Vers une pratique thélémique du cinéma, Les films « magicks » de Kenneth Anger de Pierre Hecker
Pierre HECKER, Les films « magicks » de Kenneth Anger, Paris, Éditions Paris Expérimental, 1999, 139 pages.
Anger, une pratique thélémique
Kenneth Anger (Fireworks, 1947, Scorpio Rising, 1964) est une figure de proue du cinéma expérimental D’ailleurs, après 25 ans d’absence, avec Senators in Bondage en 1976, Anger a tourné cinq nouveaux courts-métrages depuis 2000 dont Ich Will ! (2000), The Man We Want to Hang (2002) et Anger Sees Red (2004). Contrairement à des cinéastes tels que Stan Brakhage (Window Water Baby Moving, 1962) ou Michael Snow (Wavelength, 1967), l’univers de Anger est immensément fantastique (au sens iconographique et thématique du terme). Investi d’une symbolique complexe et difficilement pénétrable, son œuvre se distingue par sa forte propension au mysticisme et au mythique. En effet, ses films ont pour fondement majeur la mythologie, qu’elle soit ésotérique, divine ou populaire. D’ailleurs, il est l’auteur du célèbre Hollywood Babylon(première publication en 1959 à Paris) à l’intérieur duquel il expose et déconstruit les mythes et figures mythiques de « l’industrie du rêve » américaine. Son introduction, à propos du Intolerance de D. W. Griffith, est révélatrice des intentions de l’auteur :
« WHITE ELEPHANTS–the God of Hollywood wanted white elephants, and white elephants he got–eight of ’em, plaster mammoths perched on mega-mushroom pedestals, lording it over the colossal court of Belshazzar, the pasteboard Babylon built beside the dusty tin-lizzie trail called Sunset Boulevard. » (Anger 1959 : 3)
Considéré par plusieurs comme un vulgaire torchon à scandales et à potins, la popularité de l’ouvrage engendra une suite en 1984. Influence reconnue, entre autres, de David Lynch, Martin Scorsese, Oliver Stone et les Rolling Stones (il a inspiré Sympathyfor the Devil) [1], il est 1’une des pierres angulaires du cinéma underground américain des années 60. D’ailleurs, comme bien d’autres, ses films, bien que tous des courts ou moyens métrages, furent maintes fois objet de censure malgré la reconnaissance, et le dégoût, du milieu. Dans Le Nouvel Observateur, Hecker, Michel Cournot a écrit : « Scorpio Rising est un montage carambolé de guidons de motocyclettes, de culottes et de fesses de jeunes éphèbes drogués… C’est du travail facile à faire, ça ne demande aucun talent, ça peut épater le bourgeois. C’est d’un crétinisme et d’une lâcheté absolus. » (Cournot 06/10/1965)
Toutefois, au-delà de l’analyse thèmatologique de l’œuvre de Anger, à laquelle nombre d’études ont été consacrées, un problème subsiste, celui du rituel. Dans les films de Anger, la majorité des personnages « passent leur temps à se préparer, se vêtir, se parer, mais pour quel événement ? » (Brenez in Hecker 1999 : 13) C’est une tentative de réponse que tente d’offrir Pierre Hecker dans son premier ouvrage (soutenu par une préface de Nicole Brenez [2]). En fait, Hecker essaie de décortiquer et d’expliciter la dimension magique inhérente aux films d’Anger en explorant simultanément l’interpénétration du contenu et du contenant.
Pour ce faire, Hecker divise pertinemment son ouvrage en trois parties : le contexte (c’est-à-dire les fondements théoriques et magiques soutenant le travail de Anger), les films (une analyse de chacun des films y est proposée précédée d’une description plan par plan) ainsi qu’une section portant sur l’importance du montage et de la musique (presque toujours puisée à même le répertoire populaire de l’époque : Diana Ross and the Supremes, The Parris Sisters, Mick Jagger). En annexe, une bibliographie et une filmographie exhaustive du cinéaste, incluant les multiples versions des films (Par exemple, Rabbit’s Moon est passé par plusieurs versions, les changements principaux étant la musique et la durée, entre 1950 et 1979), viennent clore les quelques cent pages du manuscrit.
Racines du « magick »
Pour le néophyte, la pratique magique est empreinte de préjugés et de lieux communs. Par exemple, on confond souvent, dans la littérature populaire, magie et satanisme. Bien que des satanistes notoires, dont Anton Szandor Lavey (le fondateur de l’Église satanique qui a « joué » Satan dans le film de Anger Invocation of my DemonBrother, 1969), se soient inspirés des « doctrines magiques » et que les deux milieux entretiennent des relations similaires dans le monde artistique, les objectifs et les moyens sont différents. En tentant de s’affranchir du pouvoir irrationnel du christianisme, l’un préconise l’hédonisme alors que l’autre tient davantage de la quête initiatique. Conséquemment, ce vaste territoire « underground » magique peut sembler impénétrable et dangereux. Bien que cette opacité soit l’une des données essentielles du mysticisme, elle doit être explicitée pour quiconque désire explorer l’œuvre d’Anger de manière non-superficielle.
Le point fort de l’analyse d’Hecker est la mise à nu des deux influences principales de ce dernier : Éliphas Lévi (1810-1875) et Aleister Crowley (1875-1947). Essentiellement, la magie, telle que théorisée et pratiquée par ces auteurs, est une pratique thélémique (du grec, « volonté ») destinée à modifier le monde sensible et à ouvrir ce qu’Aldous Huxley (Le meilleur des mondes (1958), Les portes de la perception(1954)) nommait « les portes de la perception » ; c’est-à-dire à ouvrir l’esprit afin de parvenir à un « deuxième niveau de conscience. » Afin d’y accéder, le « mage » (à ne pas confondre avec magicien, ce dernier relevant davantage de la prestidigitation et non de la pratique rituelle ; on pense ici au magicien David Copperfield) doit parfaire divers rites préparatoires (séries de gestes, parures, usage de drogues hallucinatoires, etc.).
« Les règles fondamentales d’une invocation destinée à réussir sont précises : le magicien prépare ses vêtements, ses armes magiques et trace un « cercle », qui n’est pas seulement une simple figure géométrique, mais un « mandala » complexe, créé comme symbole de 1 ’inviolabilité de l’esprit, du corps et de l’âme du magicien. Enfin, il appelle 1’esprit dans le triangle situé hors du cercle, hors de l’intégrité individuelle du magicien. » (Hecker 1999 : 28)
À la manière du rite magique, le cinéma peut servir cette quête [3]. « Kenneth Anger combine sa passion de la magie avec son culte du cinéma et essaie de les fondre en une seule entité capable de provoque chez le spectateur une sorte d’envoûtement, de fascination, voir d’hypnose. » (Hecker 1999 : 33) Selon Hecker, chaque film de Anger peut alors être interprété comme un rite magique de par le contenu (thématiques, costumes, personnages, etc.) et le contenant (mise en scène, musique, montage, surimpressions, etc.). À travers l’élaboration d’une stratégie du regard, insérée dans le paradigme expérimental puisque « hallucinatoire », Anger tente de créer une incorporation fusionnelle entre le spectateur et le film ayant pour finalité le passage de la conscience. Ce passage, initié par la « Volonté », permettra à cette dernière d’influer sur le monde matériel. « La Magick est la science de la compréhension de soi et de ses conditions d’existence. Elle est l’Art de mettre cette compréhension en action » (telle que définie par Crowley in Hecker 1999 : 30). C’est pourquoi il y a pratique « magick » chez Anger.
Les films « magicks »
Hecker propose ainsi une lecture de l’œuvre d’Anger selon ce paradigme « magique » : contestation, subjectivité, iconographie populaire, et surtout, visées « magicks ». « J’ai étudié la magie rituelle. C’est ma vocation. Je voudrais être comme un mage. » (Hecker 1999 : 125). L’analyse se consacre donc à la recherche des figures, motifs et symboles magiques récurrents dans l’œuvre d’Anger : cercles, divinités, préparation du mage, mythes… L’image agit, selon la démonstration fort pertinente d’Hecker, selon les mêmes paradigmes : surimpressions hallucinatoires, boucles visuelles, contrepoints musicaux [4] et montage intellectuel « eisensteinien », tout cela au service d’un anthropo-cosmomorphisme [5] nécessaire à la modification du monde, ne sont que quelques-unes des formes plastiques énumérées par Hecker pour parvenir à cette fusion de l’être et du monde.
Cette transformation du monde passe par une charge féroce contre les mythes modernes et religieux (le parallèle est frappant dans Scorpio Rising où Jésus et Scorpio, le chef d’une bande de motards, sont montrés en alternance sur des chansons telles que I Will Follow Him). La correspondance avec le satanisme réside dans cette forte démythologisation du pouvoir que possèdent ces « signes » d’une époque révolue. Cette démythologisation peut s’effectuer sur un mode parodique, profanatoire ou même, et c’est là le paradoxe de ce cinéma, « mythifiant ». Anger fétichise par son utilisation des gros plans et des inserts répétés, mais aussi il érotise les mythes modernes : la voiture dans Kustom Kar Kommandos (1965), les motards dans Scorpio Rising ou le marin de Fireworks [6]. On peut parfois être choqué, comme le « bourgeois » de Cournot, mais Hecker démontre que cette attitude hostile d’Anger face aux « opiums » du peuple réside davantage dans la préparation à une nouvelle ère où l’homme sera affranchi de ses « chaînes ». D’où, également, les références constantes aux divinités païennes et à Lucifer, antithèse par excellence du christianisme.
Le rituel est accompli
L’ouvrage de Pierre Hecker permet enfin de lever le voile sur l’aspect le plus important dans l’œuvre de Kenneth Anger, soit sa dimension magique. Bien que de nombreuses pistes demeurent inexplorées, ce que précise d’ailleurs l’auteur en conclusion, le spectateur attentif bénéficie maintenant de nouvelles clés pour aborder l’œuvre d’un cinéaste qui, parfois, peut sembler de l’ordre du « bric à brac » tellement les références disparates sont abondantes et la forme éclatée. Le lecteur demeurera peut-être sur sa faim, mais l’intention de l’auteur n’était nullement l’analyse exhaustive des films d’Anger (ce qui demanderait des milliers de pages). Toutefois, il est possible d’apprécier à un autre niveau ces films à la fois arides et fascinants. Comme le note Hecker : « Le rituel est accompli, chaque spectateur est investi d’une nouvelle dimension spirituelle. » (Hecker 1999 : 57)
OUVRAGES CITÉS
- ANGER, Kenneth, Hollywood Babylone, New York, Dell Publishing, 1981, 443 pages.
- HECKER, Pierre, Les films « magicks » de Kenneth Anger, Paris, Éditions Paris Expérimental, 1999, 139 pages.
- MORIN, EDGAR, Le cinéma ou l’homme imaginaire, Paris, Éditions Gonthier, 1965, 187 pages.
Références et notes
[1] Sans oublier les nombreux artistes qui ont collaboré avec lui dont Marianne Faithfull, Anaïs Nin, Jimmy Page, Mick Jagger et Keith Richard.
[2] Brenez est notamment l’auteure de l’incontournable De la figure en général et ducorps en particulier : l’invention figurative au cinéma (De Boeck Université, Paris, 1998). Elle est également maitre de conférences en études cinématographiques (Université Paris I) et responsable des programmes de cinéma expérimental à la Cinémathèque française.
[3] Edgar Morin établit d’ailleurs les correspondances entre magie, mythe et cinéma dans son ouvrage canonique Le cinéma ou l’homme imaginaire (Paris, Éditions Gonthier, 1965). En effet, comme le cinéma, « l’univers magique est la vision subjective qui se croit réelle et objective. » (page 75)
[4] L’une des critiques principales à l’encontre d’Anger est cette utilisation constante de la musique que certains comparent aux vidéo-clips. Toutefois, l’image n’est pas au service de la musique, mais l’un et 1’autre sont au centre d’une dialectique basée sur la distanciation. La musique est élément de mise en scène, commentaire.
[5] Nous référons à nouveau le lecteur à Edgar Morin qui analyse cette dynamique de projection-identification, en lien avec la magie et le cinéma, dans le chapitre IV, L’âmedu cinéma, de Le cinéma ou l’homme imaginaire (Paris, Éditions Gonthier, 1965).
[6] Cette forte propension à l’homo-érotisme est directement tributaire de l’orientation sexuelle d’Anger. Cet aspect permet de le rapprocher, stylistiquement et thématiquement, d’un autre géant du cinéma expérimental, soit Derek Jarman (particulièrement dans The Last of England, 1988).