Entre foi et folie : la reprise

Sara-Danièle BÉLANGER
Université de Montréal

RÉSUMÉ

On pourrait considérer que la théorisation kierkegaardienne autour de la question de la subjectivité prend un ton étrange et inactuel dans la mesure où elle met l’accent sur une certaine unicité qui n’est pas nécessairement présente de manière ontologique chez l’individu, mais advient plutôt, en vertu d’une véritable « folie » subjective. Cette « folie », en tant que possibilité ou risque, s’avère alors être le point de départ d’une expérience du soi nouvelle, d’une existence vécue dans l’« intériorité », d’une part en rupture avec le « général » et d’autre part coextensive d’une relation ambiguë, paradoxale, voire secrète, à la transcendance.

L’objet de ce travail sera d’interroger, dans le cadre d’une telle vision de la subjectivité, le concept kierkegaardien de la « reprise », indirectement incarné chez plusieurs auteurs, en reconstruisant un dialogue implicite, axé sur l’idée centrale de la discontinuité, autour du rapport qui doit se créer entre l’individu et la part d’immanence et de transcendance qu’implique sa propre existence. C’est en s’intéressant justement à la folie subjective qu’implique l’acte de la reprise, soit à ce saut qui instaure une dimension qualitative et transcendante dans le cours brisé de l’existence, qu’on parviendra à mieux saisir de manière indirecte cette notion kierkegaardienne en opposition avec ce qu’on pourrait nommer son « corollaire » dans l’immanence, c’est-à-dire la répétition.

ABSTRACT

One might consider that Kierkegaard’s theorization of the question of subjectivity takes an odd and outdated tone by emphasizing a certain uniqueness of the subject which isn’t necessarily ontologically present in the individual, but rather becomes or arises by virtue of a veritable subjective “folly.” Such a folly, as a possibility and / or risk, serves as the point of departure of a new experience of the self, of an existence lived “interiorly” as it were, simultaneously at a rift with the “general” and coextensive of an ambiguous, paradoxical, even secret relationship to transcendence.

The object of this text will be to examine, within the frame of such a conception of subjectivity and through an implicit dialogue centering on the theme of discontinuity, the kierkegaardian concept of “reprise” – which remains indirectly recalled in the work of many authors – in regard to the relation between the individual and the portions of immanence and of transcendence which his or her existence naturally implies. Thus it is through an interest for the subjective folly implied in the act of “reprise”, for this leap establishing a qualitative and transcendent dimension in the fractured course of existence, that we shall come to a better though indirect understanding of this kierkergaardian notion, in opposition to what we might refer to as its immanent “corollary”, repetition.


La reprise kierkegaardienne, comme mouvement impliquant un renouveau dans l’existence, qui est entrepris et/ou qui survient en vertu d’une transcendance, se pense entre la mort et la naissance, entre une mort s’exprimant comme sacrifice, une « seconde mort » lacanienne en quelque sorte, et une renaissance, une naissance à partir du monde, une « seconde puissance de la conscience ». La reprise n’est pas une répétition, ou si elle en est une, c’est qu’elle l’implique en allant au-delà, c’est qu’elle la complique, la déforme, la reformule à partir des catégories de la foi et de l’existence. La reprise est élastique, elle est le point de déséquilibre, à la fois mouvement et instant, irrécupérables, radicaux, absurdes, du saut. La reprise est ce saut, quasi aveugle dans la mesure où il implique le paradoxe de la foi et du non-savoir, et en cela, il s’agit bel et bien d’une folie, d’une surprise, d’un point de discontinuité dans la trame historique et existentielle. On ne cherchera en rien dans ce qui suit à éclairer la notion de reprise, complexe et fuyante, mais plutôt à la faire sentir pourrions-nous dire, en tentant, d’une manière presque kierkegaardienne, de la communiquer indirectement, en tournant autour et en s’y butant, en s’intéressant à ce qu’implique un tel acte, à ce qui le précède et le suit dans la ligne brisée de l’existence, à la rupture étrange qu’il provoque.

Se donner la mort : un saut, une dépense, une négation, une affirmation

Les différentes pensées qui se construisent autour de la volonté de périr ou du « se donner la mort » bien que multiples et variées évidemment, associent fréquemment la mort, le « sacrifice » de soi, à « une nécessité de la liberté », à un mouvement accompli par et pour la liberté, une dépense sans réserve, radicale, qui implique l’espoir d’un changement allant au-delà du simple dépassement. Cependant cette dépense dont il s’agit chez le Zarathoustra de Nietzsche, chez le Kirillov de Dostoïevski, chez Artaud, chez Bataille, et même dans la « seconde mort » ou « l’acte » de Lacan, semble exclure absolument l’aspect résigné d’une mort au monde en vertu de la transcendance telle qu’elle se présente chez Kierkegaard. La dépense se présente chez ces auteurs comme une résistance et une affirmation par la perte qui se veut non pas passive mais active, volontaire, comme une sortie du système par le rejet de son mouvement économique et répétitif, comme un mouvement déraisonnable également mais aussi quasi « volontariste » dans la mesure où il implique une tentative de prendre en charge la surprise, de la provoquer sans l’attendre :

[…] la vie humaine ne peut en aucun cas être limitée aux systèmes fermés qui lui sont assignés dans des conceptions raisonnables. L’immense travail d’abandon, d’écoulement et d’orage qui la constitue pourrait être exprimé en disant qu’elle ne commence qu’avec le déficit de ces systèmes : du moins ce qu’elle admet d’ordre et de réserve n’a-t-il de sens qu’à partir du moment où les forces ordonnées et réservées se libèrent et se perdent pour des fins qui ne peuvent être assujetties à rien dont il soit possible de rendre des comptes. (Bataille 1967, 43)

Cette notion de dépense implique certainement l’idée de réaliser une présence pure – ou encore une différance pure selon Derrida – en rompant avec le caractère économique de la répétition qui : « sépare d’elle-même la force, la présence, la vie. Cette séparation est le geste économique et calculateur de ce qui se diffère pour se garder, de ce qui réserve la dépense et cède à la peur » (Derrida 1967, 117). Le théâtre de la cruauté d’Artaud représente justement une anti-dialectique qui est affirmation et dépense, affirmation d’une négation impossible à sursumer dans un dépassement dialectique ou dans le mouvement économique de la répétition, il implique le « une fois » qui nécessairement doit disparaître donc se perdre.

[…] reconnaissons que ce qui a été dit n’est plus à dire ; qu’une expression ne vaut pas deux fois, ne vit pas deux fois ; que toute parole prononcée est morte et n’agit qu’au moment où elle est prononcée, qu’une forme employée ne sert plus et n’invite qu’à en rechercher une autre, et que le théâtre est le seul endroit au monde où un geste fait ne se recommence pas deux fois. (Artaud 1964, 117)

Le théâtre de la cruauté, par sa cruauté même (qui s’avère être « tout ce qui agit ») qui délie de tout impératif de conservation, implique justement un certain mouvement de la liberté dans l’affirmation unique et fugace d’une présence, donc dans ou grâce à l’expérience constante, reprise et à reprendre, ou encore répétée pourrait-on oser, du sacrifice – puisqu’il s’agit bien de théâtre même si on le pense sans l’idée de représentation qui lui est habituellement corrélative, c’est-à-dire d’un jeu sans fin, même si tout se dérobe et rien n’est le même. Car toute dépense, dans la mesure où on la conçoit comme une présence appelée à disparaître, à se consumer, ne peut être pensée qu’à travers une perte ou une mort volontaire, un « se donner la mort » qui met en lumière le caractère absolument singulier, unique, de ce qui s’éteint, de ce qui choisit de s’éteindre, de ce qui se sacrifie. Il s’agit d’essayer de se retrouver en se perdant, en acceptant de périr et de faire périr le système dialectique qui s’alimente, se conserve et nous perd en nous préservant, en récupérant toutes les pertes et les déviations, tous les rejets et les cadavres. Car « la dialectique est toujours ce qui nous a perdus parce qu’elle est ce qui toujours compte avec notre refus. Comme avec notre affirmation. Refuser la mort comme répétition, c’est affirmer la mort comme dépense présente et sans retour » (Derrida 1967, 362). La cruauté d’Artaud revient donc aussi à tenter l’ultime mouvement de la liberté, celui d’une déterritorialisation « non-reterritorialisable ». Le lien entre la mort et la liberté doit donc se comprendre ici dans l’idée d’un sacrifice de soi à ou pour soi, puisque c’est bien là, dans ce mouvement, que la singularité ou l’unicité peut entreprendre son affirmation. Comme le note Derrida, fortement inspiré par Heidegger : « faire l’expérience de sa singularité absolue et appréhender sa propre mort, c’est la même expérience : la mort est bien ce que personne ne peut ni endurer ni affronter à ma place. Mon irremplaçabilité est bien conférée, livrée, on pourrait dire donnée par la mort » (Derrida 1999, 64). L’expérience du sacrifice de soi peut même être pensée comme une tentative de faire de sa propre singularité quelque chose de sacré :

Le sacrifice n’est autre, au sens étymologique du mot, que la production de choses sacrées.

Dès l’abord, il apparaît que les choses sacrées sont constituées par une opération de perte : en particulier, le succès du Christianisme doit être expliqué par la valeur du thème de la crucifixion infamante du fils de Dieu qui porte l’angoisse humaine à une représentation de la perte et de la déchéance sans limite. (Bataille 1967, 24)

Mais le sacré, puisqu’il implique un reste dans la perte, une trace exemplaire, indélébile, un excédent prenant la forme d’une présence qui demeure contemporaine, ne peut être confondu avec un mouvement où il s’agirait de se consumer entièrement dans une dépense unique : l’affirmation dans la dépense est une affirmation comme dépense, il n’en reste rien ; et même si elle peut nous permettre d’arriver à dépasser la peur ou l’impuissance, on ne gagne pas pour autant automatiquement par un effet de transfert, ni la puissance, ni la conscience, ni la « seconde puissance de la conscience » dont il est question chez Kierkegaard. Cependant, même quand il est question d’une mort accomplie en vue d’un salut, non en vertu de la foi mais de la foi dans le fait de ne pas avoir la foi, qui se rapproche de « l’acte » lacanien par lequel est supposée l’absence du Dieu, de l’Autre, ainsi que la possibilité de traverser et le fantasme et le réseau symbolique, le mouvement implique encore malgré tout un certain aspect transcendant, sacré, exemplaire dans son unicité et son caractère décisif, comme ici dans cet extrait d’un dialogue de Les Démons entre un Kirillov enfiévré par sa mort volontaire imminente et Piotr Stépanovitch qui cherche à instrumentaliser ce suicide à ses fins :

C’est moi qui me tuerai moi-même, obligatoirement, pour commencer, pour démontrer. Moi, je ne suis encore qu’un Dieu malgré moi, et je suis malheureux, parce que je suis obligé d’affirmer mon être libre. Ils sont tous malheureux, parce qu’ils ont tous peur d’affirmer leur être libre. Si l’homme, jusqu’à présent, a toujours été pauvre et malheureux, c’est qu’il a toujours eu peur d’affirmer le point essentiel de son être et qu’il n’a dit son être que sur les bords, comme un gamin. Je suis malheureux monstrueusement, parce que j’ai peur monstrueusement. La peur est la malédiction de l’homme… Mais moi, j’affirme mon être libre, je suis obligé d’avoir la foi que je n’ai pas la foi. Je vais commencer, et je vais finir, et je vais ouvrir la porte. Et je vais faire le salut. Il n’y a que cela qui sauvera les hommes, et, dès la génération suivante, pourra le régénérer physiquement ; parce que, sous son aspect physique actuel, avec tout ce que j’ai pu penser, être homme sans le Dieu ancien, c’est impossible, totalement. Pendant trois ans de suite, j’ai cherché l’affirmation de ma divinité et je l’ai trouvée : l’attribut de ma divinité, c’est l’être libre ! C’est le seul moyen que j’ai pour montrer mon insoumission sur le point essentiel et cette liberté terrifiante qui est la mienne. Parce qu’elle est vraiment terrifiante. Je me tue pour montrer mon insoumission et ma nouvelle et terrifiante liberté. (Dostoïevski 1995, 278-279)

Le suicide de Kirillov ne se limite pas à un geste de négation radical, il est aussi une affirmation, celle de sa liberté et par là même de sa propre divinité ; il représente un peu ce passage, ce saut dans l’absurde qui doit ouvrir la porte, entamer le salut de l’humanité, c’est-à-dire qui doit rester, signifier, faire sens, s’inscrire pour servir d’exemple pour tous. L’absurde est donc en partie lié à la croyance, à la foi – qu’il s’agisse de la foi en Dieu, Allah, les Héloïms, la Crêpe céleste, ou la foi dans le fait de n’avoir pas la foi, la foi en quelque chose qui, sans être rien s’appelle Rien (structurellement l’objet s’avère presque indifférent) – et la foi active, la foi vécue, a un pied dans le sacrifice, dans sa cruauté. « Du point de vue de l’esprit cruauté signifie rigueur, application et décision implacable, détermination irréversible, absolue » (Artaud 1967, 158). S’appliquer soi-même, en toute cruauté, à sa propre mort, au sacrifice de soi-même, c’est aussi faire l’expérience ultime de la responsabilité, et de sa singularité par cette responsabilité, car « le sens de la responsabilité s’annonce toujours comme une modalité du « se donner la mort » » (Derrida 1999, 65). Pourtant Kirillov est fou, à tout le moins on le dit fou. Mais le moment de la décision, du saut, du sacrifice ou du suicide est bien cet instant de folie, donc absurde, dominé par l’irrationnel, non guidé par un savoir mais par une foi, inexprimable selon la raison et seulement difficilement médiatisable dans le langage. Il y a la folie de Kirillov, celle de Zarathoustra, celle d’Abraham ou du chevalier de la foi : manifestations dont on peut dire qu’elles sont des mouvements soit de surprise, soit de cruauté, soit liées à la reprise, et dont on peut affirmer paradoxalement qu’elles sont aussi des expressions d’une responsabilité individuelle, soit devant soi et devant les autres, soit devant soi et devant l’Autre ou encore, peut-être, devant l’absence de l’Autre. La responsabilité est, selon Derrida, ce qui ressort d’une décision prise, d’un mouvement entrepris sans savoir, absurdement, sans aucune certitude sinon celle relevant d’une croyance, de façon libre mais aussi nécessaire : « Telle est en effet la condition paradoxale de toute décision : elle ne doit pas se déduire d’un savoir dont elle serait seulement l’effet, la conclusion ou l’explicitation » (Derrida 1999, 109). Est-ce donc en décidant de se sacrifier, de se perdre, presque aveuglément, c’est-à-dire en croyant mais ne sachant pas, qu’on est le plus responsable et qu’on arrive le mieux à s’inscrire dans le monde (bien que ce soit à contre-courant) ? Est-ce en assumant le non-savoir, l’opacité de soi et du monde, et donc, peut-être inconsciemment, en acceptant, ou encore en se résignant à l’impossibilité de la transparence, de la connaissance intégrale, qui caractérise notre position dans l’immanence, qu’on peut paradoxalement accéder à l’acte responsable qui suppose, paradoxalement encore, une rupture avec le général – lieu de l’action éthique-, ainsi qu’un geste singulier, toujours sacré, absurde et exemplaire, c’est-à-dire un sacrifice, une perte, qui accomplit ou va au bout de la discontinuité déjà présente, déjà ressentie dans l’angoisse ? Comme le note Lacan, « Agir, c’est arracher à l’angoisse sa certitude. Agir, c’est opérer un transfert d’angoisse » (Lacan 2004, 93). Car l’angoisse ne disparaît pas, elle n’est que transférée ou déplacée dans et pour l’acte qui doit sa certitude et sa « nécessité » à la liberté, à l’impulsion et au non-savoir inséparables de la croyance.

De l’angoisse au postulat de la transcendance : un saut

L’angoisse apparaît comme ce par quoi et ce dans quoi s’expérimente la réalité conflictuelle, non univoque de l’esprit ; cette réalité du sujet échappant à la totalisation qui correspond aussi à la vision lacanienne, et évidemment à la compréhension poststructuraliste qui cherche à échapper aux « fausses » réconciliations ontologiques et épistémologiques. L’impossibilité à définir, déterminer, comprendre ou arrêter l’angoisse, le fait qu’elle se soustraie continuellement à la connaissance, en fait une sorte de matrice « obscurcissante » dans laquelle baigne cette charge de non-savoir qui accompagne l’ambiguïté, l’équivocité, l’inadéquation, la discontinuité ontologiques du sujet. Car « une région ontologique ex-siste en effet où l’être prétend échapper au savoir et s’éprouver dans l’expérience » (Adam 2005, 246). L’esprit s’expérimente et échappe jusqu’à un certain point au savoir, de la même façon que la transcendance se trouve supposée, posée et expérimentée par un saut et à travers une relation : c’est-à-dire en vertu d’une foi qui exclut tout savoir ou toute science. Cette fuite hors du champ défini de la connaissance, ce non-savoir qui appartient de façon incontournable à la sphère de l’existence, est bien ce par quoi peut s’exprimer le saut de la pensée, fondamental, à partir duquel l’idée d’une transcendance est rendue à la fois possible, vraie, voire réelle, et indémontrable, inconnue, entièrement imprévisible. Cet extrait des Miettes philosophiques développe sur ce décalage entre la chose posée, soit la transcendance, et la tentative de la prouver ou de la démontrer :

Vouloir prouver qu’existe cet Inconnu (le dieu), l’intelligence n’en aura sans doute guère l’idée. Si le dieu n’existe en effet, c’est bel et bien une impossibilité de le prouver, mais, s’il existe, quelle folie que de vouloir le faire ! puisqu’à l’instant où commence la preuve, je l’ai déjà présupposé, non comme chose douteuse, ce qu’une présupposition, comme telle, ne saurait être, mais comme chose hors de question, sinon je n’eusse pas entrepris de le prouver, comprenant d’un coup d’œil l’impossibilité de l’entreprise s’il n’existait pas. Si par contre, par prouver l’existence du dieu, j’entends vouloir prouver que cet Inconnu, qui existe, est le dieu, j’use d’une expression peu heureuse, car je ne prouve alors rien, et rien moins que toute une existence, mais je développe un concept. En somme vouloir prouver qu’une chose existe n’est pas un jeu, et, le pire encore pour les courageux qui s’y risquent, c’est que l’ouvrage est trop difficile pour que la notoriété attende ceux qui s’y mettent. L’ensemble de la démonstration tourne toujours en tout autre chose, en un développement ultérieur de la conclusion que je tirais d’avoir admis l’existence de la chose en question. Ainsi, que j’opère sur le terrain des faits sensibles et palpable ou sur celui des idées, jamais ma conclusion n’aboutit à l’existence, mais elle en part. (Kierkegaard 1990, 77)

Il y a toujours déjà ce saut de la pensée, qui, parce qu’elle doit partir de l’« existence » d’une transcendance, doit la poser au départ, sans preuve ni démonstration, et il y a ce second saut, fait à partir de l’existence, soit celle de l’individu dans ou vers celle, posée aussi, d’une transcendance ; le savoir et la nécessité ayant été exclus par le saut, le double saut, le risque est aussi double. Parce que le possible évacue la nécessité, que le non-savoir balaie la connaissance rationnelle, le saut est entièrement englouti dans cette contingence radicale qui fait de la reprise quelque chose d’exceptionnel, d’incertain et de surprenant chaque fois qu’elle peut se produire. La contingence de la reprise se manifeste comme un amalgame de liberté et de surprise, soit quelque chose comme un mouvement et une attente dominés par l’absurdité de ce saut premier, celui par lequel est posée une transcendance et pensée une reprise en vertu de cette transcendance. Cette contingence qui caractérise la reprise est donc aussi double, immanente par la décision non nécessaire, et transcendante par la surprise, par l’absence absolue de contrôle une fois le mouvement enclenché. Le saut kierkegaardien est ce mouvement existentiel qui court-circuite le moyen terme, nécessaire à la dialectique, qui se situerait entre un point de départ et un point d’arrivée :

Le passage n’est donc pas progression dialectique mais pathétique et rupture. « Conclusion, enthymême, résolution. Une trilogie. Ce serait une recherche d’importance pour ma conception du saut et de la différence entre un passage pathétique et un passage dialectique. En fin de compte, ce que j’appelle un passage pathétique est ce qu’Aristote appelait enthymème. » Soit un type de syllogisme dialectique qui développe une opinion et dont la conclusion ne peut être posée que par une décision risquée, en bref un « saut ». (Adam 2005, 215)

Ce passage est un devenir qui cherche une rencontre, qui fait un pas en avant, vers là où elle pourrait advenir, sans toutefois supposer une structure qui préexisterait à la rencontre et en constituerait le lieu ou même le moteur comme peut le faire la pensée de Hegel. Entre l’individu et l’Absolu il y a cet espace vide et plein où peut se produire une rencontre et autour, rien, aucune nécessité extérieure qui puisse engendrer cette rencontre, aucun Geist qui présiderait à toute une série de dépassements dialectiques.

L’acte exige le duo de la liberté et de la foi, il exige responsabilité et folie, il exige le sacrifice et attend une re-naissance, c’est-à-dire qu’il impose d’aller au bout de la faille, de la discontinuité, d’y sauter en ne sachant pas ni même si on va atterrir ; il se produit dans l’immanence mais suppose une transcendance, et la suppose même, comme chez Kirillov, dans la croyance en son absence. L’acte, le sacrifice, la perte, la dépense sont voulus et accomplis parce qu’« il s’agit d’abord de ne pas mourir en mourant » (Derrida 1967, 342) et qu’il faut « sortir du marasme, au lieu de continuer à gémir sur ce marasme et sur l’ennui, l’inertie et la sottise de tout » (Artaud 1967, 129) : autrement dit parce qu’il faut une reprise, mais l’acte ne se confond pas avec celle-ci. Derrida et Deleuze sont d’ailleurs parmi ceux qui montrent le mieux qu’il n’y a pas de reprise possible dans l’immanence qui est le lieu de la différence et de la répétition, de la différance et de la représentation, du jeu, de l’éternel retour, de la déterritorialisation et de la reterritorialisation : lieu de béance sans présence où rien ne finit ni ne meurt.

La folie de la foi : toujours le saut

C’est donc cet incontournable relatif à l’immanence -le fait qu’elle se présente comme un lieu de béance, où règne le non-savoir, l’angoisse du non-savoir- qui peut exiger de supposer quelque part un savoir, entier, absolu, donc absolument non-relatif et non-fini, donc forcément extérieur, absolument extérieur. La reprise kierkegaardienne étant entièrement transcendante, il nous est permis de penser qu’elle se produit ou qu’elle est mise en mouvement par une conscience extérieure, elle-même supposée à partir d’un non-savoir initial. Mais cette assertion reste partielle car, au départ (ou peut-être s’agit-il d’un cas de toujours-déjà), il y a le non-savoir, l’insatisfaction et le manque qui, dans toute leur banalité terre-à-terre, sont inextricablement liés, de par une sorte de fonction structurelle, à toute pensée de la transcendance, et s’avèrent aussi, non seulement une des conditions de possibilité de la reprise, mais également une sorte de moteur dans la volonté de l’entreprendre, d’y sauter sans pouvoir être certain de ne pas s’écraser avant d’avoir atteint quoi que ce soit. Comme la reprise kierkegaardienne est un mouvement de la foi, qui n’a donc rien à voir avec un savoir effectif et a plutôt tout à voir avec un savoir supposé et posé ailleurs, à l’extérieur, le saut impliqué est bel et bien tel qu’on le décrit, c’est-à-dire un risque, puisque la foi ne garantit rien, elle ne fait que baliser minimalement et confusément, comme le ferait la faible lumière d’une étoile Polaire, une route absurde dominée à chaque instant par le non-savoir. C’est dire que le non-savoir qui pousse sur ce chemin est aussi celui qui accompagne l’existant dans sa marche ou dans son saut, mais il devient en cours de route ce qu’on appellera dorénavant l’absurde de la foi.

Chaque fois que je veux faire ce mouvement, je suis saisi de vertiges et, tout en l’admirant absolument, au même moment, une angoisse prodigieuse étreint mon âme, car qu’est-ce donc que de tenter Dieu ? Et cependant ce mouvement est celui de la foi et il demeure tel, même si la philosophie, pour confondre les concepts, veut nous faire croire qu’elle a la foi, et même si la théologie veut nous la vendre à rabais. (Kierkegaard 2000, 98)

La raison philosophique ne peut prétendre avoir la foi puisqu’elle refuse l’absurde ; le recours à la théologie ne peut pas non plus nous faire accéder à la foi qui est un mouvement existentiel, individuel, mais surtout intransmissible étant donné qu’on ne peut l’associer à un savoir. Et dire du mouvement de la foi qu’il est absurde, existentiel et individuel, c’est aussi dire qu’il correspond à une exception – c’est-à-dire qu’il est un mouvement d’exception qui rend exceptionnel celui qui l’accomplit – parce que justement il est inséparable de ce caractère intransmissible : étant résolument individuel, toujours singulier, il demeure un secret, un indicible, que porte en lui l’Unique, et comme tel jamais partagé, jamais compris du général, donc toujours irrationnel, absurde, voire fou.

Abraham n’accomplit pas un devoir où la fin de l’action demeure le général, il n’obéit pas par soumission, il produit un acte de foi qui en vertu de l’absurde croit que l’impossible est possible. Là est son fondement bien plus que dans l’inouï du sacrifice de son bien le plus précieux. C’est pourquoi, pour lui, l’éthique est téléologiquement suspendue. Et répondre à la volonté divine ne se réalise pas dans le général mais tout au contraire, dans l’exception. L’histoire d’Abraham montre pour Kierkegaard que la foi se présente comme un principe d’individuation totale de la subjectivité face à Dieu, dont la relation particulière se découvre paradoxe et scandale, parce que rien ne peut s’en dire même face aux hommes, parce qu’elle pousse hors du général et mène à réaliser l’exception. (Adam 2005, 163)

Le fait d’ex-sister, qui signifie en quelque sorte « sortir de soi », se manifester par un « hors de » (puisque le verbe « exister » dont l’ancêtre latin existere « désigne depuis fort longtemps pour un Latin, le fait de sortir d’un domaine, d’une maison, d’une cachette, ou encore pour se manifester de façon ostentatoire. » (Adam 2005, 258-259)), implique donc de faire exception : c’est insister, envers et contre le général, soit se produire comme reste à travers le secret de sa relation à l’Absolu, de sa foi, toujours absurde. Si le fait de se produire comme exception, si parvenir à son être-Unique peut être pensé comme un achèvement, comme quelque chose qui peut être accompli définitivement, ce ne peut être que dans la mesure où on met l’accent, dans le mouvement de la reprise, sur l’aspect transcendant, absolu et décisif de la reprise plutôt que sur l’élément moteur de la liberté individuelle comme amalgame d’impulsion, de désir et de volonté qui entretient la foi comme la possibilité du saut en vertu de la relation à la transcendance. Mais si le pari de la reprise ne peut se réaliser qu’en conservant le paradoxe sans le résoudre, en maintenant ensemble, sous tension, liberté et surprise, peut -être l’exception se crée-t-elle pendant qu’on saute vers la reprise attendue, peut-être devientelle et advientelle : progressivement et pour de bon, continuellement et une fois pour toutes… Cette ambiguïté permet de suggérer que l’important de toute la réflexion se trouverait plutôt dans le fait de penser l’exception, qu’elle soit plus ou moins un devenir ou plus ou moins un achèvement dans le devenir, comme ce qui, de toutes façons, reste exceptionnel, jamais totalisable même si en la nommant on semble déjà l’arrêter, la fixer ou même la totaliser. Parce qu’elle s’associe fondamentalement à une antiAufhebung, l’exception reste un reste, ce que pourraient confirmer les attaques répétées contre Hegel et la pensée hégélienne qui piquent et texturent l’œuvre entière de Kierkegaard. Et ce qu’appuie également le fait que la pensée kierkegaardienne ait été considérée par certains comme une « non-philosophie », probablement en raison de sa résistance aux concepts de savoir et de nécessité, incontournables chez Hegel et peut-être dans la philosophie en général

Et donc cette possibilité d’une inscription exceptionnelle, d’une ex-sistence, amenée par l’accent messianique que prend une certaine pensée existentialiste ou historique, représente toujours un saut, une véritable discontinuité dans la mesure où elle ne résulte pas d’un processus, mais d’un pari, celui de la foi, qui doit supposer et poser quelque chose d’extérieur, une force pleine de possibles qui peut intervenir, renverser ou balayer ce qui a été admis comme rationnellement impossible. Penser Dieu n’a rien d’évident ; penser le Messie, a fortiori, non plus. C’est un saut de la pensée en hauteur. Entendre l’appel, l’interpellation, et y répondre, même silencieusement, secrètement, comme Abraham, et se reprendre à travers cette réponse, n’a rien d’évident. C’est le saut de la pensée en profondeur. C’est le double saut de la pensée qui croit et répond à une transcendance qu’elle a elle-même posée. C’est une folie, une méditation « autistique » sans médiation, sans troisième terme ; soi et l’Autre et le précipice entre les deux. La foi, telle qu’élaborée chez Kierkegaard, ne se laisse pas encadrer dans la description althussérienne démystificatrice des mécanismes idéologiques qui déclare entre autres que c’est « le propre de l’idéologie que d’imposer (sans en avoir l’air puisque ce sont des « évidences ») les évidences comme évidences, que nous ne pouvons pas ne pas reconnaître, et devant lesquelles nous avons l’inévitable et naturelle réaction de nous exclamer (à haute voix, ou dans le « silence de la conscience ») : »c’est évident ! c’est bien ça ! c’est bien vrai ! » » (Althusser 1995, 303-304) : cette foi n’a au contraire rien d’évident ; comme on l’a abondamment répété, elle est un « saut dans l’absurde ». Mais il y a quand même, nécessairement, interpellation : comme moment, comme ce qui se produit dans l’instant et en un instant ; sans être continuellement répétée, réitérée, l’interpellation peut advenir, survenir, nous prendre et nous surprendre.

Dans et comme l’histoire, l’être survient sous le mode de l’appel. La découverte de la temporalité du laisser-être conduit à une interpellation. L’attitude primitive de la pensée est l’écoute, le déploiement primitif de l’être, l’appel. Écoute et appel sont un unique événement, identité pérégrinale. Quand l’homme répond et correspond à cette apostrophe, son essence est entièrement laissée à la Contrée. « Manifestement, si l’être de l’homme est laissé à la Contrée, c’est parce qu’il lui appartient si essentiellement que sans l’être de l’homme, elle ne peut se déployer comme elle le fait. » – Si je n’étais pas, dit Eckhart, Dieu ne serait pas non plus. (Schürmann 2005, 315)

Cette dernière phrase, surprenante, si on la transpose et la modèle à la pensée de la reprise, ramène le fondement du saut de l’ex-sistence dans la sphère de l’existence, au lieu même, renversé, particulier, de l’énonciation, là où on dit : « Dieu », et là où on lui répond par le « Je » de l’Unique. Le sujet kierkegaardien de la reprise est celui qui répond à son propre écho, celui qui lance et qui reçoit, qui parle et qui s’écoute, qui s’extériorise et s’intériorise, celui qu’on dit fou et qui se sait fou.

Paradoxe : saut ambivalent, errance, irrésolution

Le paradoxe est cet incontournable, ce qui justement met l’idée même de la reprise en saillie, ce qui la texture et la rend vivante, possible, en avant de soi ; il est ce qui fait que la reprise, maintenant face à face possibilité et impossibilité à travers l’absurde, est connectée de manière essentielle et gratuite, essentielle parce que non nécessaire voire inutile, à l’existence. Quelque chose se passe dans la reprise qui a à voir avec un « devenir subjectif », quelque chose qu’on réitère et qui est indissociable du mouvement, cette errance, sans que ce ne soit le résultat d’une décision ni rationnelle ni éclairée : plutôt illuminée ou folle. Quelque chose se passe et c’est incertain, objectivement incertain, et c’est décisif, subjectivement décisif. Au lieu de ce « quelque chose », on n’est pas poussé par une compulsion ou une pulsion parce qu’il ne s’agit pas de la répétition, mais on y est quand même poussé, même si on peut être tenté de croire qu’on y parvient par une décision, parce que c’est propre et rassurant de localiser une volonté ou une conscience à l’embouchure d’un tel mouvement. On ne décide pourtant pas d’un tel saut, il faudrait d’abord décider d’être fou. Pour que Don Quichotte décide de partir, sa salade sur la tête, vivre ses glorieuses aventures de chevalier errant, il fallait d’abord qu’il soit fou, qu’il soit ce « modèle de la folie subjective, où la passion intérieure s’accroche à une idée fixe unique et finie » (Kierkegaard 1949, 170). Quelque chose doit pousser derrière, un mélange de hasard, de passion et de souffrance, pour qu’une telle décision soit prise, ou plutôt subie.

Quand la folie est l’égarement de l’intériorité, le comique et le tragique de l’affaire gît en ce que ce quelque chose qui intéresse infiniment le malheureux est une particularité fixe dont aucun homme ne se soucie. Quand, au contraire, la folie est l’absence d’intériorité, le comique consiste en ceci que le quelque chose que sait le bienheureux est le vrai, le vrai auquel s’intéresse toute l’humanité, mais pas le très honoré récitant. Cette espèce de folie est plus inhumaine que l’autre. On frémit de regarder dans les yeux du fou de la première espèce, de peur de découvrir la profondeur de sa nature sauvage, mais on n’ose pas du tout regarder l’autre par crainte de découvrir qu’il n’a pas de vrais yeux, mais des yeux de verre et des cheveux de paillasson, bref qu’il est un produit artificiel. (Ibid.)

Beaucoup de fous de la seconde espèce, peu de la première. Beaucoup de ces produits artificiels, aux yeux cyniques, de verre, qui ne s’intéressent à rien, qui refoulent leur intériorité, qui ne disent pas « Je » mais « Moi » parfois, et surtout disent « Nous », sans y croire, qui jouent au jeu de la généralité ; beaucoup de fous normaux. Conservation et inertie. On ne perd ni ne gagne rien, on échange, on ne fait que mourir « the safe way », au compte-goutte, un jour à la fois.

On a supprimé l’humain et tout spéculateur intellectuel se confond lui-même avec l’humanité, par quoi il devient à la fois quelque chose d’infiniment grand et rien du tout, il se confond par distraction avec l’humanité, tout comme la presse d’opposition dit « nous » et les bateliers « le diable nous emporte ». Mais quand on a longtemps juré, on en revient finalement à l’expression directe, parce que tout jurement s’abolit soi-même ; et quand on a appris que n’importe quel bambin peut dire « nous », on se rend compte que cela signifie pourtant davantage d’être un homme ; et quand on voit qu’il n’y a pas le moindre boutiquier qui ne puisse jouer au jeu de l’humanité, on finit par se rendre compte que d’être purement et simplement un homme est davantage que de jouer ainsi à un jeu de société. (Kierkegaard 1949, 116)

Jouer au jeu de l’humanité n’implique que le jeu de la normalité, un jeu qui évite de tenir compte de la subjectivité unique d’un « je » plein capable de s’extraire lui-même d’un « nous » parfois vide. Le fou donquichottien, celui qui fixe quelque chose qui n’intéresse personne, celui qui est poussé dans une quête, une quête errante, et qui y affirme, ou plutôt qui y vit sa subjectivité, diffère du fou ou de l’imbécile conventionnel dans le fait qu’il a tout anéanti excepté sa passion, qu’il s’est détaché de tout sauf de ce point absurde qu’il fixe et qu’il a posé lui-même et qui ne lui sert à rien sinon à s’entretenir dans sa folie et à poursuivre son errance. Il est disponible. Il peut « rencontrer ». Sa subjectivité, son devenir subjectif est lié à sa disponibilité, au fait qu’il est le sujet du hasard et de la rencontre, qu’il est un promeneur, un itinérant, un « chevalier de la foi errant ». Cette idée que le fou kierkegaardien fixe, inquiétante et inutile, qui n’intéresse personne, est le point vers lequel, extérieurement et intérieurement, tend la reprise ; cette idée est celle de la très haute et très imprécise « béatitude éternelle ». Le seul fait d’avoir cette représentation, le seul fait de penser cette béatitude éternelle, est une folie qui fait dévier des chemins balisés qu’a déjà tracés pour nous le jeu de société auquel nous jouons sans jouer, auquel nous jouons sans passion.

[…] mais la représentation d’une béatitude éternelle n’est à un homme d’aucune utilité extérieure, car elle n’apparaît que quand il a appris à mépriser le monde extérieur et a oublié l’idée terrestre de ce qui est utile ; du point de vue extérieur cela ne lui nuit pas de ne pas avoir cette représentation, il peut très bien sans elle être « mari, père de famille et lauréat de concours de tir », et si c’est vers quelque chose de ce genre qu’il tend, alors cette représentation ne fera que le déranger. En ce qui concerne une béatitude éternelle, le pathos essentiel de l’existence s’achète si cher que, du point de vue fini, on doit tenir carrément cet achat pour une folie […] (Kierkegaard 1949, 326)

Si on « achète » le « pathos essentiel de l’existence », ce n’est aucunement en vue d’un investissement : on n’achète pas pour gagner ou pour faire fructifier, on n’achète pas son paradis de sa souffrance terrestre, on perd en achetant, tout simplement, parce que l’immense possible de la « béatitude éternelle » n’advient dans l’impossible qui domine l’immanence que par la discontinuité radicale de l’absurde, que par un hasard, une contingence, ou un Messie ; rien de prévisible donc, rien qu’on pourrait calculer ou même envisager rationnellement, rien d’objectif puisqu’il s’agit d’un risque, pris et subi, subi et assumé, plus passionnément que volontairement, et donc vécu de façon entièrement subjective.

Risque est le corrélatif d’incertitude ; dès que la certitude est là il n’y a plus de risque. Si donc il acquiert de la certitude et de l’assurance, il lui est impossible d’en venir à tout risquer, car alors il ne risque rien, même s’il renonce à tout – et s’il n’acquiert pas cette certitude, oui alors, ainsi parle l’homme sérieux avec tout son sérieux, alors il ne veut pas tout risquer, ne serait-ce pas folie ? De cette manière le risque de l’homme sérieux n’est exactement qu’un vain bruit. Si ce en possession de quoi je dois arriver par le risque est certain, alors je ne risque pas, j’échange. (Kierkegaard 1949, 357)

On l’a dit, on le répète : tout est dans le mouvement et non dans le résultat. Mais le mouvement, le risque, la reprise, a, on l’a dit, on le répète, quelque chose qui se rapproche d’un aboutissement dans la mesure où ce qui accompagne la folie, la fixation incertaine et absurde, et même la précède, dans le détachement impliqué ou dans la rupture engendrée, entraine un « se choisir soi-même », donc en quelque sorte un rapport différent, qualitativement différent, à soi, un « devenir subjectif », une « singularisation » diraient certains. Le risque entraîne ce gain collatéral. Est-ce à dire qu’il faut, en risquant ainsi, renoncer à sa place dans le jeu de société, à sa consistance et à son inscription dans le général pour se gagner soi-même ? Peut-être bien ; et quoique ce soit difficile à dire, il est certes souffrant mais pas difficile de le faire : il faut être fou déjà pour s’enfoncer encore, en risquant, dans sa folie. Difficile à dire parce qu’en parler n’équivaut pas simplement à spéculer, mais bien pire, à s’engager déjà existentiellement, en se voyant autrement, en se critiquant, en s’angoissant, en se décollant tout d’un coup de son image, de sa position, de ses acquis dans le jeu de société qui nous fait consister, qui oriente notre consistance, qui nous fait exister en vertu de cette consistance. Il y a le protagoniste du jeu. Et il y a le protagoniste de l’existence, de son existence, celui qui ex-siste et qui risque, impitoyablement poussé par la passion, par la folie, apparaissant elles-mêmes comme des mouvements ; le mouvement entraînant le mouvement, entraînant la reprise et entraîné par elle, dans sa spirale.

« Mais l’écrivassière spéculation moderne ne fait que peu de cas de la passion ; et, pourtant, la passion est justement pour un homme existant le sommet de l’existence – or, c’est un fait que nous sommes existants. Dans la passion, le sujet existant est rendu infini dans l’éternité de la fantaisie, et il est pourtant en même temps plus que jamais lui-même » (Kierkegaard 1949, 171). Paradoxal : le sujet est « plus que jamais lui-même » dans « l’instant de la passion », là où il y a le choc lié à cet « état unissant l’infini et le fini, état qui va au-delà de l’existence » (Ibid). Il est plus que jamais lui-même, lui l’existant, dans cet au-delà de l’existence, en ex-sistant. Cet ex-sister signifie donc cette sortie, cette « néantisation » eckhartienne (« deviens le néant que tu es ! ») pourrait-on dire, ce que Suzuki rapproche de la pensée bouddhiste du vide :

Buddhist philosophy is the philosophy of ‘Emptiness’, it is the philosophy of self-identity. Self-identity is to be distinguished from mere identity. In an identity we have two objects for identification ; in self-identity there is just one abject or subject, one only, and this one identifies itself by going out of itself. Self-identity thus involves a movement. And we see that self-identity is the mind going out of itself in order to see itself reflected in itself. Self-identity is the logic of pure experience or of ‘Emptiness’. (Suzuki 1957)

Chez Kierkegaard, c’est le « Je-Je », conçu comme un « point mathématique, un point qui n’existe pas du tout » (Kierkegaard 1949, 171), qui exprime cette fantasmagorie de l’identité entendue comme l’adéquation du sujet et de l’objet, de la pensée et de l’être, et c’est ce qui résume la pensée du système, objective et spéculative.

L’idée du système est le sujet-objet, l’unité de la pensée et de l’être ; l’existence par contre est justement la séparation. Il ne suit de là en aucune façon que l’existence est dépourvue de pensée, mais elle a éloigné et éloigne le sujet de l’objet, la pensée de l’être. Entendue objectivement, la pensée est la pensée pure, qui correspond d’une façon tout aussi objectivement abstraite à son objet, lequel est donc à nouveau elle-même, et la vérité est l’accord de la pensée avec elle-même. Cette pensée objective n’a aucun rapport avec la subjectivité existante, et tandis que subsiste toujours la question difficile de savoir comment le sujet existant se glisse dans cette objectivité où la subjectivité est la subjectivité purement abstraite (ce qui est à nouveau une détermination objective et ne désigne aucun homme existant), il devient certain que la subjectivité existante s’évapore de plus en plus, et devient finalement ([…]) le savoir, la connaissance purement abstraite de ce pur rapport entre la pensée et l’être, cette identité pure, oui, cette tautologie […] (Kierkegaard 1949, 115)

L’existence qui sépare, l’ex-sistence, semble être le lieu de cette identité à soi qui implique un mouvement de sortie, de détachement, de séparation. Cette forme d’identité-mouvement rappelle l’identité pérégrinale d’Eckhart, concept qui lui-même renferme l’idée du Gelassenheit, ce laisser-être comme « condition de la manifestation de l’être lui-même comme enracinement présent-absent de la pensée » (Schürmann 2005, 305). Ce paradoxe qui s’établit entre la présence et l’absence par le laisser-être implique, dans ce mouvement de la pensée, cette sorte d’errance par laquelle on oscille entre une sortie de soi-même, une séparation, et une adéquation à soi qu’on n’accomplit jamais entièrement, qui reste toujours approximative, inachevée ; ce paradoxe, c’est en quelque sorte aussi celui de la différance. Car l’identité à soi, telle que décrite ici et telle que pensée dans le cadre de la réflexion kierkegaardienne sur l’existence, n’équivaut pas réellement à une pleine adéquation à soi, mais plutôt à une sorte d’écho qui va de soi à soi, qui comble l’écart sans le combler, qui assume en quelque sorte le décalage, la discontinuité, la différance. Ex-sister c’est bien se reprendre en différant, c’est renaître à soi en fonction de cet écho dont on est la source et le point de chute, cet écho lointain et proche à la fois, unheimlich peut-être, qui tord, déplace, renouvelle, singularise. « Le nouvel enracinement présagé par la pensée de la différence est l’être lui-même comme venue au jour et comme demeure, comme présence sous le mode du néant. L’essence de l’être n’est rien d’autre que cette différence. Elle ouvre la perspective d’une terre nouvelle » (Ibid). A travers la notion de différance, l’expérience du vide ou du néant apparaît comme indissociablement liée à ce « nouvel enracinement » que représente en quelque sorte la reprise, d’autant plus que dans son mouvement, la reprise ne peut être pensée comme un enracinement que de manière paradoxale, soit en faisant de ce « nouvel enracinement » une sorte d’errance correspondant à la dialectique insoluble, aporétique pourrait-on dire, propre à l’existence, qui entretient les chocs, les surprises, les hasards, les tensions entre possibles et impossibles, les ruptures, les détachements et les rencontres. Tout est dans le mouvement, et ce mouvement, c’est celui du risque et de l’errance, aussi décisif que secret, inexprimable, irrécupérable, aussi fondamental que gratuit, aussi fondamental que fou. Et c’est bien parce que tout est dans le mouvement que la reprise n’est pas un chemin, un processus, une entreprise découpée en étapes, parce qu’elle n’implique aucun parcours défini, qu’elle ne vise pas un résultat ultime, un achèvement certain ; c’est en raison de tout cela et de bien plus qu’elle est errance ou qu’elle n’est qu’errance, sur un hors piste, loin de la voie officielle, de l’autoroute transexistentielle qui mène sans escale pipi tout droit au paradis, ou simplement tout droit à la mort.

[…] l’incertitude objective appropriée fermement par l’intériorité la plus passionnée, voilà la vérité, la plus haute vérité qu’il y ait pour un sujet existant. Là où le chemin bifurque (où, on ne peut le dire objectivement, car c’est justement la subjectivité) le savoir objectif est suspendu. Objectivement on n’a donc que de l’incertitude, mais c’est justement par là que se tend la passion infinie de l’intériorité, et la vérité consiste précisément dans ce coup d’audace qui choisit l’incertitude objective avec la passion de l’infini. (Kierkegaard 1949, 176)

Et de la vérité à la foi il n’y a qu’un pas, celui qui enfonce un peu plus loin dans l’incertitude, celui qui éloigne un peu plus du chemin :

Mais la définition ainsi donnée de la vérité est une transcription de celle de la foi. Sans risque pas de foi. La foi est justement la contradiction entre la passion infinie de l’intériorité et l’incertitude objective. Si je peux saisir Dieu objectivement, je ne crois pas, mais justement parce que je ne le peux pas il faut que je croie, et si je veux conserver la foi je ne dois pas cesser d’avoir présent à l’esprit que je maintiens l’incertitude objective, que je suis « au-dessus d’une profondeur de 70 000 pieds d’eau » dans l’incertitude objective et que, pourtant, je crois. (Kierkegaard 1949, 176-177)

Il y a un « là », un « maintenant », une sorte de Jetztzeit, d’« instant » foudroyant ou foudroyé, où on constate qu’on est bel et bien perdu, et aussi qu’on s’est trouvé, subjectivement, intérieurement, jamais complètement mais quand même, dans le mouvement, dans le paradoxe entre l’impossibilité de l’arrêter et la possibilité qu’il soit arrêté, dans l’errance, dans l’absurde de l’errance ; là où on réalise que cet absurde, cette errance, sont aussi nécessaires qu’inutiles et qu’un travail sur la reprise était aussi nécessaire qu’inutile.


Bibliographie

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