Sade : un théâtre de l’irreprésentable, une conscience physique de l’infini

Geneviève QUÉVILLON
Université de Montréal
18 janvier 2008

LE BRUN, Annie, On nenchaîne pas les volcans, Paris, Gallimard/nrf, coll. « essais », 2006.

Annie Le Brun n’a pas tort de dire que l’on a toujours beaucoup moins lu Sade qu’on ne l’a commenté. Les ouvrages d’analyses sur les oeuvres de Sade pullulent, comme c’est le cas d’ailleurs pour tous les grands auteurs littéraires, à l’exception que pour Sade, il s’agit d’une sphère critique qui ne lui rend pas justice. Mais Annie Le Brun ne fait-elle pas qu’augmenter cette masse critique qu’elle dénonce ? Elle s’en défend bien, car elle propose d’apporter une nouvelle lecture de l’oeuvre de Sade afin, ditelle, de faire cesser toutes ces tentatives de mystifier la connaissance ou la compréhension de Sade. Elle refuse de participer à ce qu’elle nomme du « recyclage généralisé » dont trop de gens se servent pour développer cette « multitude de leurres » à l’endroit du controversé marquis. C’est en affrontant diverses pensées critiques portant sur les écrits de Sade qu’Annie Le Brun cherche à nous faire découvrir cet homme et son écriture. À travers les diverses études déjà parues, Annie Le Brun remarque qu’une méconnaissance totale de Sade s’est généralisée et désire mettre fin à cette tendance. Elle soutient ainsi que de méconnaître l’homme engendre une mauvaise façon d’aborder son oeuvre et accuse les critiques d’escamoter l’oeuvre de Sade, de ne pas « lire » ce qu’il a écrit et de participer à un recyclage d’idées fausses et de concepts erronés. Selon elle, ce recyclage a fait des oeuvres de Sade un nouveau « produit mode », ce qui décentre la visée de son écriture. Afin de remettre les pendules à l’heure, elle propose une nouvelle façon d’aborder Sade, qui, selon elle, est la seule façon véritable de parler de lui : Sade n’est pas un philosophe, il est un homme de théâtre. Annie Le Brun nous expose son savoir en quatre conférences brillantes et riches dans lesquelles le lecteur apprend à connaître Sade pour mieux redécouvrir son oeuvre.

En divulguant quelques épisodes de la vie de Sade, Annie Le Brun nous explique comment le théâtre a été une découverte majeure dans la vie artistique du marquis. Dès ces premiers pas au théâtre, on voit naître chez Sade une soif toujours grandissante pour l’exploration du corps et de l’âme. Contrairement à l’écriture, l’espace théâtral offre à Sade une source infinie d’artifice et d’illusion, lui donnant toute la latitude dont il a besoin pour son exercice de pensée créatrice. Une fois plongé dans une sorte de « trop plein », Sade comprend le théâtre, affirme Le Brun, comme étant un lieu de l’excès où l’illusion prend corps et où les jeux du réel ouvrent infiniment sur l’imaginaire. En explorant le théâtre, il découvre une opportunité créatrice nouvelle, sans barrières, par laquelle il passera pour mettre en place tous les éléments du théâtre sexuel qu’il élaborera par la suite. Le Brun explique que la pensée de Sade ne peut s’exprimer qu’au travers un medium aux possibilités illimitées, ce que le théâtre deviendra alors pour lui. En lisant Sade ou le premier théâtre de lathéisme, on comprend que Sade prône la liberté individuelle et la vie en marge de la société pour permettre à chacun un épanouissement total, sans idées reçues ni moeurs sociales à respecter. Selon lui, la religion et les conventions sociales sont les véritables sources de corruption de l’Homme. La grande entreprise de Sade, par son utilisation du théâtre, serait alors de désemprisonner le corps et l’esprit du conformisme de la société afin de laisser jaillir les désirs et les idées propres : permettre l’indépendance du corps et de l’esprit. Nous montrer ce qui ne peut être représenté, là est le grand défi du marquis. Le théâtre de Sade, c’est surtout la faculté de rendre intensément corporel, tangible et représentable ce qui est dramatique chez l’Homme. Ainsi, chez l’auteur de La philosophie dans le boudoir, la représentation de la liberté et de la libération devient grandiose et, par le fait même, devient aussi l’objet théâtral du roman. Selon les analyses de Le Brun, on retrouve cet aspect de la dramatisation non seulement chez les personnages, mais surtout dans la composition de l’espace. Dans Les 120 journées de Sodome (L’athéisme, littéralement et dans tous les sens), Annie Le Brun relève la construction d’un espace paradoxal engendré par le temps : l’espace est existant, mais vide. Sade considère la solitude de l’être comme étant un espace à explorer et à mettre en scène. Le Brun remarque ici que Sade élargit l’horizon de son entreprise de représenter l’irreprésentable. Elle repasse au peigne fin la technique sadienne en vue de mettre en lumière la façon dont l’auteur manipule le temps, l’espace et l’imagination : trois motifs vraisemblablement infinis et impalpables.

Le sujet de la troisième communication de Le Brun, Georges Bataille, peut surprendre, mais on comprend rapidement où elle veut en venir : plusieurs éléments du théâtre de Sade ont motivés Georges Bataille à écrire, à sa façon, suivant la ligne de pensée du marquis. Dans Sade, Bataille et la représentation maudite, il s’agit pour Le Brun de poursuivre sa réflexion en l’enrichissant d’une mise en relation entre la ligne de pensée de Sade et l’essai de Bataille portant sur l’érotisme. Bataille et Sade ont en commun de croire à l’insuffisance du réel et font preuve d’une volonté de montrer ce qui est irreprésentable, voire presque inintelligible. Telle serait, selon Georges Bataille, la condition de la mort comme celle de l’érotisme. L’insuffisance du réel pousse les deux écrivains à réfléchir sur les différentes façons de mettre en représentation ces incontournables motifs qui font partie de la condition humaine. Il est de taille ce défi ! Il semble presque impossible à relever et tellement terrifiant par sa grandeur que Le Brun le qualifie de « maudit ». Pourtant, Sade a su le relever, ne serait-ce que par des personnages tout aussi intrigants qu’attachants, tels que la fabuleuse Juliette. Voici que le texte qui couronne cette série de communications, Pourquoi Juliette estelle une femme ?, marque la conclusion de la réflexion d’Annie Le Brun sur la grande entreprise de Sade. Reprenant les faits saillants de la pensée de ce dernier, Le Brun analyse le personnage le plus représentatif du projet théâtral du marquis : Juliette. L’essence du personnage, c’est la liberté de l’Être. Sans cette liberté elle n’existe plus, tout comme elle n’aurait pu exister si Sade ne s’était pas permis une liberté de penser pour la créer. La liberté de Juliette dans les romans de Sade représente donc une liberté créatrice, une liberté humaine. Juliette est vivante et grandissante par cette liberté qui lui garantit son existence. Le Brun conclut en expliquant que les héros sadiens sont construits selon un désir de satiété dans l’excès, selon un mode d’existence dans l’excès. Tout le bonheur et la liberté de l’Être résident dans son imagination et dans sa façon de l’utiliser. C’est ce que Sade tente finalement de prouver avec le personnage de Juliette.

Les recherches d’Annie Le Brun sur l’oeuvre du Marquis de Sade démontrent une grande connaissance du sujet sur lequel elle se penche et une bonne maîtrise de la matière qui l’accompagne. Bien qu’elle laisse souvent son amour immodéré pour le marquis de Sade ponctuer ses réflexions, elle argumente avec rigueur et réussit à persuader son lecteur – ou devrait-on dire, comme il s’agit de communications, son auditoire – de la justesse de son propos. Outre des résultats de recherches convaincants reproduits dans ce livre, on découvre chez Annie Le Brun une capacité remarquable à d’accompagner son discours par des images savamment choisies. Plusieurs oeuvres picturales encadrent donc les textes de l’auteur, offrant ainsi au lecteur l’occasion de se plonger davantage dans l’univers sadien de l’érotisme et de la liberté intellectuelle. Voilà une façon brillante de nous donner envie de relire un auteur déjà connu.