Une théorie postmoderne du cinéma par Mary Alemany Galway

Vincent BOUCHARD
Université de Montréal / Université Paris III
1 décembre 2004

Mary ALEMANY GALWAY, A postmodern cinema, Lanham, Scarecrow Press, 2002.

Ce livre est à la fois une description d’une théorie post-structuraliste du cinéma et une exploration des films canadiens classés dans une catégorie postmoderne. L’auteure part du constat qu’aucune compréhension globale du cinéma n’a encore remplacé l’approche structuraliste de Christian Metz :

We need a post-structuralist / post-modern film theory to replace Christian Metz’s structuralist / modernist theory, which was the last comprehensive film theory that was widely accepted. In a sense, an eclectic mix of theories has already replaced this structuralist / modernist theory, but this field is confused and often the basis is still structuralist (xii).

Alemany Galway commence, dans le premier chapitre, à situer les différences entre structuralisme et post-structuralisme. Elle montre également les liens à faire avec les idéologies modernes et postmodernes.

Dans les trois chapitres suivants, ce livre démontre la continuité théorique entre l’approche formelle de S.M. Eisenstein, les études sémiologiques de Metz et la position poststructuraliste. Elle tente également, mais il me semble avec moins de succès, d’inclure dans cette suite logique, les théories sur le cinéma d’André Bazin : « Eisenstein leans toward phenomenology, Bazin toward formalism and Metz also cannot totally disregard phenomenological concerns » (xvi). Nous reviendrons plus tard sur cette question.

Ensuite, cet essai met en place une théorie post-structuraliste et postmoderne du cinéma. Suivant l’auteure, le cinéma serait devenu postmoderne sous l’action d’Alain Robbe-Grillet, par l’intermédiaire de son film Lannée dernière à Marienbad, que réalise Alain Resnais. Elle fait le lien avec les réflexions menées en France sur le nouveauroman. Elle montre, en particulier, l’importance de la mise en abyme et de l’intégration des contradictions dans le récit : « A post-structuralist / post-modern film is one that juxtaposes different constructions of reality so as to put into question the idea that there is only one reality » (82). Ces formes de narration remettent en cause les modèles modernes en dépassant le principe d’un récit vérace.

Dans le chapitre six, Alemany Galway décrit la situation culturelle particulière au Canada. En s’appuyant sur les théories postcoloniales mises en place par Margaret Atwood (1972 : 38), elle explique comment un cinéma postmoderne apparaît au Canada dans une culture non hégémonique – a marginalised culture :

In position four, creative activity of all kinds becomes possible, and you are able to accept your own experience for what it is, rather than having to distort it to make it correspond with other’s versions of it. In the fourth position, victor / victim games are obsolete (101).

Il faut avoir reconnu son passé de colonisé et, en quelque sorte, avoir fait son deuil de cette situation. Ce n’est qu’en quittant ces postures victimisantes qu’un artiste peut se diriger vers une production culturelle postmoderne.

L’auteure détaille ensuite les différentes voies explorées par les cinéastes canadiens. Elle montre comment Denys Arcand, avec Jésus de Montréal, sort des canons classiques du cinéma québécois. Dans ce film, Arcand réussit à faire coexister une mise en abyme de la société québécoise, une compréhension matérialiste de la réalité et une vision subjective :

Arcand creates an exemplary post-modern work where neither society’s meaning, nor nature’s, nor that of the artist, predominates. Rather, they all interact and create a play of meaning left
open to the viewer’s interpretation (137).

Ainsi, il produit une œuvre ouverte, que le spectateur peut s’approprier. On retrouve ce même principe chez Atom Egoyan. Pour ce faire, le cinéaste dépasse les oppositions binaires :

As a true post-modern artist, Egoyan wants to get beyond the binary oppositions of victim / victimiser, dominate / dominant, which, as we have seen, are associated with other dichotomies such as black / white, ethnic / WASP, poor / rich, women / men, culture / technology, time / space, communitas / order and passion / reason (186).

Ces constructions identitaires multiples existent dans d’autres films, comme dans Ive Heard the Mermaids Singing :

<quote>Mermaids takes a post-structuralism and postmodernist stance, advocating of plural and sometimes contradictory subject positions, whether they are seen as feminist, lesbian or nationalist (159).

À travers l’exploration de postures identitaires complexes, la réalisatrice (Patricia Rozema) tente de filmer la réalité, sans la réduire à quelques schémas modernes. C’est ce que tente également William MacGillivray dans Life classes, en ne cherchant pas à résoudre les contradictions qui existent entre les modes de construction identitaire individuels et collectifs :

<quote>Life classes, like other post-modern works, sees the real as existing and meaningful, but our understanding of it is always conditioned by society’s discourses and by our own particular way of relating to it (216).

Ce film fait le lien postmoderne entre la réalité et un imaginaire collectif. C’est en dépassant cette dichotomie que MacGillivray propose une posture de cinéaste originale.

En conclusion, Alemany Galway cherche à baser sa lecture postmoderne / poststructuraliste du cinéma sur trois théories : l’épistémologie, la phénoménologie et le structuralisme. C’est peut-être à ce niveau que je situe la principale critique à porter à cet ouvrage. Je ne tiens absolument pas à hiérarchiser les différentes théories sur le cinéma : chaque approche a son domaine de pertinence, en fonction de ses hypothèses de départ. Toutes sont critiquables, aucune n’est inutile : elles participent toutes à ce que l’on peut appeler le débat universitaire. Par contre, il me semble utopique, voire même dangereux, de vouloir toutes les réunir, ou du moins les trois principaux courants, dans une approche qualifiée de poststructuraliste ou postmoderne. Il y a déjà, en rendant synonyme ces deux termes, une confusion, un raccourci, une approximation qui me semblent dommageables.

Alemany Galway commence par vouloir décrire ces trois œuvres théoriques en les simplifiant autour d’un seul axe, d’une seule approche. Pour centrer S.M. Eisenstein sur le formalisme, elle doit occulter toute la vision instrumentale, le point de vue révolutionnaire et l’idéologie marxiste qui participent à cette compréhension du medium cinématographique. De même, avec l’approche d’André Bazin : où sont toutes les réflexions sur le medium lui-même, l’ontologie de limage photographique, l’analyse du montage ou les rapports entre théâtre et cinéma ? Toutes les études cinématographiques ne se résument pas à une vision structuraliste, où le cinéma se place dans une tradition dessinée par la littérature (literacy), ou à une vision rousseauiste du monde, où l’homme est un animal qui parle. Au cinéma, l’homme parle et il agit !

En conclusion, il semble que Mary Alemany Galway ait mis en place les bases d’une théorie poststructuraliste du film. Cette approche esthétique se place dans la suite théorique du formalisme eisensteinien et du structuralisme metzien. Afin de moderniser ces conceptions du film, elle propose d’intégrer des nouvelles données sociopolitiques. Cependant, elle ne tient pas compte des spécificités du medium cinématographique. Comment parler d’une évolution esthétique, en ignorant les évolutions du contexte de production et de réception des films ou les innovations techniques – tant au niveau du matériel que des pratiques cinématographiques ?


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