RÉSUMÉ
La traduction essaie de révéler le langage pur, tâche impossible, mais qui reste, en dépit de son impossibilité, l’essence même de l’acte de traduire. Cette vision de la traduction fait sortir celle-ci du cercle vicieux du questionnement linguistique : quel est le meilleur type de traduction ? La traduction qui reste fidèle à l’original au détriment du naturel de la langue d’arrivée ou, au contraire, celle qui s’adapte librement à celle-ci ? Ni l’une ni l’autre, mais la traduction qui saisit le mieux la relation entre les deux langues, celle qui est la plus attentive aux deux manières de dire le monde. Si le traducteur est un passeur, sa fonction est peut-être de rester entre les deux langues, en assurant le passage d’une langue à l’autre, et non, comme le veut l’opinion commune, d’être chez soi dans la langue d’arrivée.
ABSTRACT
Translation tries to reveal pure language, an impossible task, but one that nonetheless remains its very essence. This view of translation allows it the practice to escape the vicious circle of linguistic questioning : what is the best type of translation ? That which remains faithful to the original to the detriment of the naturalness of the target language, or that which freely adapts itself to the target language ? Neither one nor the other is ideal ; rather the type of translation that best grasps the relation between the two languages, that which is most attentive to the two ways of expressing the world. If the translator is a ferryman, his task is perhaps to remain between the two linguistic shores, by ensuring the passage from one language to another, and not, as conventional wisdom would have it, by being at home in the target language.
In what language am I, suis-je, bin ich, when I am inmost ? What is the tone of the self ?–G. Steiner, After Babel
On parle aujourd’hui de la langue et du langage plus que jamais. Mais les manières de parler diffèrent tellement les unes des autres, elle se font à partir de prémisses si différentes, suivant que celles-ci appartiennent à des linguistes ou à des philosophes ou à des poètes, qu’on pourrait à peine dire qu’on parle de la même chose.
Les linguistes —et généralement ceux qui écrivent des « théories de la traduction », qui ont le plus souvent une formation linguistique et qui construisent leur discours à partir des mêmes concepts— affirment que ce qu’on traduit représente des « unités de sens ». Ils corrigent en cela l’opinion des siècles précédents, où l’on pensait qu’on traduisait des « mots », soit « librement », soit, si on les prenait pour le signe d’un langage sacré, plus ou moins littéralement. Cependant, cette correction n’est que de surface, car elle reste essentiellement le reflet de l’idée selon laquelle ce qu’on traduit, c’est de la langue.
Si les linguistes pensent que le matériau du traducteur consiste dans les unités de sens, qu’en pensent ceux que j’ai appelé « philosophes » et « poètes » ? Il faut remarquer d’abord que les philosophes les plus remarquables qui se sont intéressés à la traduction l’ont toujours fait au nom des poètes et contre les linguistes. Les poètes, eux, ne font pas de « théorie », ils font de la poésie (en langue maternelle ou en traduction) [1]. On remarque ensuite que tous les philosophes qui s’interrogent sur l’acte de traduire s’interrogent, du coup, à l’intérieur du même discours, sur l’essence de la langue.
Dans les pages qui suivent, je m’arrêterai à quelques représentants exemplaires du discours philosophique sur la traduction : Henri Meschonnic, Walter Benjamin, Paul de Man et George Steiner. Je commence par Henri Meschonnic, dont le livre Poétique du traduire pourrait servir d’ars poetica à tous ceux qui refusent de séparer la praxis de la traduction de la réflexion sur la langue et sur la po(i)étique du texte.
Selon Meschonnic, il est impossible de parler du langage littéraire d’une manière abstraite, ignorant le fait qu’il est saturé de toutes les propriétés du sujet qui l’a écrit, car dans la littérature, dit Meschonnic, « il y a d’abord le primat empirique du discours sur la langue », à cause de la nature profondément subjective de la littérature (83). C’est pourquoi la séparation entre sens et forme, qui est le présupposé de base de la linguistique, n’a pas de sens en littérature. Pour autant que celle-ci intègre le sujet qui l’a écrite, la littérature opère un changement dans la structure binaire du signe linguistique (contenu/enveloppe formelle), « elle fait du langage un signifiant généralisé » (84). Elle est donc essentiellement forme, image, c’est-àdire écriture au sens fort du mot.
Tant que le discours des linguistes et des traductologues ignorera le fait qu’en littérature, le « message » du texte est sa forme même, car celle-ci est inséparable de ce qu’elle dit, ils passeront à côté de l’essentiel de la chose littéraire. L’essence du problème réside dans le fait que les linguistes opèrent avec une idéologie scientifique et que les traductologues transfèrent cette idéologie au discours littéraire. Tous les deux pensent que le référent d’un texte se trouve, comme dans le cas du discours scientifique, hors du texte (on parle de quelque chose, on transmet une « information »). « Réduisez le langage à l’information —aux schémas de la théorie de l’information— à un instrument de communication, et vous perdez le signifiant, le sujet, l’énonciation » (Meschonnic : 93).
Or, si on traduit un poème, le texte final doit être un poème aussi, et non pas un message qui nous donne le sens du texte original. Certes, il y a certaines caractéristiques qui sont perdues (la phonologie du texte d’origine ne peut être transportée dans la langue d’arrivée), mais cette perte est plutôt une déperdition qu’une trahison. Il n’y a trahison que si le traducteur ne sait écouter le rythme, « l’allure » du texte à traduire. Contre la dichotomie qui organise la structure d’un texte du point de vue des linguistes, Meschonnic propose donc le primat de la rythmique ou de la prosodie. Contre la « science » de la langue, une théorie littéraire et une poétique du texte.
Historiquement, Meschonnic se situe dans la lignée ouverte par Humboldt, qui a essayé d’inscrire le concept de langue dans le cadre plus large d’autres sciences humaines. Puisqu’il n’y a pas de langue isolée des circonstances de l’énonciation, puisque nous avons toujours affaire à un discours parlé par quelqu’un, Humboldt ne conçoit pas la langue d’une manière abstraite, comme les linguistes, mais lui ajoute le contexte social et subjectif de celui qui la parle. Meschonnic appelle cette pensée une « pensée du continu », qu’il oppose à la « pensée du discontinu », c’est-à-dire à la pensée basée sur la binarité du signe, dont l’équivalent est une vision de la traduction dirigée soit vers la langue de départ, soit vers la langue d’arrivée.
La traduction est donc écriture, elle est création et littérature au même titre que le texte qu’elle traduit. Ce n’est pas ce que le célèbre texte de Benjamin sur la tâche du traducteur semble dire, du moins à la première lecture.
« La Tâche du traducteur » [2], texte publié initialement en 1923 en tant qu’introduction la traduction faite par Benjamin des Tableaux Parisiens de Baudelaire, est, à côté de L’Origine de l’œuvre d’art de Heidegger, l’un des premiers textes de la culture occidentale à s’attaquer à la dichotomie sens/forme qui gouverne aujourd’hui même son esthétique. À la question « Que dit une œuvre littéraire ? », Benjamin répond : « Rien ». Une œuvre littéraire ne transmet rien, car elle n’est pas un acte de communication (comme continuent à s’imaginer ceux qui écrivent des comptes rendus de livres pour la plupart des magazines et des journaux, où parler du livre veut nécessairement dire en faire le « résumé »). Or, si une œuvre littéraire ne transmet aucun contenu, alors il doit en aller de même avec sa traduction. Cette idée est cependant en contradiction avec le but pratique de toute traduction, celui de transmettre quelque chose à quelqu’un. Une traduction transmet donc quelque chose, mais cette chose est la chose la moins essentielle. Les pires traductions ne font que transmettre un message.
Benjamin ne se contente pas de dire que le message est ce qui compte le moins —pour une œuvre et pour sa traduction. Aux esprits sensibles qui savent que ce n’est pas « l’information » qui compte, mais ce qui s’y surajoute, il répondra que ce n’est pas cette chose « en plus » qui est la caractéristique essentielle d’une œuvre ou de sa traduction. Toute œuvre a, dit Benjamin, la propriété d’être traductible. Sa traductibilité est inscrite en elle-même, car elle est une caractéristique essentielle de l’œuvre littéraire.
Après avoir établi que la traductibilité est une caractéristique de l’original, Benjamin ose la question du but ultime et profond de la traduction, et sa réponse ne laisse pas de doute : la traduction exprime la mise en relation, le rapport réciproque entre deux langues. Par le fait même de son existence, une traduction témoigne du fait que les langues ne sont pas étrangères, mais apparentées. Et cependant, si apparentées que les langues soient, il n’y aurait pas de traduction possible si son but était de ressembler à l’original. Si la traduction est une survie de l’original, si elle veille à la maturation de celui-ci, si elle prolonge la vie de l’original, ce n’est pas en vertu d’une ressemblance. Cette relation de parenté entre langues n’implique pas nécessairement, dit Benjamin, la « ressemblance ».
La question suivante posée pas Benjamin est peut-être la question essentielle de ce texte, car elle déplace la problématique vers l’essence du langage lui-même. En quoi donc réside la parenté entre langues —exception faite de circonstances historiques ?
La réponse à cette question est l’une des affirmations les plus difficiles à comprendre de l’histoire de la pensée : cette parenté entre langues « repose sur le fait qu’en chacune d’elles, prise comme un tout, une seule et même chose est visée » (250) [3]. Ce qu’on comprend tout d’abord de cette phrase, c’est que Benjamin fait une distinction entre la langue en tant que tout et la langue en tant que somme d’éléments divers. Les éléments particuliers d’une langue sont, évidemment, différents de ceux d’une autre langue, mais les langues s’apparentent en ce que leurs intentions respectives sont « complémentaires », et la totalité de ces intentions appartient au langage pur [die reine Sprache].
Nous arrivons ici à l’aspect mystique de la vision benjaminienne du langage, qui en est sans doute l’aspect le plus intéressant. La traduction essaie de révéler le langage pur, tâche impossible, mais qui reste, en dépit de son impossibilité, l’essence même de l’acte de traduire. Benjamin répète ici ce que tant d’autres ont dit avant et après lui non pas de la traduction, mais de la littérature. Et ce qui le rend unique aujourd’hui encore, c’est que, dans la distinction qu’il fait entre littérature et traduction, non seulement met-il la traduction au-dessus de la littérature, mais il voit dans l’union de la forme et du contenu une caractéristique de la littérature, alors que dans la traduction le langage « enveloppe sa teneur comme un manteau royal aux larges plis » (252). Benjamin le répète encore et encore : la tâche du traducteur est différente de celle du poète, car alors que le premier doit trouver l’intention ou l’effet que l’auteur de l’original a voulu imprimer à l’œuvre, la tâche du second ne porte jamais sur « le langage tel quel, ni sur sa totalité » (76). La tâche du traducteur est finalement dirigée vers le langage dans sa globalité, alors que celle du poète est spontanée et primaire [4].
Qu’en est-il du mythe juif des vases cassés, mythe qui est au centre de la vision du langage de Benjamin ? Benjamin introduit très discrètement ce mythe juif de l’origine du monde dans le corps de son argumentation, il en fait une métaphore pour décrire l’acte de traduire, mais sans en mentionner l’origine mythique et juive. Selon ce mythe kabbalistique, dix vases ou Séphiroths furent formés au début du monde à partir de l’informe, mais seul le vase le plus pur put contenir la lumière originelle qui avait donné naissance aux vases en pénétrant l’informe ; les autres se cassèrent sous le poids de la lumière. La lumière ou l’essence spirituelle des vases revint à la masse informe de l’origine, pendant que les vases cassés tombèrent dans le monde ainsi créé. Mais les fragments des vases gardèrent des traces de la lumière originelle, des étincelles qui adhéraient à leur surface. En tombant dans le monde, les fragments devinrent les quatre éléments —la terre, l’air, le feu, l’eau et les étincelles y restèrent cachés. Il revient à chacun de trouver et d’élever les étincelles à la vérité de la lumière originelle.
L’analogie de Benjamin est la suivante : de même que ces fragments sont des parties du vase originel, le langage de l’original, aussi bien que celui de la traduction, n’est qu’un langage fragmentaire d’un langage plus grand et plus pur. L’original et sa traduction n’entretiennent donc plus une relation de dichotomie, mais plutôt, en tant que parties d’un même tout, de complémentarité. Benjamin pousse l’analogie jusqu’à ses dernières limites : « de même que les débris d’un vase, pour qu’on puisse reconstituer le tout, doivent s’accorder dans les plus petits détails » [5] sans cependant se ressembler, la traduction ne doit pas imiter ni reproduire l’original (256-257).
La tâche du traducteur sera donc de faire advenir dans le langage de la traduction le langage pur que l’œuvre recèle. Ce qui est dans l’original caché, emprisonné, devra être libéré dans la traduction, qui ne sera qu’ainsi une re-création de cette œuvre. Pour ce faire, le traducteur doit aller aux sources du langage même, à ses éléments primordiaux, et laisser son langage à lui s’imprégner de la langue étrangère, au lieu de la domestiquer. Dans ce geste d’alter-ation, la traduction cesse d’être « littérale » ou « libre », car ces deux tendances cessent d’être opposées.
Ce que Benjamin appelle « langage pur » ou ce que les philosophes allemands appellent « Ursprache » sont des visions pré-Babel, des visions qui recèlent et secrètent la nostalgie du langage adamique d’un Paradis perdu. Selon George Steiner, presque toutes les mythologies linguistiques, du folklore celtique jusqu’aux légendes nord-africaines, soutenaient que la parole originelle s’était cassée en soixante-douze morceaux ou en un multiple de soixante-douze (After Babel 59). Si les fragments originels pouvaient être retrouvés, l’homme serait certainement capable d’identifier les traces du langage paradisiaque perdu et, ainsi, de reconstituer la grammaire universelle d’Adam. C’est non seulement ce que les adeptes d’Hermès et de la Kabbale cherchaient, mais aussi —bien qu’à un niveau plus scientifique et munis d’autres instruments— ce que certains philologues allemands des XVIIIe et XIXe siècles, qui s’intéressaient à la linguistique indo-européenne, espéraient pouvoir démontrer.
Pour Steiner, il n’y a pas de doute que l’essai de Benjamin sur la traduction provient de la tradition gnostique et que son approche est kabbalistique. C’est d’ailleurs une évidence qui s’impose à quiconque est tant soit peu familiarisé avec cette tradition. Il ne s’agit pas seulement du mythe des vases cassés, mais de la vision de Benjamin de la langue, qui traverse son texte d’un bout à l’autre. Ce n’est qu’à la fin messianique de leur histoire que toutes les langues reviendront à leur source commune, dit Benjamin. Entre-temps, il revient à la traduction d’assurer le passage, semblable à une source secrète qui relie une langue à l’autre, des traces du langage pur collées aux fragments tombés dans le monde.
Dans « “Conclusions” on Walter Benjamin’s “The Task of the Translator” » Paul de Man résume ainsi la vision de Benjamin : la traduction est un langage second par rapport à l’original, dans le sens que l’acte de traduire est une opération ayant à faire uniquement avec (de) la langue. À l’encontre du poète qui crée un message, le traducteur travaille en-dehors de la fonction-message, étant préoccupé exclusivement par la mise en relation de deux systèmes linguistiques. En tant que langage second, la traduction est forcément un échec (De Man nous explique qu’en allemand, le mot Aufgabe du titre, veut dire non seulement « devoir » ou « tâche », mais aussi « échec », « abandon »), un échec qui n’est cependant pas connoté négativement pour Benjamin. Car le texte original est lui aussi un échec ou, dans la métaphore employée par Benjamin, un fragment de vase cassé.
Ce qui permet à de Man de conclure que, pour Benjamin, tout langage, même le langage le plus poétique, est « fragmentaire », non sacré, que tout texte, l’original aussi bien que sa traduction, est écrit dans un langage dans lequel nous ne sommes pas chez nous, que l’expérience littéraire est une expérience de l’exil et de l’échec.
On ne peut ne pas entendre derrière ces lignes la voix de Maurice Blanchot parlant de l’expérience littéraire comme d’une expérience du désœuvrement, de l’échec de dire la voix des dieux, de l’errance à travers le désert de la multiplicité infinie, fuyante, de l’imaginaire. L’inspiration de Blanchot, tout comme celle de Benjamin, est ici le judaïsme. Mais si, dans le cas de Benjamin celui-ci vient de la Kabbale, dans le cas de Blanchot il s’agit du refus, tel qu’il a été formulé par Kafka, du mensonge idolâtre que toute image incarne.
Dans Real Presences, Steiner arrive, à partir de Rimbaud et de Mallarmé, à une définition de la littérature (ou du langage poétique) quasi identique à la vision de la traduction de Benjamin : une relation entre mot(s) et mot(s), dit Steiner ; une mise en relation entre deux langues, dit Benjamin. C’est que pour Benjamin, l’acte de traduire touche à l’essence même du langage, il réalise par lui-même ce que la fonction poétique de la littérature accomplit, il est donc littéraire au plus haut degré. C’est aussi la raison pour laquelle Benjamin emploie à propos de la traduction —et non pas de la littérature per se— la (désormais) célèbre métaphore du vase cassé. La traduction est forcément un vase cassé, de la même manière que l’original lui-même est un vase cassé.
Cette vision de la traduction fait sortir celle-ci du cercle vicieux du questionnement linguistique : quel est le meilleur type de traduction ? La traduction qui reste fidèle à l’original au détriment du naturel de la langue d’arrivée ou, au contraire, celle qui s’adapte librement à celle-ci ? Ni l’une ni l’autre, mais la traduction qui saisit le mieux la relation entre les deux langues, celle qui est la plus attentive aux deux manières de dire le monde. Si le traducteur est un passeur, sa fonction est peut-être de rester entre les deux langues, en assurant le passage d’une langue à l’autre, et non, comme le veut l’opinion commune, d’être chez soi dans la langue d’arrivée.
Je traduis moi-même de/en trois langues, le roumain, le français et l’anglais. Le plus souvent, je traduis de l’anglais en français (ou l’inverse), et aucune de ces deux langues n’est ma langue maternelle. En fait, le plaisir créateur le plus intense n’accompagne pas, pour moi, la traduction dans ma langue maternelle, le roumain ; c’est quand je traduis en français, langue qui est « la mienne » par adoption, langue dans laquelle j’écris le plus souvent, mais envers laquelle je continue à garder une certaine distance, c’est alors que je sens le plus que je « crée ». Je « travaille » avec deux langues qui ne sont pas « miennes », je vais vers une langue qui ne m’appartient pas et à laquelle je n’appartiens pas, mais que je connais assez pour la faire presque mienne. Entre ces deux langues, l’anglais et le français, où je ne suis pas entièrement « chez moi », je sens que je ne traduis pas de « référents », mais du langage. Il faut bien s’entendre, cependant, sur le sens du mot langage, qui n’est pas ici celui des linguistes, mais de Benjamin : le langage en tant que fragments d’un vase cassé, des fragments d’un langage idéal et inaccessible.
Et puisque les fragments sont en cause, je voudrais mentionner un écrivain que je traduis depuis quelque temps : W. S. Merwin, écrivain américain contemporain, lui-même traducteur, inconnu du lecteur francophone, mais dont le nom sera un jour —le jour de la justice littéraire, si un tel jour existe— à côté de celui de Borges. Je voudrais parler d’une fable de son livre The Miner’s Pale Children, qui s’appelle « Les fragments » et qui cache la même vision du langage que celle de Benjamin.
La première phrase annonce la fin de la fable, mais d’une manière oblique. Car, alors que le début est clair et précis (« Je commence, enfin, à avoir des moments où quelque chose m’annonce le miracle »), la fin est ambiguë et met en scène le miracle, le narre sur le mode mythique et laisse le lecteur tirer « la morale » de la fable. Comme souvent chez Merwin, l’agencement du texte passe par une énumération très logique et rigoureuse de plusieurs éléments, qui contraste avec le caractère irrationnel des éléments énumérés. Le narrateur entre dans une pièce et voit sur une table une main détachée du reste du corps. Il décrit la main avec la même attention détaillée et la même minutie soucieuse qu’on emploierait pour faire le portrait d’un personnage. Plus tard, il trouve une oreille, au même endroit. Toujours détachée du corps, celui-ci absent. Ensuite, une cheville, des cheveux, une langue.
On a jusque-là les éléments épars —les fragments— d’un corps absent et d’un texte (« Les fragments ») qui est certes, poétique, mais dont le liant nécessaire à la coagulation d’un récit ou d’une fable manque. Et, tout d’un coup, le narrateur se met, sans aucun lien apparent avec ce qu’il vient d’énumérer, à raconter une histoire que nous connaissons tous. Il s’agit du miracle accompli par Jésus-Christ lorsqu’il transforme cinq pains en un repas suffisant pour rassasier cinq mille hommes : « Et après que tous eurent mangé à leur faim, les fragments furent ramassés et douze paniers en furent remplis » (233). On s’aperçoit lentement qu’une vague relation commence à s’établir entre les parties du corps et les fragments des pains. On hésite à trop rapprocher les deux pour ne pas appauvrir l’ambiguïté du texte. Et puis, on lit la fin :
I mention this because when I found the tongue it came to me for the first time that the miracle was not the matter of quantity but the fact that the event had never left the present. Parts of it keep appearing. I have begun to have glimpses of what I am doing, crossing the place where they have all been satisfied, and still finding fragment after fragment. (Merwin 233)
[Je le mentionne parce que, lorsque j’eus trouvé la langue, il m’apparut pour la première fois que le miracle n’était pas une affaire de quantité, mais le fait que l’événement n’avait jamais quitté le présent. Il y en a des parties qui ne cessent d’apparaître. J’ai commencé à entrevoir par moments ce que je fais, pendant que je franchis le croisement où ils ont tous été rassasiés, et que je trouve encore fragment après fragment.]
D’abord, on se pose une question : pourquoi « la langue » et non pas la main ou l’oreille ? Est-ce parce que la langue est le dernier élément mentionné ? Est-ce parce qu’elle est celle qui donne une voix ? Ou est-ce sans aucune raison du tout ? On remarque ensuite que le mot « miracle » apparaît pour la première fois depuis la première ligne. Le miracle ne réside donc pas dans la multiplication des pains, mais dans le fait qu’il se répète toujours : « il y en a des parties qui ne cessent d’apparaître ». Comme les parties du corps, déjà mentionnées.
On pourrait sans doute lire ce texte tout simplement à un niveau phonologico-poétique, savourant l’écoulement des mots et des phrases, mais on ne peut s’empêcher de se poser la question : quel est le miracle que le narrateur commence à appréhender —« par moments », comme il le dit dans la première et la dernière phrase du texte ? C’est un miracle qui lui arrive par moments, à lui-même, mais qu’il ne dévoile pas tel quel. Il nous le laisse deviner en invoquant le mythe d’un miracle avec lequel nous sommes tous familiers. Il doit donc y avoir un rapport d’analogie profonde entre les deux narrations, celle de la Bible et celle du narrateur qui trouve des parties détachées d’un corps absent.
Il y a, évidemment, l’analogie des fragments : les pains et les parties du corps ne sont que des fragments d’un corps idéal (celui de la communauté, celui du narrateur) absent. Mais il y a aussi l’espace de rencontre entre les deux narrations : le narrateur entrevoit le miracle pendant qu’il franchit « le croisement où ils ont tous été rassasiés », c’est-à-dire l’espace sacré où le corps idéal s’est incarné. Je dois ajouter ici que j’ai essayé de garder dans la traduction les connotations religieuses de l’original : « crossing the space » n’est pas une formulation innocente, car elle renvoie à la croix. J’ai transposé l’idée de pénétration dans l’espace sacré du miracle en me servant du verbe « franchir » et j’ai remplacé « l’endroit » qui aurait dû être la traduction littérale de « the place » par « le croisement » pour garder l’allusion à la croix.
Le narrateur qui, dans la phrase précédant la scène biblique des pains, s’identifie à un « caravansérail », lieu de passage et de l’errance désertique, nous dit que « ce qu’il fait » est analogue, « par moments », au miracle des pains, analogie qu’il faut comprendre d’une manière très précise : ce sont les fragments d’un miracle inaccessible, de l’incarnation dans un tout ou dans un corps idéal, qu’il ramasse lorsqu’il fait « ce qu’il fait » (« j’ai commencé à entrevoir par moments ce que je fais »).
Cette fable est donc, en fin de compte, une fable sur l’écriture ou sur « la langue ». C’est, à ma connaissance, la seule narration construite autour d’un mythe chrétien qui associe la langue de l’écriture à un fragment d’un corps inaccessible. C’est, essentiellement, la même vision du langage que celle décrite par Benjamin à partir du mythe juif du vase cassé où le corps inaccessible est « die reine Sprache », qui ne veut pas dire « langage poétique », mais bien « langage sacré ».
Le langage est révélation, dit Benjamin à la fin de « La Tâche du traducteur », et je ne connais pas de récit qui illustre mieux cette idée que la fable de Merwin. Chaque fois que le langage inaugure un commencement, surgissant comme pour la première fois dans une création poétique, il y a contact avec les sources du langage et ébranlement devant l’impossibilité de saisir ces sources. Ce contact ou cet ébranlement peut avoir lieu aussi bien dans le cas du créateur de l’original que dans celui du traducteur. Si celui qui entre en contact avec le langage accepte non pas de s’en emparer comme d’un instrument factice, mais, comme dans la fable de Merwin, de franchir un espace où le miracle est « par moments » possible, il peut y avoir révélation du langage.
Bibliographie
- BENJAMIN, Walter, « La tâche du traducteur », dans œuvres I, traduit par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, Folio, 2000.
- ___, « The Task of the Translator », dans Illuminations, édité par Hannah Arendt, traduit par Harry Zohn, New York, Schocken Books, 1988 [1968].
- ___, « Die Aufgabe des Übersetzers », dans Schriften IV.I, édité par Tillman Rexroth, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1972.
- MAN, Paul de, « “Conclusions” on Walter Benjamin’s “The Task of the Translator”. Messenger Lecture, Cornell University, March 4, 1983 », Yale French Studies 97, 50 Years of Yale French Studies, Part 2, Yale, Yale University, 2000, p. 10-35.
- MERWIN, W. S., The Miner’s Pale Children, New York, Henry Holt & Comp., 1994 [1969].
- MESCHONNIC, Henri, Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999.
- STEINER, George, After Babel, Londres, Oxford et New York, Oxford University Press, 1975.
- ___, Real Presences, Londres et Boston, Faber and Faber, 1991 [1989].
[1] Il y a sans doute des poètes qui ont écrit des essais sur l’acte d’écrire, mais ce sont des essais essentiellement poétiques, et non pas « théoriques ». Autrement dit : le poète n’emploie pas deux types de langage, l’un pour écrire une œuvre « poétique » et un autre, « théorique », pour expliquer cette œuvre. De plus, le discours autoréférentiel est plus commun à la tradition littéraire française et beaucoup moins courant dans d’autres traditions littéraires, la tradition anglo-saxonne par exemple.
[2] Les citations de ce texte sont tirées de la traduction faite par Maurice de Gandillac dans Benjamin 2000.
[3] La manière dont on a traduit cette phrase peut, à elle seule, faire l’objet d’une étude (Paul de Man en parle, d’ailleurs). Là où l’original dit Intentio, M. de Gandillac traduit « chose […] visée » ou « manière de viser » ou « mode de visée ». La traduction anglaise dit « intention » et, dans d’autres contextes, « mode of intention ».
[4] La tâche du poète ou de l’écrivain par excellence est définie par Maurice Blanchot d’une manière presque identique à celle assignée par Benjamin au traducteur.
[5] Il est intéressant, de nouveau, de comparer les traductions. La traduction anglaise dit « glued together » et « match one another ». Cependant, de Man attire notre attention sur ce que l’original dit littéralement : [fragments] « articulés ensemble » et « se suivre l’un l’autre » (de Man : 32).