RÉSUMÉ
L’humain s’est doté d’outils pour aider sa compréhension du monde. Ces outils, dans leurs balbutiements initiaux, ont servi de bases sur lesquelles se sont érigé des institutions. Peu à peu les institutions ont effacé ce qui avait initialement été présupposé dans la conception des outils. Au XXe siècle, deux de ces outils—la logique et le langage—ont fait face à la redécouverte d’une faille à même leurs fondements : l’impossibilité de circonscrire un domaine fermé qui, dans la réflexivité interprétative, éviterait sa propre contradiction. Je propose, dans cette lecture de la logique et du langage des deux Alices de Lewis Carroll, de déceler le problème engendré lorsque l’interprétation des présuppositions vise les fondements de ses propres mécanismes de fonctionnement. C’est à l’aide de la théorie du langage telle que dictée par Humpty Dumpty et de la logique présente dans le tea-party du chapelier fou, toutes deux dialoguant avec la théorie du sens de Deleuze et la logique du projet logiciste, que j’élabore une théorie de la puissance de l’étude littéraire. Cette dernière détient la capacité de formuler un discours à la limite du sens, entre common sense et non-sens, qui puisse parler de la faille du langage tout en utilisant le langage, et d’évoquer l’échec de la logique sous forme de syllogismes, soulignant ainsi les présuppositions limites qui ne peuvent être dépassées.
ABSTRACT
Humanity has begotten itself of tools in order to facilitate its comprehension of the world. Upon these tools, institutions have been constructed, thus covering what had been originally presupposed in their conception. During the 20th century, a failing at the basis of two of these tools—logic and language—has been rediscovered. This failing, the impossibility of ascribing a closed domain without permitting inherent contradictions through self-reflection, will be discussed using Lewis Carroll’s Alice books. Using Humpty Dumpty’s theory of language and the tea-party’s logic, in conjunction with Deleuze’s notion of sens and the logicists’ project, I point out the problem that arises when the interpretation of presuppositions aims towards finding the foundations of its own basic mechanisms. Only literary studies, and its ability to form a discourse at the limits of sense, between common sense and nonsense, may answer this problem adequately, speaking of language’s failings with language and of logic’s limits in syllogisms. Thus will arise the limits of presuppositions, which may never be surpassed.
Le rapport entre la logique et le langage, maintes fois défini et débattu, s’érige sur leur ressemblance apparente : les deux sont des systèmes de sens, et les deux imposent leurs limites comme barèmes d’appréhension de la réalité. L’étude littéraire, qui dépend souvent plus du langage que de la logique, permet dans son rapport au sens d’établir un lieu où la logique est critique du langage et le langage est critique du sens. Dans cette investigation sur la nature du sens trouvée dans la logique et dans le langage, tels qu’ils sont développés dans Alice’s Adventures in Wonderland et Through the Looking Glass de Lewis Carroll, je vise un retour autoréférentiel à ma propre critique, à sa logique et à son langage. Ainsi, d’une étude littéraire j’arrive à un double constat. La logique et le langage sont paradoxaux et imparfaits et c’est la force de l’étude littéraire de le constater.
Petit préalable sur la classification du « non-sens » et ses bases dans le common sense
Les développements théoriques en histoire de la littérature ont vite amalgamé les travaux d’Edward Lear et Lewis Carroll sous l’égide du nonsense, quoique ceux-ci n’aient jamais montré signe de s’être lus. Le terme non-sens, nonsense en anglais, part d’un présupposé : celui du sens. Pour l’élaboration d’un non-sens, suivant le présupposé de l’opposition, une philosophie du sens doit être bien établie. Le meilleur exemple du non-sens dans l’œuvre de Carroll est le poème Jabberwocky, « ‘Twas brillig, and the slithy toves / Did gyre and gimble in the wabe : / All mimsy were the borogoves, / And the mome raths outgrabe [etc.] (Carroll : 191). » Sa constitution prend pour présupposé l’épopée poétique, suit son genre, mais se compose de mots inexplicables. Ces mots prennent un tournant énigmatique lorsque Alice rencontre Humpty Dumpty, qui détient la clé du sens des mots. Ce sens, qui rend le non-sens sensé, est particulier à la théorie du langage de Humpty Dumpty.
Je vais d’abord me concentrer sur la notion du non-sens comme classification littéraire. Les techniques de Carroll dans le Jabberwocky sont reflétées dans le non-sens du Wonderland et le présupposé du sens est incarné dans Alice qui ne comprend plus son monde. Les exemples du non-sens propre au Wonderland abondent, mais voici celui qui m’a le plus marqué :
“Can you row ?” the Sheep asked, handing her a pair of knitting-needles as she spoke. “Yes, a little—but not on land—and not with needles—” Alice was beginning to say, when suddenly the needles turned into oars in her hands, and she found they were in a little boat, gliding along between banks : so there was nothing for it but to do her best (253).
Non seulement l’état du monde n’est pas fixe, mais ses habitants (dans ce cas-ci, le mouton) sont parfaitement accommodés à cet état d’incertitude physique. Le mouton peut déjà demander à Alice si elle sait ramer, avant même que la rivière ne soit apparue. Mais le non-sens n’est pas un chaos incompréhensible, car il contient des éléments reconnaissables (tel un mouton, un bateau), et des raisonnements sensés, comme la question à propos de ramer qui laisse présager le bateau. Ce sont les sauts incongrus entre des réalités sensées qui font le non-sens du texte. Le présupposé du sens fait partie intégrante du Wonderland.
Peut-on s’imaginer un monde sans sens, à la limite de la création du sens ? Cette question ne peut pas exister sans que le sens s’impose. Comme pour la question de l’origine, la question du non-sens se bute à la limite sensible de la Question en tant que telle. Étant donné que la Question nécessite le sens, la question du non-sens ne peut pas exister sans la présupposition du sens. Si on prend l’argument du point de vue de l’histoire littéraire, on peut dire que des auteurs comme Joyce ou Beckett, qui s’efforcent par la technique de leur écriture de faire ressurgir le non-sens, le font suite à une longue histoire littéraire sans laquelle ils n’auraient pas pu arriver à vouloir contrer le sens classique. C’est pourquoi une question comme celle du non-sens est reliée intimement au sens, comme la question du non-sens littéraire est relié au sens de la littérature. La question du non-sens est paradoxalement entre le sens et la possibilité du non-sens. Mais le non-sens s’efforce de faire échouer le sens en utilisant les techniques du sens contre lui-même. La question du non-sens et celle du paradoxe partagent une même modalité de fonctionnement, qui s’appuie sur l’habileté d’un système de logique puissant et rigoureux de fournir des arguments contre sa propre infaillibilité. Comme je le démontrerai, la faille exploitée par le paradoxe en est une qui se présente lorsqu’un système de pensée est mis en conjonction avec les règles rigides de la logique qui à la fois le sous-tendent et sont sous-tendues par lui. Avec le non-sens littéraire, la faille exploitée est celle du langage et son rapport ambigu au sens. Le sens, n’étant pas constitué de manière aussi pragmatique (ou mathématique) que la logique classique, doit être attaqué de manière différente à celle-ci. Le sens discuté ici n’est pas un sens formellement défini par une philosophie quelconque mais plutôt le sens flou utilisé dans une notion comme le common sense, ou encore mieux, dans la notion du « bon sens. »
Le common sense, concept fort utilisé par les positivistes et les pragmatistes, est le rapport immédiat de la conscience avec le monde, et les attentes qui en découlent. Ce common sense s’appuie sur une logique de tous les jours. En effet, il me semble que la phrase « c’est logique » est utilisée beaucoup plus souvent pour exprimer que quelque chose a du sens que pour parler de validité formelle (la seconde définition de « logique » du Petit Robert, sous la classification langagière de « courant » est « conforme au bon sens, à la logique »). Mais s’appuyer théoriquement sur une notion aussi vague que celle du common sense est une stratégie possiblement désavantageuse en ce qu’elle ne fournit pas de barèmes théoriques sur la validité des arguments. Le rapport entre logique, paradoxe et non-sens renforcera l’utilisation du common sense en tant qu’interprétation dans ce contexte, non en le redéfinissant, mais en se centralisant sur sa force, qui est de ne pas être capable de fournir de barème théorique de vérité tout en pouvant s’exprimer.
Formaliser le non-sens ; les racines logiques d’un sens absolu impossible
La logique symbolique, passe-temps de Carroll, a été développée de manière remarquable durant le XXe siècle. De plus, ce langage parallèle d’algèbre prépositionnel est utilisé, dans la tradition anglaise, pour discuter le problème du paradoxe. Je dois donc en faire usage pour faire le tour de la question en bonne et due forme. Dans le dessein d’offrir une lisibilité accrue à ce texte, je traduirai chaque proposition en français sous les caractères de logique symbolique.
L’investigation logique utilisera deux prémisses : « le champignon est blanc » et « le champignon est noir. » Le problème du non-sens en logique est que, formellement, l’argument « si le champignon est blanc, alors il est noir » est valide en tant que tel En effet, rien n’empêche l’induction (si… alors) de deux prémisses indépendantes. Alors, pourquoi est-ce que l’argument paraît contradictoire ? C’est dû à une présupposition qui dicte que « si x est blanc alors x n’est pas noir. » Cette présupposition des opposés peut être formalisée en ajoutant un symbole pour l’opposition ;
et ainsi si on présuppose que le champignon est blanc dans mon exemple alors son développement logique devient :
Le conflit entre la présupposition des opposés et l’exemple donné mène aux conclusions improbables que le champignon est noir et blanc, n’est pas noir et n’est pas blanc. A cause de la présupposition des opposés et de la contradiction donnée comme exemple, chaque hypothèse (le champignon est noir, le champignon est blanc, etc.) permet de prouver son contraire. La phrase devient ainsi « logiquement incohérente » j’utiliserai ce terme pour traduire la notion inconsistent de la logique anglaise) puisque ses prémisses prouvent à la fois une déclaration et la négation de cette déclaration. Le problème d’une telle combinaison de prémisse est qu’elle peut être utilisée pour prouver n’importe quoi. Par exemple (utilisant le développement précédent) ;
Étrangement, parce que le champignon est à la fois noir et blanc, il découle logiquement qu’il est hallucinogène. Ici, le mycologue se bute au logicien et les deux trouvent le même fautif ; celui qui a émis l’argument « si le champignon est blanc alors il est noir. » Mais ce phénomène fait beaucoup plus que prouver que le champignon est hallucinogène. En effet, en logique classique, le fait d’arriver à une proposition et son contraire permet de prouver n’importe quoi. En logique, ce phénomène est nommé le ex falso quodlibet. Le ex falso quodlibet naît du fait que selon la règle de l’induction disjonctive, si un élément est vrai on peut y annexer n’importe quel autre élément, en autant qu’il ne soit pas identique à l’élément initial, avec un « ou » qui les séparent, étant donné que le « ou » prétend que seulement l’un des deux éléments est vrai (et donc que celui annexé est faux). Le problème qui surgit lorsque l’élément initial est à la fois vrai et faux est que la proposition créée peut alors prendre l’élément initial comme faux et donc prouver que l’élément annexé est vrai.
Alors il faut revenir à la raison pour laquelle cet argument, qui mène au ex falso quodlibet, à été émis : comme formalisation du non-sens. Logiquement, le problème avec une contradiction conditionnelle, qui prend en considération la présupposition des opposés, est qu’elle ne peut pas être vraie sans aussi prouver logiquement toute autre proposition, quelle qu’elle soit. La même chose est vraie pour les contradictions conjonctives (le champignon est blanc et il est noir) et biconditionnelles (le champignon est blanc si et seulement s’il est noir) avec l’ajout, bien sûr, de la présupposition des opposés (les preuves pour les contradictions conjonctives et biconditionnelles se développent de manière semblable à celle que j’ai développée pour la conditionnelle). Le problème essentiel avec une telle structure logique, si elle est acceptée, c’est qu’en conjurant le ex falso quodlibet, elle met la notion de vérité, et donc de sens, en péril, permettant n’importe quoi d’être justifiable formellement.
Pour résoudre le problème du champignon, il faut s’échapper du contexte de la logique et des prémisses et trouver une explication interprétative (par exemple, due au soleil et aux couleurs équivalentes perçues tour à tour par les cônes et les bâtonnets de l’œil, le champignon est blanc au soleil et noir dans l’ombre et, inversement, le champignon n’est pas blanc dans l’ombre et n’est pas noir au soleil). Ce rapport entre la logique et l’interprétation est le point d’entrée du non-sens dans la logique. La seule contradiction réellement possible dans ce contexte logique est celle qui prouve « x » et « » à la fois. Donc, du point de vue de la logique symbolique, le non-sens formel est soit inexprimable, soit une proposition logiquement incohérente qui conjure le ex falso quodlibet. Mais pour faire le rapport entre la logique symbolique et la théorie du langage, il est nécessaire d’avoir recours à des présuppositions, comme celle des opposés, pour expliquer le rapport entre les variables conflictuelles. Voilà pourquoi le rapport entre le magasin du mouton et une rivière semble sans sens ; c’est que ce non-sens s’appuie sur une présupposition de la fixité des lieux, ou mieux encore, sur la présupposition que les magasins ne se changent pas en rivières.
Retour au non-sens langagier
A la base même des présuppositions du littéraire se trouve la théorie du langage, et le jeu que ce dernier engendre. Dans toute représentation, le langage s’inscrit comme seuil de possibilité. Mais peu nombreuses sont les œuvres littéraires qui portent une réflexion explicite sur le langage. Dans les Alices, beaucoup d’occurrences se tournent vers une théorie du langage telle qu’exprimée par un common nonsense. Humpty Dumpty est la figure incontestée du théoricien sur le langage du non-sens dans les Alices. En effet, sa clé au poème Jabberwocky, archétype d’un non-sens littéraire, le place comme expert en matière de compréhension du non-sens.
Comme le non-sens qui ne peut pas être sans également inclure le sens, et comme le ex falso quodlibet qui ne peut pas être sans inclure la logique qui le sous-tend, Humpty Dumpty ne peut pas être un théoricien du langage du non-sens sans être également encré dans un langage du sens. En effet, toute son exégèse de la première strophe du poème Jabberwocky porte sur le sens des mots qu’Alice ne comprend pas (Carroll : 270-272). Mais Humpty Dumpty devient plus que dictionnaire lorsqu’il explique la source de sa connaissance :
“There’s glory for you !” “I don’t know what you mean by ‘glory,’” Alice said. Humpty Dumpty smiled contemptuously. “Of course you don’t—till I tell you. I meant ‘there’s a nice knock down argument for you !’” “But ‘glory’ doesn’t mean ‘nice knock-down argument,’” Alice objected. “When I use a word,” Humpty Dumpty said, in rather a scornful tone, “it means just what I choose it to mean—neither more nor less.” “The question is,” said Alice, “whether you can make words mean so many different things.” “The question is,” said Humpty Dumpty, “which is to be master—that’s all.” Alice was too much puzzled to say anything ; so after a minute Humpty Dumpty began again. “They’ve a temper, some of them particularly verbs : they’re the proudest—adjectives you can do anything with, but not verbs—however, I can manage the whole lot of them ! Impenetrability ! That’s what I say !” “Would you tell me, please,” said Alice, “what that means ?” “Now you talk like a reasonable child,” said Humpty Dumpty, looking very much pleased. “I meant by ‘impenetrability’ that we’ve had enough of that subject, and it would be just as well if you’d mention what you mean to do next, as I suppose you don’t mean to stop here all the rest of your life.” “That’s a great deal to make one word mean,” Alice said in a thoughtful tone. “When I make a word do a lot of work like that,” said Humpty Dumpty, “I always pay it extra.” “Oh !” said Alice. She was too much puzzled to make any other remark. “Ah, you should see ‘em come round me on a Saturday night” Humpty Dumpty went on, wagging his head gravely from side to side, “for to get their wages, you know.” (Carroll : 268-70)
Avant d’entrer dans la théorie du langage de Humpty Dumpty en tant que théorie, il y a quelques éléments de la dernière citation qui doivent être isolés. L’origine du sens des mots de Humpty Dumpty (qui semble très bien communiquer) se trouve dans une maîtrise active du sens. Humpty Dumpty contrôle ses mots pour les faire signifier ce qu’il veut. Ici on remarque une inversion de la relation habituelle entre le langage et son utilisateur ; les mots n’ont pas un sens imposé à Humpty Dumpty, qui doit les utiliser selon leurs limites. La limite, pour Humpty Dumpty, se trouve dans sa capacité à diriger les mots, comme entités indépendantes, vers le sens qu’il leur attribue. Ce contrôle actif des mots est, de plus, combiné par une forme de récompense pour le travail des mots (il les paie…).
Le rapport entre Humpty Dumpty et le langage ressemble au rapport entre un employé et patron, faisant des mots des entités non seulement indépendantes, mais aussi redevables. Ce rapport entre les mots et celui qui les utilise est un inversement total (un nonsense fort ancré dans le sens) de la théorie du langage romantique de Humboldt ou Schlegel. D’une part, Humboldt donne aux mots la force d’imposer leur sens à la compréhension de celui qui les utilise, par exemple ; « Man lives primarily with objects, indeed, since feeling and acting in him depend on his presentations, he actually does so exclusively, as language presents them to him (Humboldt : 60), » et Schlegel attribue aux mots un lien direct à la pensée, « Mind and language are so inseparable, thought and word are so essentially one, that, just as certainly as thoughts are considered to be the characteristic privilege of humankind, we can call the word, in accordance with its inner meaning and dignity, the original essence of man (citation de Chomsky : 70). » Humpty Dumpty, lui, refuse de laisser sa pensée être contrôlée par les mots en leur imposant de nouveaux sens. Il libère, par son esclavage, les mots de leur lien à la pensée.
Le Wonderland, qui permet à cette théorie du langage d’exister, fonctionne selon les mêmes méthodes qu’Humpty Dumpty. Chaque membre du Wonderland exerce son propre contrôle partiel sur les mots qu’il utilise. Par exemple, dans la discussion entre le canard et la souris, qui se déroule ainsi :
“I proceed ‘Edwin and Morcar, the earls of Mercia and Northumbria, declared for him ; and even Stigand, the archbishop of Canterbury, found it advisable—’” “Found what ?” said the Duck. “Found it,” the Mouse relied rather crossly : “of course you know what ‘it’ means.” “I know what ‘it’ means well enough, when I find a thing” said the Duck : “it’s generally a frog of a worm. The question is, what did the archbishop find ?” (Carroll : 47)
Le canard fait face à son propre « it » qui doit être utilisé dans la compréhension de l’histoire de la souris. Le canard perd le contrôle de son propre mot, et doit être soumis au sens de la souris. Il doit avouer qu’il ne connaît pas vraiment le sens de « it » et donc que la souris, telle qu’elle le raconte dans son histoire, est libre d’imposer son propre sens au « it » du canard.
Dans la scène du tea–party, la Dormouse raconte une histoire :
“They were learning to draw,” the Dormouse went on, yawning and rubbing its eyes, for it was getting very sleepy ; “and they drew all manner of things—everything that begins with M— […] such as mouse-traps, and the moon, and memory and muchness—did you ever see such a things as a drawing of a muchness !” “Really, now you ask me,” said Alice, very much confused, “I don’t think—” “Then you shouldn’t talk,” said the Hatter. (Carroll : 103)
Dans cet exemple, la Dormouse confirme que pour les habitants du Wonderland, les mots sont des entités indépendantes, et même physiques, au sens où « muchness » peut être représenté graphiquement par un dessin. Le Hatter démontre également la véritable trame d’argumentation du Wonderland, c’est-à-dire l’imposition du sens sur les mots d’autrui. Le « I don’t think » d’Alice passe d’une expression d’incrédulité à un aveu de stupidité. Ce type d’argument, commun dans le non-sens du Wonderland la pousse à s’exclamer ; « “It’s terribly dreadful,” she muttered to herself, “the way all the creatures argue. It’s enough to drive one crazy !” (Carroll : 81) » confirmant ainsi le conflit entre son common sense et le common nonsense, qui conduit à tomber dans la folie normative du Wonderland.
Mais sur le plan de l’interprétation, la théorie du langage de Humpty Dumpty tient la route. En effet, quoiqu’on veuille penser, l’interprétation suit exactement le chemin du sens de Humpty Dumpty. Pour dégager un sens d’une œuvre de littérature, le critique doit essentiellement forcer les mots à dire ce qu’il veut qu’ils disent. Carroll en était conscient ; « Words mean more than we mean to express when we use them : so a whole book ought to mean a great deal more than the writer meant. So, whatever good meanings are in the book, l’m very glad to accept as the meaning of the book (citation de Rackin : 19). » Ce texte est, jusqu’à maintenant, un parfait exemple d’une imposition d’un « good meaning », sauf qu’il pose la question de la possibilité d’un tel sens, jusqu’à même pouvoir se demander si la dernière citation de Carroll est elle-même libre de sens fixe. Le rapport initial qu’entretient Alice avec le poème Jabberwocky est décrit ainsi ; « « It seems very pretty, » she said when she had finished it, « but it’s rather hard to understand ! » (You see she didn’t like to confess, even to herself, that she couldn’t make it out at all.) « Somehow it seems to fill my head with ideas—only I don’t exactly know what they are ! » (Carroll : 197). » N’est-ce pas aussi le rapport initial qu’entretient le lecteur avec l’œuvre ? C’est du moins celui que j’ai eu lorsque j’ai lu les Alices pour la première fois. La limite que représente l’œuvre avec son propre sens est soumise aux mêmes considérations que la limite que le sens partage avec le non-sens ; elle en est un présupposé, mais un présupposé qui s’efface pour laisser transparaître une vérité toute autre, qui paradoxalement s’appuie sur une fiction. Dans une œuvre comme les Alices, il est facile d’imposer un sens allégorique à l’œuvre (étant donné que la fantaisie porte déjà l’œuvre aux limites de la compréhension), mais il faut également imposer un sens aux mots de l’œuvre. Dans une recherche qui comprend le non-sens, ce sens imposé devient un problème analogue au paradoxe du menteur (celui qui dit « je mens »). De plus, l’œuvre elle-même pose une réflexion sur ce sens, professée par Humpty Dumpty, mais présente au travers des livres ;
“When you say ‘hill,’” the Queen interrupted, “I could show you hills, in comparison with which you’d call that a valley.” “No, I shouldn’t,” said Alice, surprised into contradicting her at last : “a hill can’t be a valley, you know. That would be nonsense—” The Red Queen shook her head. “You may call it ‘nonsense’ if you like,” she said, “but I’ve heard nonsense, compared with which that would be as sensible as a dictionary !” (Carroll : 297)
Dans l’exemple précédent, la reine décèle le problème de la limite du sens. Dans le continuum entre colline et vallée, la limite des mots semble être elle-même paradoxale. Hofstadter dans une entrevue dans un numéro hors-série de Science et Avenir dit : « Le prix à payer pour le don du langage, des mots, et des concepts abstraits, c’est la vulnérabilité au paradoxe ; en d’autres termes, le paradoxe n’est que le revers de la médaille de la faculté de la pensée, telle que nous la connaissons (Hofstadter, 2003 : 10). » Ainsi, le paradoxe surgit dans la théorie du langage du Wonderland et dans la théorie de l’interprétation. Sans pouvoir présentement affirmer avec certitude que toute recherche théorique est paradoxale, je peux tout de même dire que celle-ci l’est.
Avant de passer à la question de ce qu’une recherche littéraire du non-sens peut faire pour l’étude littéraire, il reste une dernière considération sur le langage qui renforce le lien entre cette recherche et le langage. Dans Through the Looking Glass, Alice doit faire son chemin au travers d’une une forêt où les choses n’ont pas de nom. Ces bois sont l’exemple en acte de la théorie de Humpty Dumpty, qui traite les mots comme des entités séparées de ce qu’elles dénotent et de celui qui les utilise. Lorsque Alice rencontre un moucheron et qu’elle explique qu’elle connaît les noms des choses autours d’elle, le moucheron réplique :
“Of course they answer to their names ?” the Gnat remarked carelessly. “I never knew them to do it.” “What’s the use of their having names,” the Gnat said, “if they won’t answer to them ?” “No use to them,” said Alice ; “but it’s useful to the people that name them, I suppose. If not, why do things have names at all ?” “I can’t say,” the Gnat replied. (Carroll : 222)
Cette citation sert à souligner le lien entre le paradoxe et la recherche théorique. Les notions développées, comme « la théorie du langage de Humpty Dumpty » par exemple, sont ainsi nommées pour des raisons utilitaires à la recherche en cours, comme toute notion qui constitue un discours. Les notions théoriques de cette recherche nomment ou tentent de circonscrire, un concept qui ne peut être nommé que lorsqu’il perd sa caractéristique première (un phénomène qu’on pourrait appeler « le paradoxe du paradoxe, » mais qui cesserait d’être parfaitement paradoxal au moment où il serait nommé). Comme Deleuze et Guattari l’expliquent :
Si la philosophie est paradoxale par nature, ce n’est pas parce qu’elle prend le parti des opinions les moins vraisemblables ni parce qu’elle maintient les opinions contradictoires, mais parce qu’elle se sert des phrases d’une langue standard pour exprimer quelque chose qui n’est pas de l’ordre de l’opinion ni même de la proposition. Le concept est bien une solution, mais le problème auquel il répond réside dans ses conditions de consistance intensionnelle, et non, comme une science, dans les conditions de référence des propositions extensionnelles. (Deleuze et Guattati : 78)
Une recherche théorique, ou « la philosophie » de Deleuze et Guattari, nomme les choses pour ensuite les théoriser. Elle fait l’effort d’imposition de sens tel que définie par Humpty Dumpty pour mouler son objet à sa théorie. Elle fonctionne de la même façon que l’antinomie autoréférentielle et cela nécessairement parce qu’elle invente sa propre justification par la négation de sa problématique qua problématique, elle taille un sens à sa justification par des concepts aux limites extensibles, et elle repousse son origine vers un non-sens régressif. Autant dans la théorie du langage de Humpty Dumpty que dans l’excavation théorique en général, la recherche autour de notions difficilement exprimables inverse l’argument contre une langue personnelle de Wittgenstein et la conclusion de son Tractatus Logico–Philosophicus (tout ce qui ne peut pas être dit doit pour toujours être « passed over into silence »). Là où une notion dans la recherche du sens « scientifique » n’a de sens que lorsqu’elle est positivée, une notion dans la recherche du non-sens doit finalement rester indicible, quoique paradoxalement exprimée au travers d’une imbrication d’interprétations (du texte sur l’œuvre de littérature, du lecteur et du texte théorique sur lui-même) rendue réflexive grâce à une théorie des mécanismes qui la compose (langage, logique). C’est pourquoi la notion du paradoxe accepte son statut fluctuant. Sa seule référence importante est une référence à elle-même et sa seule conclusion n’est créative que comme un résidu intellectuel d’une réflexivité autodestructrice. « L’instance paradoxale a précisément cet être singulier, cette « objectivité » qui correspond à la question comme telle, et lui correspond sans jamais lui répondre (Deleuze : 73). »
Vers un sens hors de la logique
Ce qui vaut pour la théorie du langage du Wonderland est également vrai pour sa logique. Dans le tea–party du Mad Hatter et du March Hare, Alice est confrontée à certains éléments d’une logique tout autre que celle qui règne dans son Angleterre victorienne. Le Mad Hatter lui demande ;
“Why is a raven like a writing-desk ?” “Come we shall have some fun now !” thought Alice. “I’m glad they’ve begun asking riddles—I believe I can guess that, she added aloud. […] Have you guessed the riddle yet ?” the Hatter said, turning to Alice again. “No, I give it up,” Alice replied. “What is the answer ?” “I haven’t the slightest idea,” said the Hatter. “Nor I,” said the March Hare. Alice sighed wearily. “I think you might do something better with your time,” she said, “than wasting it in asking riddles that have no answers.” (95-7)
Alice s’offusque de la possibilité même d’une énigme sans réponse. Son common sense est attaqué dans ses présuppositions, car la notion même d’une énigme dépend de sa réponse. Mais la présupposition n’est pas celle d’Alice. Elle est contenue dans la définition même d’une énigme. Cette structure dépeint la façon dont la logique est régie dans le monde fantastique et inversé du non-sens. Comme discuté plus haut, le non-sens prend son existence d’un présupposé du sens. Dans la dernière citation, l’énigme prend son non-sens d’une présupposition de réponse. De plus le non-sens d’une opposition tel « le champignon est noir et le champignon est blanc » existe grâce à une présupposition des opposés. il est maintenant temps d’explorer plus en profondeur le processus des présuppositions et leur doublet négatif lorsqu’il est positivé (par exemple en développant une notion du « non-sens »).
il est évident que le Wonderland fonctionne selon un mode de non-sens qui résonne par sa présupposition du sens. Dans certains exemples frappants, le non-sens laisse place à son sens premier, par exemple lorsque Humpty Dumpty explique les un–birthday presents ;
“They gave it to me,” Humpty Dumpty continued thoughtfully, as he crossed one knee over the other and clasped his hands round it, “they gave it to me—for an un-birthday present.” “I beg your pardon ?” Alice said with a puzzled air. “I’m not offended,” said Humpty Dumpty. “I mean, what is an un-birthday present ?” “A present given when it isn’t your birthday, of course. “Alice considered a little. “I like birthday presents best,” she said at last. “You don’t know what you’re talking about !” cried Humpty Dumpty. “How many days are there in a year ?” “Three hundred and sixty-five,” said Alice. “And how many birthdays have you ?” “One.” “And if you take one from three hundred and sixty-five, what remains ?” “Three hundred and sixty-four of course.” […] “and that shows that there are three hundred and sixty-four days when you might get un-birthday presents—” “Certainly,” said Alice. “And only one for birthday presents, you know. There’s [a nice knockdown argument] for you !” (Carroll : 267-8)
Ces cadeaux, qui existent par leur dénomination en réaction aux cadeaux d’anniversaires de la même façon que le non-sens existe en réaction au sens, revoient celui qui les considère à l’idée de « cadeau » en tant que tel La notion d’un-birthday spécifie ce qui n’est pas nécessaire de spécifier, et part dans l’infini négatif qui n’est pas considéré lors d’un énoncé positif. Par exemple, le cadeau est un–birthday, mais est aussi potentiellement un–christmas, un–marriage, un–bar mitzva, etc. En fait, le un–birthday present est la verbalisation de la présupposition des opposés. Mais en mettant l’accent sur tout ce que le cadeau n’est potentiellement pas, il rend la présupposition des opposés un peu ridicule. En effet, même si le cadeau a plus de chance de tomber sur un jour qui n’est pas un anniversaire (caractéristique aléatoire), il n’en découle pas que le cadeau est mieux. Enfin, un cadeau, birthday ou un–birthday, est un cadeau tout de même. La proposition est réduite à une absence de matière, comme lorsque le White Knight prouve la beauté de sa chanson sans finalement prouver quoi que ce soit : « « It’s long, » said the Knight, « but it’s very, very beautiful. Everybody that hears me sing it-either it brings tears into their eyes, or else- » « Or else what ? » said Alice, for the Knight had made a sudden pause. « Or else it doesn’t, you know. » (Carroll : 306) »
Ce questionnement de la présupposition des oppositions n’est que la pointe de l’iceberg en ce qui concerne la logique du Wonderland. Car le Wonderland offre plusieurs exemples qui vont plus loin que la simple remise en question de la notion d’opposés. Lors d’un débat avec le March Hare, Alice tombe dans une erreur de logique (car elle continue à utiliser son common sense, qui fonctionne selon sa propre logique) :
“—I believe I can guess that,” she added aloud. “Do you mean that you can find out the answer to it ?” said the March Hare. “Exactly so,” said Alice. “Then you should say what you mean,” the March Hare went on. “I do,” Alice hastily replied ; “at least—at least I mean what I say—that’s the same thing you know.” “Not the same thing a bit !” said the Hatter. “Why, you might just as well say that ‘I see what I eat’ is the same thing as ‘I eat what I see’ !” “You might just as well say,” added the March Hare, “ that ‘I like what I get’ is the same as ‘I get what I like’ !” “You might just as well say,” added the Dormouse, which seemed to be talking in its sleep, “that ‘I breathe when I sleep’ is the same thing as ‘I sleep when I breathe’ !” “It is the same thing with you,” said the Hatter, and there the conversation dropped, and the party sat silent for a minute (Carroll : 95-6)
Le Mad Hatter commence avec une rectification entièrement logique, soit la différentiation entre un conditionnel et un biconditionnel. Par contre, son opposition est réactionnelle, et purement motivée par le désir de contredire Alice. La preuve est que plutôt que de rester dans la rigueur logique, il se laisse détourner dans les particularités de l’argument. Pour passer du conditionnel « I breathe when I sleep » à « I sleep when I breathe », il se contente des répercussions de l’argument plutôt que de sa rigueur logique. La fin des exemples conditionnels, en queue de poisson, permet de reconsidérer la structure de la logique en tant que telle. Est-ce que la logique peut finalement procéder hors de toute analyse interprétative de ses propositions ?
La réponse se trouve dans l’opposition primordiale de la logique, soit l’opposition entre le vrai et le faux. L’antinomie autoréférentielle a déjà démontré que pour la proposition qui se réfère à sa propre valeur de vérité, il est impossible de dissocier l’interprétation de la véridicité. Comme le démontre un autre texte de Carroll intitulé What the Turtoise Said to Achilles, les règles qui déterminent le fonctionnement de la logique sont elles-mêmes des propositions. Voilà pourquoi il est possible, en examinant les présuppositions d’une proposition de remettre en question la véridicité de l’opposition claire entre le vrai et le faux. Par exemple, la formalisation de l’argument de la Dormouse se développe ainsi :
Pour interroger les présuppositions d’une telle proposition, le logicien a deux options. Soit il étudie les bases nécessaires à ses propositions de base, soit il utilise la métalogique (qui est un discours narratif fortement appuyé de formules logiques) pour remettre en question les préceptes mêmes de la logique symbolique. Ce que je propose est une combinaison de ces deux procédés, soit d’utiliser les fondements des propositions de base de la Dormouse pour remettre en question les préceptes de la logique. Premièrement je vais développer le raisonnement de la Dormouse avec les valeurs de vérité que l’interprétation permet. La proposition « je respire » est vraie si la Dormouse est vivante, ce qui est un présupposé maintenant assumé (les lettres « V » et « F » sous les propositions sont la valeur de vérité) ;
Ce qui reste à établir, c’est la véridicité de la proposition « je dors ». Il y a présentement deux possibilités, le vrai et le faux. Je vais développer les deux cas. Dans le cas où « je dors » est vrai la proposition se développe telle que le Mad Hatter l’entend :
C’est-à-dire que si « je dors » et « je respire » sont tous les deux vrais, alors la phrase ne fonctionne plus, et le biconditionnel devient applicable. Dans l’éventualité où « je dors » est faux, alors
Voilà donc là où la Dormouse voulait en venir. Dans l’éventualité où elle respire, mais ne dort pas, elle justifie sa phrase. Seul problème : d’une part, lorsqu’elle dit la phrase, la Dormouse « seems to be talking in its sleep », ainsi détruisant son raisonnement, et d’autre part, la Dormouse ne formule qu’une variable de véridicité, soit la proposition « je dors. »
C’est dans la variable de véridicité « je dors » qu’est contenue la véritable attaque envers l’opposition vrai-faux. Une simple comparaison entre « je mens » et « je dors » le démontre. Le paradoxe du menteur a été épuré par Buridan selon un discours entièrement régit par la logique (« je dis le faux »). Avant la reformulation de Buridan, le paradoxe du menteur passait par le verbe « mentir » plutôt que le verbe « dire ». Ceci faisait de la phrase « je mens » une proposition qui devait être interprétée avant d’être déclarée comme paradoxale. Je mens, donc j’impose une valeur de vérité « fausse » à ma propre proposition, donc je dis le faux. Le passage entre la logique et la métalogique se confond dans la proposition « je dis le faux », mais ses racines ancrées dans le « je mens » permettent de comprendre à quel point la logique, et surtout la logique des paradoxes, est dépendante de ce rapport entre interprétation et mathématique. Voilà pourquoi une phrase comme « je dors » est encore plus problématique que « je mens. » Là où « je mens » est lié à sa propre véridicité, « je dors » semble inoffensif. Mais soumise à un peu de common sense, la phrase devient entièrement problématique. Quel contexte permet l’itération « je dors » ? Un rêve, un somnambulisme verbal, ou un mensonge, rien de plus. Mais comment inclure le somnambulisme, ou le rêve dans une proposition logique ? Encore une fois, il est possible d’ajouter des propositions comme le « je vis » de l’exemple développé un peu plus haut, mais la richesse d’une possibilité, telle qu’elle se développe dans l’argument du tea–party est inatteignable. Et je n’ai même pas encore mentionné le « seems » de la phrase « seems to be talking in its sleep » qui redouble l’intérêt d’un autre épisode : « “The Dormouse is asleep again,” said the Hatter and he poured a little hot tea upon its nose. The Dormouse shook its head impatiently, and said, without opening its eyes, “Of course, of course : just what I was going to remark myself” (Carroll : 97). » N’importe quelle relation établie à partir de notions comme le sommeil, ou la semblance, ou la folie (le « I’m mad » du Cheshire Cat), se rapporte à des lieux compliqués qui nécessitent un plus large continuum de variables que la simple polarité entre le vrai et le faux. Mais en même temps, ces lieux complexes sont libres de tous problèmes comme le ex falso quodlibet exclusivement possibles si la dualité vrai/faux est acceptée comme présupposé. Voilà ce que la logique du Wonderland déclare ; il est impossible de réduire le sens du langage à une logique binaire, et c’est pourquoi il peut contenir des paradoxes. Voilà pourquoi le common sense est le discours privilégié pour discuter des paradoxes. Voilà pourquoi l’interprétation littéraire doit s’appuyer sur ce common sense.
En jouant avec la logique (« “I know what you’re thinking about,” said Tweedledum ; “but it isn’t so nohow.” “Contrariwise,” continued Tweedledee, “if it was so, it might be ; and if it were so, it would be ; but as it isn’t, it ain’t. That’s logic.” (Carroll : 230-1) »), Carroll pose des questions à la limite du sens. C’est une interprétation comme cette recherche qui a le potentiel de les transformer en questions centrales. Mais le common sense de l’interprétation, n’étant jamais absolu (ou il tomberait dans les mêmes méandres que la logique) laisse ultimement ses questions à leur stade liminal, étant donné que tout texte critique change le livre qu’il étudie, tout en le laissant entièrement même. C’est dans ce jeu des figures changeantes et inchangées que l’étude littéraire (particulièrement sous une perspective paradoxale) trouve toute sa force.
Bibliographie
- BURIDAN, Jean. Sophismes. Traduit, introduit et annoté par Joël BIARD. Paris : Librairie Philosophique J. Vrin, 1993.
- CARROLL, Lewis. The Annoted Alice. Introduction and notes by Martin GARDNER. New York : Clarkson N. Patter, Inc./Publisher, 1960.
- CHOMSKY, Noam. Cartesian Linguistics. New Zealand : Cybereditions Corporation, 2002.
- DELEUZE, Gilles. Logique du Sens. Paris :Les Éditions de Minuit, 1969.
- DELEUZE, Gilles et Felix GUATTARI. Qu’est–ce que la philosophie ? Paris : Les Éditions de Minuit, 1991.
- FREGE, Gottlob. Écrits logiques et philosophiques. Traduction et introdution de Claude IMBERT. France : Éditions du Seuil, 1971.
- HUMBOLDT, Wilhelm Von. On Language. Trans. by Peter HEATH, Cambridge : Cambridge University Press, 1999.
- RACKIN, Donald. Alice’s Adventures in Wonderland and Through the Looking Glass. Nonsense, Sense, and Meaning. New York : Twayne Publishers, 1991
- WITTGENSTEIN, Ludwig. Philosophical Investigations. Trans. by G. E. M. ANSCOMBE, Oxford : Basil Black:well, 1968.