon. L’indépendance de Lolita mènera Humbert dans un autre voyage quand elle lui demandera de l’argent, jouant pour cela sur ses sentiments. Malheureusement, cette notion de marchandages se retrouve dans les techniques de survie dont les colons troquèrent l’apprentissage contre des cadeaux, alcool et autres.
L’imposition mène toujours à une révolte car il est impossible d’aliéner indéfiniment une personne. On assiste à une tentative de sortie du carcan et à une inversion dans les rôles joués par les protagonistes. Le territoire, sol ou corps, doit être dépossédé pour redevenir fertile à la pensée. On constate des séquelles, dont la fin est le plus souvent la mort, psychique ou physique. C’est l’aspect le plus difficile car il implique une violence de la part du possédé. Il faut se perdre pour se retrouver. Ce travail sur soi passe par l’oubli de l’autre. Il faut partir. Les pionniers connurent ce sentiment suite aux persécutions que certains subissaient en Europe en raison de leurs choix religieux ou sociaux. Lolita souhaite connaître le monde et sortir de celui imposé par son beau-père. Elle veut le monde alors qu’Humbert ne lui offre que des chambres d’hôtel ou des habitacles de voitures. Comme les pionniers en fuite face à l’ancienne patrie, Lolita doit se détacher de l’oppresseur. Humbert, homme d’origine européenne né en Russie correspond à ces deux réalités.
Humbert représente la culture dominante, celle dont il faut se défaire. Pour cela, les Anglais se détacheront du joug du roi George III et déclareront les colonies anglaises indépendantes et américaines. Un des aspects de la révolte sera le pamphlet Common Sense de Thomas Payne ; c’est une dénonciation pure et simple de l’administration anglaise, tout comme Lolita dénonce l’attitude d’Humbert. Les rôles s’inversent.
La victime devient le bourreau. Les rôles, actif et passif, sont inversés, entraînant un échange du pouvoir. Une fois sortie de sa prison, la victime impose son bon vouloir en se refusant. Le sol américain, et Lolita, s’érigent contre leurs envahisseurs en partant, déchaînant des tempêtes causant la mort physique ou psychologique. On assiste à la revanche de l’autochtone, en tant qu’adulte car ayant perdu sa virginité. Lolita, fer de lance de cette notion de jeunesse souillée, s’en prend à Humbert, le pionnier, en l’abandonnant à lui-même. Bien qu’absente, Lolita est en possession de pouvoir, celui qu’elle exercera quand elle lui demandera une aide financière. Cette notion est paradoxale. Elle est dans le pouvoir de le faire souffrir mais c’est vers lui qu’elle se tournera pour obtenir de l’aide. Cette idée implique qu’il reste en elle des marques de la possession passée. Il reste sa première vraie expérience et en cela ne pourra pas être tout bonnement effacé.
À l’inversion des rôles, il faut adjoindre un glissement des parties. Humbert s’érige comme l’Europe à fuir alors que Lolita s’incarne en l’Amérique à bâtir. Les traces de l’invasion, si elles ne sont pas physiques chez Lolita comme sur le sol américain, bardé de ponts et bâtiments, ne sont pas pour autant inexistantes. L’inversion des rôles qui s’opère au départ de la victime laisse planer sur celle-ci un soupçon de réminiscence. Rien n’est jamais effacé car c’est la base de sa création. Comme pour les États-Unis, il apparaît un deuil, la mort du nom. La Nouvelle-Angleterre devient les États-Unis alors que Lolita, nom donné par Humbert, se meut en Dolly Schiller, son nom de femme mariée. L’influence du corps d’Humbert restera toujours liée à celui de Lolita puisque son roman ne sera publié qu’à la mort de sa douce. C’est un don d’éternité qu’il lui offre. Humbert perd physiquement sa Lolita et de nouveau il s’opère une différenciation dans le traitement de cette scène dans les deux films étudiés. Kubrick choisit de la montrer au travers des yeux d’un père raisonné bien que malheureux et toujours amoureux. Le côté raisonné vient de son acceptation du mari de Lolita, désormais appelée Dolly Shiller. La date du 4 juillet, anniversaire de la fuite de Lolita et par là même de son indépendance, reste douloureuse au personnage d’Humbert, mais c’est un homme résigné qui se présente à la porte de Lolita après qu’elle lui ait demandé une aide financière. La somme qu’il lui remet, nettement supérieure à la demande, fait planer l’idée d’un remboursement de la dette morale d’Humbert qui lui demandera cependant de repartir avec lui. On reste toujours dans le non-dit et la moralité. Lyne filme également cette demande, mais il nous propose un père versant dans la paranoïa et ne pouvant effacer son chagrin. Refusant la rencontre avec le mari de Dolly, il s’empresse de l’appeler Lo et la voix off nous permet d’accéder à ses réflexions intimes. Il est venu l’aider, mais ses pensées sont, cette fois, empreintes de sentiments et nous assistons à un transfert du sexuel au sentimental.
Tout au long du roman de Nabokov, il s’opère un parallèle entre Humbert et les pionniers. La notion de violence s’exprime dans l’idée d’avancement sur un territoire. On vole la virginité pour installer son pouvoir propre. Humbert, dans ce sens, est un pionnier, et son territoire est Lolita. Il veut la voir à son image, qu’elle garde sa candeur de jeunesse et son corps de nymphette. Humbert situait la nymphette entre neuf et douze ans, c’est-à-dire dans les premières années virginales, pures. Toutefois, avoir Lolita signifie la pervertir en la réifiant, faire d’elle l’image du désir, la frustration d’un acte manqué amoureux.
Mais il faut voir plus loin que cette simple histoire de sexe. Il en va d’une destinée, d’une histoire de sentiments, d’amour. La difficulté rencontrée par les pionniers se retrouve dans les actions de Lolita et son caractère changeant. Dans son attitude de pionnier, Humbert nous fait part de ses sentiments : « si j’essaye de décrire ces choses, ce n’est pas pour les revivre dans ma présente et infinie détresse, mais pour séparer la part d’enfer de celle de paradis dans cet univers étrange, horrible, confondant » (Nabokov 1995 : 235-236). Il y a dans cette œuvre une dualité de la souffrance. Celle des pionniers, qui en sus d’être persécuteurs ont aussi été persécutés, et celle de l’homme amoureux.
Cette œuvre est un chiasme de douleur et d’amour. Les pionniers, j’y inclus Humbert, recherchent une reconnaissance de la part du bien convoité. Si les Américains cherchaient le réconfort d’une terre nouvelle, Humbert est en demande d’amour et de compréhension. Il y a toujours une question d’attente expliquant en quoi la frustration conduit à la violence de la prise. Manifest Destiny ou Mission Dolores, il y a toujours pénétration. Celle-ci, inceste ou vol, amène l’homme, dans son désir égoïste, à agir de façon contre-nature.
Pour finir, rappelons que l’œuvre de Nabokov a connu la censure durant de nombreuses années et que le massacre des Amérindiens ne fut reconnu que bien des années plus tard. Les conquêtes se font le plus souvent dans la douleur et elles pérennisent le cycle violent de l’homme, caractérisé par un vouloir d’appropriation. Considérer Humbert comme un pionnier offre au lecteur la possibilité de découvrir Lolita. Elle se crée à mesure de la lecture. Elle est à ses yeux sa conquête d’Annabel, elle est aux nôtres la découverte d’une âme nue. Lolita pérennise à jamais l’esprit de la quête et laisse en suspens les ravages d’un être qui, aveuglé par sa cupidité, laisse en souffrance la beauté d’un territoire vierge, affecté par le pouvoir et la force du sentiment.
Bibliographie
Monographies
- DENIS, Paul, Emprise et satisfaction : les deux formants de la pulsion, Paris, PUF, 1997.
- McDOUGALL, Joyce, Théâtres du je, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2004.
- NABOKOV, Vladimir, Lolita, trad. Maurice Couturier, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1995.
- SPINOZA, Benedictus de, Éthique, trad. Charles Apphun, Paris, GF Flammarion, 1965, [1677].
Œuvres cinématographiques
- KUBRICK, Stanley, Lolita, 1962.
- LYNE, Adrian, Lolita, 1997.