Résistance du langage aux préjugés de l’interprétation

Les jeux anti-herméneutiques dans Aurora de Michel Leiris

Sébastien CÔTÉ
Université de Montréal

RÉSUMÉ

L’avant-garde littéraire du XXe siècle, qui souvent se distingue par son son autoréférentialité (pensons ici à Finnegans Wake et certains éclairs surréalistes, parmi lesquels se range Aurora), propose un véritable défi à l’herméneutique dans la mesure où elle restreint les possibilités de dialogue entre l’œuvre et l’interprète (Gadamer). Alors, comment interpréter un texte qui contourne sciemment les clichés, formes figées inhérentes au langage, au point de fragiliser la relation signifiant/signifié, voire de menacer le mot dans tout ce qu’il comporte de préjugé ? Si la présente exploration du roman de Leiris souligne surtout les pièges tendus à l’herméneutique transcendantale, elle effleure aussi quelques allusions ludiques à l’interprétation nihiliste, considérée par Vattimo comme la nouvelle koinè. En contournant sans cesse les clichés du langage sur un ton parodique, Leiris nous invite à sauter dans l’Ab-grund de la tradition (Heidegger).

ABSTRACT

The literary avant-garde of the 20th century, which has often been distinguished by self-referentiality in the manner of Finnegans Wake and surrealist works, among them Aurora, represents a considerable challenge to hermeneutics to the extent that it limits the possibilities of dialogue between the work and the interpreter (Gadamer). How then does one interpret a text that avoids clichés and the fixed forms inherent in language to the point of weakening the relation signifier/signified ? If this study of Leiris’s novel is first and foremost concerned with the pitfalls of transcendental hermeneutics, it also speaks to the humorous allusions of nihilist interpretation, which Vattimo considered the new koinè. By continuously avoiding linguistic clichés in a tone of parody, Leiris invites us to leap into the abyss (Ab-grund) of tradition (Heidegger).


 [1]

Je cessai de prêter attention aux choses elles-mêmes pour ne plus guère m’intéresser qu’aux mots qui les désignent. Chaque vocable me parut une espèce d’oracle qui, d’une part, me révélait sur les choses des propriétés que jusqu’alors j’avais ignorées, et d’autre part, par ses rapports formels avec les autres vocables, me découvrait des rapports que je ne soupçonnais pas entre des choses qu’auparavant je croyais sans aucun lien entre elles.
–Michel LEIRIS, août 1927 (1992 : 129).
Gefahr der Sprache für die geistige Freiheit. —Jedes Wort ist Vorurtheil.
–Friedrich NIETZSCHE (1980 : 577).

Introduction

L’une des tâches de la discipline herméneutique consiste à déterminer les moyens les plus efficaces d’abolir la distance séparant l’interprète de son objet, généralement la production discursive, afin de rétablir le sens originel d’une œuvre, de la rendre plus transparente. Aux interprètes confrontés aux limites de l’analyse grammaticale, purement philologique, Schleiermacher proposait le recours à l’empathie (Einfühlung) et espérait ainsi parvenir à une compréhension plus profonde de l’auteur que celle que ce dernier avait de lui-même et de son œuvre. Nourri en quelque sorte par le courant positiviste de la fin du XIXe siècle, Dilthey se proposait quant à lui de poser les bases d’une nouvelle Geisteswissenschaft, c’est-à-dire un cadre d’analyse inspiré des sciences exactes, pour objectiver cette distance historique en intégrant la méthode au travail d’interprétation. Plus tard, afin de souligner la relation dialogique qui s’établit entre le texte et son interprète, Gadamer développera dans Vérité et Méthode le concept de fusion des horizons, soit le lieu théorique où texte et interprète peuvent discuter et se comprendre. Bref, la plupart des herméneutes cherchent un moyen d’amoindrir la distance qui sépare le lecteur de l’œuvre étudiée, tout en faisant intervenir cette notion dans la reconstruction du sens. Mais qu’arrive-t-il lorsqu’il s’agit au contraire d’interpréter un texte qui, dès sa publication, se donne pour volontairement obscur et crypté ? Comment interpréter le texte d’un auteur qui cherche sciemment à contourner les clichés, formes figées inhérentes au langage, au point de fragiliser la relation entre le signifiant et le signifié, voire de menacer le mot dans ce qu’il comporte de préjugé.

Il nous semble que la littérature d’avant-garde du XXe siècle (pensons ici au Finnegans Wake et à certains éclairs poétiques dadaïstes et surréalistes, parmi lesquels se range Aurora malgré sa publication tardive), en particulier celle qui se distingue par son hermétisme et son autoréférentialité, présente un véritable défi pour l’herméneutique dans la mesure où elle réduit presque à néant les possibilités de dialogue entre l’œuvre et l’interprète imaginé par Gadamer. Déjà dans « L’herméneutique comme nouvelle koinè », essai qui prône un retour à « la méditation heideggérienne sur la métaphysique et son destin » (1991 : 50), Gianni Vattimo remettait en question le postulat de Gadamer en refusant de voir dans l’herméneutique une « simple théorie du dialogue ». Selon lui, si l’herméneutique veut rester cohérente avec elle-même, surtout après le tournant ontologique entrepris par Heidegger, « elle doit s’articuler comme dialogue ». En fait, pour Vattimo, l’enjeu véritable du dialogue entre l’interprète et la tradition se situe dans sa pertinence : « avons-nous quelque chose à dire, et si oui qu’avons-nous à dire, en plus du fait que le dialogue est le seul lieu possible de la vérité ? » (1991 : 55). Dans la structure dialogique imaginée par Gadamer et reformulée par Vattimo, les textes hermétiques semblent devoir se contenter d’un soliloque sans fin, où l’écoute et la réponse n’occupent qu’une place négligeable. On pourrait à la limite prétendre que l’opacité des signifiants limite une œuvre comme Aurora, d’abord rétive et fuyante, à la seule fonction pulsante d’émetteur, c’est-à-dire comme des oracles lancés dans la tradition.

Le sort réservé par les exégètes de Leiris à son unique roman nous apparaît symptomatique de la difficulté qu’ils éprouvent à en rendre compte [2]. La plupart d’entre eux évacuent le problème pourtant central de l’interprétation, soit en soulignant l’ambiguïté générique d’Aurora ainsi que les difficultés de classification qui en découlent, soit en discutant de questions parallèles d’ascendance et d’intertextualité, ou encore en tissant des liens sécurisants, voire téléologiques avec les œuvres plus connues de Leiris, notamment L’Âge d’homme et La Règle du jeu. Comme si insérer Aurora dans une typologie devait en éclaircir la signification, les critiques se questionnent sur l’opportunité de l’inclure dans la tradition romanesque, avant de glisser plutôt vers la solution hybride du poème en prose, du récit poétique, du « roman-poésie » [3], de la « mythologie personnelle » (Nadeau 1963 : 95), voire de l’autobiographie fantasmée. Quant aux sources littéraires les plus actives dans Aurora, elles se révèlent transparentes pour la plupart des critiques. Maurice Nadeau parle d’un « récit d’apparence bourgeoisement surréaliste » (1963 : 37-38) avant de concéder qu’il échappe aux clichés les plus pénibles du mouvement, Éric Van der Schueren remarque pour sa part une filiation évidente avec Les Vies imaginaires de Marcel Schwob (1990 : 145) et tous s’entendent sur l’influence criante exercée par Sade, Nerval et Lautréamont. En revanche, sur le texte donné à lire dans Aurora, les critiques restent avares de commentaires et fuient devant le défi herméneutique en se limitant à la description de sa structure et à l’identification de ses thèmes.

De l’aveu même de Leiris, qui selon Philippe Lejeune aurait la fâcheuse habitude de « paralyse[r] la critique en lui dictant d’avance son discours » (1975 : 12), Aurora serait le récit « noir » et « frénétique » d’une apocalypse aussi interminable qu’inaccessible (Leiris 1982 : 7) [4], en même temps qu’un déni explicite des lieux communs qui fondent le sujet occidental depuis les Lumières, par conséquent un refus de l’ensemble du projet de la modernité. Ainsi sont balayés les concepts « éculés » de l’histoire en tant que chronologie, de la causalité, de l’espace, du corps-prison et de la métaphysique (à laquelle il préfère l’immanence alchimique). Cette opération se réalise au profit d’une mobilité omniprésente qui refuse de se poser, changeant sans cesse de support et poussant à l’extrême l’idée du « génie libre » tant recherché par Breton et les surréalistes (Breton 1994 : 130). Pour paraphraser la formule de Nietzsche, expression lapidaire du nihilisme, selon laquelle « l’homme roule hors du centre vers l’X » (Vattimo 1985 : 122), nous pourrions affirmer que le sujet énonciateur du « récit », narrateur protéiforme, se précipite avec délectation dans un inconnu qu’il souhaite purificateur, entraînant le lecteur dans sa chute. Pour cette raison, se plonger dans la lecture d’Aurora actualise dans sa forme la plus tangible, nous semble-t-il, la notion d’expérience esthétique schématisée par Vattimo, c’est-à-dire perçue « comme une suspension de la continuité herméneutique du sujet avec lui-même et avec l’histoire », « le mode sur lequel le sujet vit le saut dans l’Ab-grund de sa propre mortalité » (1985 : 129).

Vingt ans après la rédaction d’Aurora, Leiris exprime des réserves quant au style à la mode déployé dans son roman [5]. Toutefois, malgré une remarque préventive sur « la peste brune » et les conséquences de la mise en œuvre du néant dans le réel [6], il n’en rejette pas pour autant l’esprit foncièrement nihiliste :

Ce qui m’attache à Aurora c’est […] l’appétit qui s’y exprime d’une inaccessible pureté, la confiance qui y est faite à l’imagination laissée dans son état sauvage, l’horreur qui y est affichée à l’égard de toute espèce de fixation ; le déni, enfin, qu’oppose presque chaque page à cette condition d’homme devant laquelle —si raisonnablement que la vie collective puisse un jour être aménagée— certains ne cesseront pas de se cabrer (7).

Ici, il nous semble que Leiris articule en filigrane une position philosophique voisine de celle évoquée par Vattimo dans La Fin de la modernité. C’est-à-dire que même après la tabula rasa innommable opérée par les fascismes européens, la vision du monde nihiliste proposée par Leiris adopte une forme positive et porte en elle l’espoir d’un renouvellement, ne fût-ce que du langage. N’oublions pas que le nihilisme, a fortiori depuis Nietzsche, ne se réduit pas à l’attrait du néant comme remplacement du monde matériel, pas plus d’ailleurs qu’il ne se confond avec l’athéisme, le pessimisme ou le cynisme. En fait, la pensée nihiliste se définirait mieux comme refus de la vérité en tant que fondement, car ce concept est mobile, elle varie selon les normes et la vision du monde en vigueur à toutes les époques [7]. Bref, selon Denise Souche-Dagues :

De par son indétermination conceptuelle, le « nihilisme » selon Nietzsche est ouvert aux remplissements [sic] les plus contradictoires. Il est « la mort de Dieu », mais aussi « la mort de l’homme », l’appel à un « nouveau Dieu » ; il est « la science », mais aussi le refus du vrai et de la connaissance ; il est son propre diagnostic, et son seul remède, etc. La parole qui le décrit n’appartient pas au Logos de la tradition ; elle est une herméneutique qui crée à chaque instant ses propres normes dans un jaillissement qui est celui de la danse, de la pure spontanéité. Le néant, le léger par excellence, c’est le non opposé à tout ce qui ordinairement charge les ânes. C’est pourquoi la volonté de néant est refus du « progrès », de la fin de l’histoire, du temps lui-même, et se recourbe sur elle-même, indifférente à son contenu (1996 : 101).

Pour peu que l’on considère les dernières phrases, voire la seule allusion à l’indifférence au contenu, on concédera que ce détour par la pensée nihiliste pour aborder Aurora n’est pas gratuit. De plus, les innombrables références à la destruction et à la mort, au vide, au néant et autres précipices suffisent à faire d’Aurora un unheimliches Erlebnis pour l’interprète, puisque ici ses préjugés habituels face à l’œuvre d’art sont inopérants.

Aurora : dialogue, (en)jeux de vérité et vision nihiliste du monde

Les jeux « anti-herméneutiques » mis en scène par Leiris tout au long d’Aurora, en particulier ceux qui s’attaquent à la fonction sémantique du langage (quitte à rompre la chaîne infinie de l’Überlieferung) de même qu’aux fondements mêmes de l’interprétation, méritent qu’on les examine en détail. Pour rebutante qu’elle puisse paraître au premier abord, la phrase leirisienne, toujours émaillée d’images fulgurantes, finit par aspirer le lecteur dans l’univers fragile des mots, d’où surprise et dépaysement surgissent sans répit. Au risque de la surcharge, les « anciennes lingeries fanées » (9) côtoient le « rebus décoloré par la mort du symbole » (11) et le « vieux square empuanti d’enfants » (27). Ainsi employée, l’association systématique de vocables qui n’ont pas l’habitude de se fréquenter, que ce soit dans un mariage euphonique ou coruscant, expose assez clairement le positionnement esthétique de l’auteur par rapport à son matériau. Pour faire court, disons simplement que Leiris sacrifie le signifié sur l’autel de l’image pour atteindre à la pure plasticité du langage, en cela fidèle à l’esprit originel du surréalisme. C’est d’ailleurs dans le passage suivant qu’apparaissent le plus explicitement les visées philosophiques de son projet. La poétique à l’œuvre dans Aurora tend à séparer radicalement le signifiant du signifié, coupure aux conséquences quasi amnésiques entre le vocable et son référent, afin de parvenir à l’abstraction pure d’un langage en soi et pour soi, infiniment libre de tout préjugé :

Je vous répondrai seulement que mon langage, comme tout langage, est figuré, et que libre à vous de remplacer le mot « whisky » par un quelconque vocable : absolu, meurtre, amour, sinistre ou mandragore.

Je buvais donc une bouteille d’absolu, une bouteille de sinistre, une bouteille de mandragore… Peu m’importent ces mots puisque n’importe lequel d’entre eux correspond à ce même éternel déplacement de moi autour d’un axe que je plante stupidement au centre, pitoyable drapeau d’un colonisateur du pôle qui veut à tout prix voir flotter sous forme de tissu colorié le purin de sa petite patrie somnifère sur la grande voûte glacée où le concept SOMMEIL est en effet le seul qui soit suffisamment noir et gelé pour posséder encore un certain sens. Peu importent ces mots, embryons d’événements et de phrases, l’essentiel est que je suis moi-même ballotté entre la froideur et les brûlures, rejeté comme un ludion de l’une aux autres, et en butte aux petites ruses interstitielles de la mort, quelle que soit la force de mon dégoût.

Mais ici, dans cette île où je viens d’aborder, la première personne du singulier n’a plus cette importance particulière et je dois laisser parler la dynamite des faits (41-42).

On assiste ici à l’exposition d’une étrange réforme du langage, où règneraient la contingence et l’arbitraire de la substitution dans un monde privé de ses fondements et où, conséquemment, le sujet serait expulsé de sa position centrale. Deux constats antagonistes découlent des affirmations radicales du narrateur, tous deux agissant sur l’acte de lecture avant même d’influencer l’interprétation. En effet, si nous suivons le narrateur jusqu’au bout de son raisonnement, il s’ensuit que tout ce qui apparaît dans le discours se transforme soit en un moment herméneutique décryptable à l’infini, soit en une suite euphonique de vocables de laquelle toute signification, même provisoire, est par principe exclue. Pris au sens figuré ou non, ce passage prend presque valeur de commandement, en ce qu’il intime l’interprète au silence contemplatif et à l’écoute abandonnée.

Alors, s’il faut éviter de chercher les significations, le meilleur moyen de réagir au texte de Leiris serait de céder aux attraits de l’expérience esthésique [8], donc axée sur la seule perception, ce qui se rapproche de la réception affective de la musique ou de l’art non figuratif. Cela entraîne un premier malaise pour la pratique herméneutique : Aurora serait donc un texte subverti, renégat, transfuge… Par ailleurs, l’acharnement du narrateur à pulvériser la fonction centrale et autoritaire du je, principe structurant du sujet occidental moderne, participe également du procès ludique d’une herméneutique transcendantale. Aux yeux du narrateur, le pronom personnel je résume ni plus ni moins que « la structure du monde » (39). C’est pour cette raison qu’il faudrait le dissoudre ou, à tout le moins, lui redonner une position plus représentative de sa véritable importance à l’échelle terrestre (on ne peut s’empêcher d’entendre retentir ici les échos de la formule nietzschéenne). D’ailleurs, le narrateur illustre à merveille les excès de cet égocentrisme lorsqu’il prétend intégrer tous les objets situés dans son champ de perception à son être magnifié : « Ce n’est qu’en fonction de moi-même que je suis et si je dis qu’il pleut ou que la mer est mauvaise, ce ne sont que périphrases pour exprimer qu’une partie de moi s’est résolue en fines gouttelettes ou qu’une autre partie se gonfle en pernicieux remous » (39-40). Ici point un double malaise pour la pratique herméneutique, différent du premier. Comment établir un dialogue productif avec une œuvre qui revendique l’élision du sujet et où se situe l’enjeu de vérité ? À eux seuls, ces deux malaises considérables pourraient expliquer la discrétion des commentateurs au sujet d’Aurora.

Cette critique de la volonté de savoir se poursuit au chapitre III, consacré presque exclusivement à la découverte d’un temple en ruine et d’un texte énigmatique, clé de toutes les interrogations du jeune homme aux brodequins de cuir (l’une des nombreuses variations du narrateur premier). Les vestiges du temple s’élèvent au fond d’une crique et, « outre les colonnades brisées et les cubes de pierre descellés qui gisaient à terre parmi les coraux et les algues » (78), ce qui déjà concède la victoire des éléments telluriques dont parle Heidegger sur les créations humaines, le jeune homme découvre « divers objets dont il ne comprit pas quelle avait pu être, en un tel lieu, la raison d’être » (78). Sa réaction reproduit alors les processus normaux du soupçon : puisque ces outils ne sont pas arrivés là par hasard, a fortiori selon cet agencement symétrique, c’est qu’ils ont déjà rempli une fonction. Mais laquelle et pour qui ? À partir de cet instant s’amorce une quête du sens pour le moins particulière, en ce qu’elle prend rapidement l’allure d’une chasse au trésor (n’oublions pas que le leitmotiv de ce roman, Leiris insistera lui-même très clairement sur ce fait (1992 : 218), est l’adéquation parfaite entre Aurora et l’inaccessible pierre philosophale) ; le processus de réflexion s’intègre au récit des découvertes :

Il s’agissait en effet d’un énorme coquillage à une seule valve fendue longitudinalement (coquillage qui, d’après sa position centrale, visiblement calculée, avait été placé là dès l’époque du temple et non apporté par la mer après coup) et de plusieurs outils à demi mangés par la rouille : deux bêches, deux pioches, deux longues scies de métal flexible, un croc de boucher et deux morceaux de métal en forme de fer de lance.

Le jeune homme se demandait quel avait pu être l’usage de ces instruments et quel cataclysme marin avait ruiné le temple […] (78).

Malgré la table rase sémantique promulguée plus tôt par la première incarnation du narrateur [9], les symboles millénaires contenus dans cette scène sautent aux yeux et semblent crier pour qu’on les interprète. Le temple se situe au fond d’une crique laissée à découvert par la marée basse et, ainsi orienté, le coquillage renvoie directement à toute une tradition iconographique de la représentation de la féminité, académique ou « obscène », dont les exemples les plus célèbres seraient sans doute La Naissance de Vénus, de Botticelli, et L’Origine du monde, de Courbet. Tel que décrit, le site constituerait donc une allégorie paysagiste du corps féminin. Toutefois, comme cette piste n’éclaircit en rien la présence des outils, le mystère continue de hanter le jeune homme, qui se met spontanément à interroger du regard (ici l’unique médiation du dialogue herméneutique) les lieux et les objets, sans saisir l’essentiel. Il réfléchit plutôt aux raisons de la décrépitude du temple, à l’usage probable « d’une digue de forte maçonnerie qui sans doute empêchait autrefois qu’à marée haute la mer ne remplît la crique » (78-79 ; nous soulignons). Aussi en arrive-t-il aux conclusions suivantes, forcément provisoires et empreintes de doute. Elles présentent néanmoins l’excuse de s’appuyer sur l’expérience, bien qu’aliénante, de la perception des faits :

En cas d’invasion ennemie, il est probable que la digue était systématiquement détruite, et la mer transformée ainsi en une gardienne inviolable des objets sacrés. Ainsi avait dû raisonner le constructeur prévoyant de ce temple, songeant à tout, sauf à la marée basse (79 ; nous soulignons).

Étrangement, le jeune homme, pour l’occasion ironiquement chaussé de « brodequins de détective » (79), interprète naïvement les artefacts qui l’entourent comme s’ils se donnaient à lui sous la forme d’un texte à lire, alors même que les clichés conventionnels du langage viennent tout juste de subir leur procès. De cette opération résultent évidemment des conclusions arbitraires et erronées. Elles évacuent les lieux communs pourtant perceptibles, comme si la biffure de la signification n’agissait que sur les symboles. Ajoutée à la certitude que ces murs épais gardent un trésor, cette ignorance quelque peu affectée des symboles conduit le jeune homme à l’intérieur de la coquille, « [b]ien que cette cavité fût entièrement remplie d’eau [!] » (79). Le trésor tant recherché découvert dans cette nouvelle caverne d’Ali Baba n’a rien de bien flamboyant, puisqu’il se limite à un texte presque effacé gravé sur une triste plaque de tôle, mais l’attrait de la vérité est trop puissant. Ce court préambule marque le retour passager de l’importance du signifié, si bien que la reconstitution laborieuse du texte mystérieux, vaguement hiéroglyphique, n’apparaît pas futile aux yeux du jeune homme désireux d’accéder à la vérité.

Certes, la confession qu’il déchiffre lui dévoile tout ce qu’il brûlait de savoir au sujet de la chute du temple et bien davantage. Il découvre d’abord le génie sadique d’un hiérarque mégalomane (un monstre de la centralisation du sujet autour d’un je magnifié) et son grand œuvre : la profanation du Temple de la Féminité par la rigueur géométrique du minéral sous la férule d’une sinistre Trinité ainsi reformulée : « PURETÉ, FROIDEUR et CRUAUTÉ » (90) [10]. Ce n’est qu’après avoir parcouru le récit des pratiques sadiques, obsédées par la pureté géométrique du règne minéral, que le jeune homme trouvera les clés du mystère qu’il cherchait vainement à élucider. Les explications fournies par le hiérarque sont troublantes, car elles dénaturent radicalement l’usage des objets métalliques énumérés plus tôt et leur confèrent une nouvelle signification en les intégrant au contenu sacré de son « interprétation » du Temple de la Féminité. Le hiérarque procède donc aux modifications suivantes, toutes des biffures des éléments qui séparent l’humanité de la minéralité :

Je remplaçai le cyprès du nez par un croc de boucher auquel dorénavant on suspendrait les viandes. Au lieu du vase de fruits et de fleurs qui figurait sottement les hanches, je mis un grand bocal de verre rempli d’équerres et de compas. […] J’enlevai de même la cage peuplée d’oiseaux qui figurait la bouche et j’installai au même endroit un récipient plein de serpents placé entre deux scies que je déclarai être des mâchoires. Au sommet de chaque sein je fis planter un fer de lance. Au-dessus du portail de chaque main, je suspendis une bêche et une pioche (92).

En fait, le personnage de Damoclès Siriel manipule les objets et les symboles comme Leiris les vocables. C’est-à-dire qu’en déplaçant le signifiant de son socle sémantique, tous deux nous précipitent vers un inconnu inquiétant. En extrapolant un peu, la révélation du sens des artefacts dans le texte de Siriel révèle un regard plus que cynique sur les dangers de l’interprétation. En effet, malgré son contenu sadique, essentiellement parodique, l’épisode de la confession du hiérarque met au jour les risques auxquels on s’expose lorsqu’on remue le passé lointain (abolition de la distance pour atteindre à la vérité) ou lorsqu’on cherche à percer l’opacité des signifiants, verbaux ou matériels. Dans le discours de Leiris, la recherche de la vérité, étroitement liée à celle de la pierre philosophale, implique un dialogue périlleux avec ce qui est étranger à la connaissance concrète. Sous la couche visible ou audible se cache un abîme dans lequel grouille et se perpétue l’absolu, l’innommable, bref tout ce que nous ne sommes pas forcément en mesure d’affronter.

Immédiatement après ce sinistre segment consacré à la part d’ombre insondable de l’humain, Leiris déplace le lieu de scansion en se permettant une brève parenthèse ludique. Comme ailleurs dans Aurora, l’effet recherché est obtenu par la juxtaposition inattendue d’éléments hétérogènes, ici une rupture de genre. Au beau milieu d’un chapitre prétendument tiré des œuvres philosophiques complètes de l’alchimiste Paracelse [11], dont la présentation constitue en soi une prouesse d’imagination (109-110), Leiris enchâsse quatre faits divers loufoques censés « fournir à qui saurait les lire les éléments d’une ligne de conduite de la Pierre » (119). L’« Histoire du devin prisonnier » raconte comment un prisonnier obtient l’effondrement de sa prison en en dessinant les fissures sur une feuille ; l’« Histoire de la femme-horloge » décrit la mort inexpliquée d’un jeune homme écrasé par la chute d’un automate ; l’« Histoire du roi-bolide » rapporte le décollage d’un tyran vers la nébuleuse d’Orion à la suite du contact de sa couronne avec un aérolithe préalablement humecté de sang menstruel ; enfin, l’« Histoire dédiée aux téméraires » expose comment un vieillard qui rêvait de mourir foudroyé est finalement mort d’un arrêt cardiaque en plein orage. Le Paracelse de Leiris précise même à deux reprises que, malgré leurs allures humoristiques, ces récits renferment le sens de la pierre philosophale. Ici, Leiris opère une transmutation ludique du fait divers insolite. Ainsi, jeu et absolu auraient partie liée.

Cette relation ténue se révèle encore plus clairement dans l’épisode des quatre lions (125-131), sorte d’analyse kabbalistique du fractionnement du sujet. En plus de poursuivre sur le mode ludique la quête du sens amorcée plus tôt, ce passage constitue la tentative la plus articulée de révéler la cohérence interne d’Aurora, de même que ses multiples jeux de correspondances. Une description des quatre lions « étendus aux quatre vents », « autour du cimetière analytique » (125) où repose Aurora en attente de sa métamorphose, inaugure une espèce de cérémonie épiphanique. L’approche descriptive reste la même qu’ailleurs dans le roman, les images aussi somptueuses qu’irreprésentables mentalement, mais cette fois une apostrophe interrompt le soliloque. À cette occasion, le narrateur donne l’impression de prendre le lecteur par la main, afin de remplir sa fonction explicative. Il devient alors l’interprète de son propre roman, avec toutes les conséquences que cela implique :

Vous vous demandez peut-être, lecteurs, ce qu’après le jeune homme aux brodequins fauves, Damoclès Siriel, le vagabond à la bague ciselée de rats et Paracelse, ces quatre lions viennent faire dans l’histoire d’Aurora, couchés autour de son fantôme, à elle qui, lorsque commencèrent à se heurter les premiers nuages des événements que je relate, n’était qu’une très jolie femme, locataire du gratte-ciel du pessimisme et amoureuse de l’homme au smoking blanc ? Rassurez-vous ! tous ces phénomènes d’allure si disparate sont étroitement lié entre eux, comme tout phénomène l’est d’ailleurs à n’importe quel autre phénomène […] (126-127).

Est-il besoin de préciser qu’après 125 pages de solipsisme, cause principale de la capitulation du signifié devant le signifiant, les attentes sont énormes, un peu comme si les clés données par le narrateur équivalaient au dénouement d’une intrigue. Pourtant, nous semble-t-il, c’est là qu’intervient une fois de plus le jeu anti-herméneutique. Alors même qu’il est le seul dépositaire du secret, le narrateur se lance dans une démonstration tout à fait parodique de l’adéquation parfaite entre les lions et lui-même :

Je pourrais dire d’abord que ces quatre lions malgré leurs pelages dissemblables sont égaux, et que ce mot « égaux » est l’équivalent du pronom latin EGO, qui veut dire moi. Je pourrais également alléguer qu’ils possèdent cette noblesse souveraine qui sculpta l’air au moment de mon départ, grande tenture solennelle qui substitue toujours sa gravité opaque à la transparence du vent […]. Je pourrais encore faire remarquer que le prénom Léon vient du latin leo, qui veut dire lion ; mais je ne m’appelle pas Léon. Aussi, plutôt que de m’attarder à de tels rapprochements, tous plus ou moins fallacieux, dirai-je tout de suite que ces quatre animaux me ressemblaient parce qu’ils portaient chacun à la place du cœur l’image d’un roi de cartes bicéphale (127-128).

Dans ce qu’elle a de dérisoire, cette démonstration farfelue s’inscrit en porte-à-faux par rapport au projet annoncé par l’apostrophe, en ce qu’elle brouille d’abord sciemment les pistes d’interprétation avant d’abandonner le lecteur en pleine brousse, plus désemparé qu’auparavant. La voie pseudo étymologique privilégiée à deux reprises débouche sur autant de culs-de-sac : la première tentative simulée est un pur jeu de langage dans la veine de Glossaire, j’y serre mes gloses (première édition en 1925) ; l’impasse de la seconde ne peut que provoquer l’hilarité. Cet état de fait n’empêche nullement le narrateur de persister dans ses rapprochements irréfutables, ni d’insister sur l’aspect foncièrement ludique de son entreprise, où le hasard joue un rôle déterminant. En effet, sur le plan formel, sa démonstration ne s’arrête qu’avec la fin du segment (131). Malgré la rupture effective du « dialogue » avec le lecteur, le narrateur continue d’employer des figures convenues de la rhétorique, subvertissant les clichés : l’apostrophe (« vous voyez », « pas ce que vous croyez », « cet aimant que vous connaissez bien », etc.) ; les marqueurs de progression (« donc », « c’est pourquoi ») ; la logique du plan (les quatre lions sont analysés selon un ordre méticuleusement suivi). Leurre, dissertation parodique, extension de l’opacité au domaine de la logique, ce passage souligne de nouveau toute la vanité de la recherche du sens et met en évidence la fragilité de toute entreprise de construction.

Conclusion : Aurora ou l’aube d’une nouvelle herméneutique ?

Dans son explication étymologisante du prénom de son héroïne (178), Leiris évoque le mot latin hora (« heure »), le radical or (présent dans os et oris, soit « bouche » ou « orifice »), le mont Ararat, ainsi que deux « créatures semi-fantomatiques » de Nerval, soit Pandora et Aurélia. Comment interpréter le fait qu’il évite sciemment de parler de l’aurore, seul espoir en germe du roman ? Devons-nous le faire ? Si l’exploration du roman a permis de mettre en lumière quelques pièges tendus, entre autres, à l’herméneutique transcendantale, elle a néanmoins négligé nombre d’allusions ludiques à une autre voie de l’interprétation, celle considérée par Vattimo comme la nouvelle koinè. Sans cesse, Leiris nous oblige à sauter dans l’Ab-grund de la tradition sur un ton parodique qui cherche à contourner les clichés : « Il n’est pas nécessaire que je raconte les diverses péripéties de ce voyage, car elles se trouvent toutes rapportées, ou à peu près, dans les récits des anciens navigateurs », (29-30). De plus, il donne l’impression d’anticiper à plusieurs reprises le concept heideggérien de l’être-pour-la-mort : « le mobilier qui rappelle la mort plus sûrement que n’importe quelle horloge » (61). Enfin, il insiste sur le gouffre qui sous-tend le monde en raillant toutes les « cannes métaphysiques » (62). Bref, au même titre que La Nausée exemplifie l’existentialisme sartrien, Aurora constitue à notre avis la « mise en œuvre » sur le plan littéraire d’une vision nihiliste du monde. « Le délire d’interprétation ne commence qu’où l’homme mal préparé prend peur dans cette forêt d’indices », écrivait Breton dans L’Amour fou (1992 : 685). La lecture éblouissante d’Aurora et cette volonté farouche d’échapper aux préjugés de l’interprétation canonique rappellent la pertinence de sa remarque. Aussi nous semble-t-il possible d’affirmer que l’herméneute désireux d’interpréter une œuvre de l’envergure d’Aurora, c’est-à-dire un texte qui disqualifie les fondements de la signification et la position centrale du sujet, n’arrivera à des résultats satisfaisants qu’en tenant compte du tournant nihiliste amorcé par sa discipline avec Heidegger. On ne lit pas Leiris comme on lirait Balzac. Entre Aurora et l’interprète, il est certain qu’un dialogue s’instaure. Il s’agit de saisir à quel niveau il se situe et, comme le propose Vattimo, d’évaluer si on dispose des outils nécessaires pour répondre au texte.


Bibliographie

  • BODE, Christian, Werner BECKER et Rainer KLOFAT (dir.), Universitäten in Deutschland-Universities in Germany, Munich-New York, Prestel, 1996.
  • BRETON, André, L’Amour fou, dans Œuvres complètes II, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1992 [1937], p. 673-785.
  • ___, Nadja, Paris, Gallimard (Folio), 1994 [1928/1964].
  • GADAMER, Hans-Georg, « Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique », dans Vérité et méthode, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 286-333.
  • LEIRIS, Michel, L’Âge d’homme, Paris, Gallimard (Folio), 1999 [1939].
  • ___, Aurora, Paris, Gallimard (L’Imaginaire), 1982 [1946].
  • ___, Journal 1922-1989, Paris, Gallimard, 1992.
  • LEJEUNE, Philippe, Lire Leiris, Paris, Éditions Klincksieck, 1975.
  • NADEAU, Maurice, Michel Leiris et la quadrature du cercle, Paris, Éditions Julliard (Les Belles Lettres), 1963.
  • NIETZSCHE, Friedrich, Menschliches, Allzumenschliches, dans Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe (Band 2), Giorgio COLLI et Mazzino MONTINARI (éd.), Munich/Berlin-New York, dtv/Walter de Gruyter, 1980 [1967-1977].
  • SERMET, Joëlle de, Michel Leiris, poète surréaliste, Paris, PUF (Écrivains), 1997.
  • SOUCHE-DAGUES, Denise, Nihilismes, Paris, PUF, 1996.
  • VAN DER SCHUEREN, Éric, « Aurora. Les palingénésies de l’aura », Revue de l’Université de Bruxelles (n° 1-2, 1990), p. 143-167.
  • VATTIMO, Gianni, La Fin de la modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture postmoderne, Paris, Éditions du Seuil, 1985.
  • ___, « L’herméneutique comme nouvelle koinè », dans Éthique de l’interprétation, Paris, Éditions La Découverte, 1991, p. 45-58.

[1] Recherche réalisée grâce à l’appui financier du Fonds FCAR.

[2] Éric Van der Schueren souligne en outre que le silence relatif des critiques contribue à minimiser l’importance d’Aurora (1990 : 143).

[3] Terme crée en 1943 par Leiris (de Sermet 1997 : 194-195).

[4] Désormais, nous indiquerons la page citée dans le corps du texte.

[5] Écrit en 1927-1928, de toute évidence inspiré de son premier grand voyage (Égypte, Grèce), Aurora paraîtra seulement en 1946 après bien des hésitations (de Sermet 1997 : 165-167 et Leiris 1992 : 128-129).

[6] L’expression est de Hannah Arendt (Souche-Dagues 1996 : 1-7).

[7] Foucault l’a bien montré dans son Histoire de la sexualité et nous connaissons les conséquences des révolutions scientifiques sur les vérités…

[8] Expérience qui procure le « trouble physique » exigé par Breton (1992 : 678).

[9] Plus loin dans le roman, un orateur-tonneau mettra en vente le mobilier des Descartes, « à terminer par son illustre table rase », soulignant avec ironie qu’il aurait dû commencer par lui raser « les quatre pieds » (157-158).

[10] Cette triade rappelle l’affirmation de Breton : « L’œuvre d’art, au même titre d’ailleurs que tel fragment de la vie humaine considérée dans sa signification la plus grave, me paraît dénuée de valeur si elle ne présente pas la dureté, la rigidité, la régularité, le lustre sur toutes ses faces extérieures, intérieures, du cristal » (1992 : 681).

[11] Theophrast von Hohenheim (1494-1541), médecin et naturaliste allemand, est souvent considéré comme un membre à part entière de la tradition savante (Bode, Becker et Klofat 1996 : 196).