Festival Lussas 2003 : ÉTAT d’URGENCE

Vincent BOUCHARD
Université de Montréal / Université Paris III
15 décembre 2004

Je profite de ce papier pour vous narrer ma rencontre avec des gens de cinéma pas comme les autres. Cela commence comme dans les contes : Il était une fois, dans un petit village de l’Ardèche, un groupe de rebelles (mené par le souscommandant Jean-Marie Barbe) qui avait décidé de lutter pour « une approche anticentraliste de la culture et pour la valorisation du cinéma en région ». Ils signaient leurs actions Ardèche images. Pour bien comprendre ce conte, il faut savoir qu’en France, à cette époque-là (c’est encore très vrai maintenant, même si la situation a évolué), toutes les maisons de productions cinématographiques sont centralisées à Paris. Pour des raisons de coût, mais aussi pour des questions esthétiques de témoignage et de rapport au réel, la petite équipe ardéchoise s’intéressait plus particulièrement aux formes documentaires de cet art cinématographique. Leurs objectifs principaux étaient la création cinématographique, la diffusion de films, la formation aux techniques du cinéma et l’organisation d’un festival de cinéma.

Nous y voilà : un festival de cinéma. Entendons-nous bien : pas un festival comme les autres… D’abord le cadre : imaginez un petit village (3 000 habitants, peut-être), perdu dans les montages, une petite rivière coule dans la vallée (si jamais vous étiez tentés d’aller y faire un tour, prévoyez un ou deux jours en sus pour la ballade). Chaque année, en août, la vraie salle de cinéma de Lussas et les quelques autres salles temporaires (qui surgissent dans la salle des fêtes, dans une grange, sur le terrain de tennis ou sur la place du village…) sont envahies par des hordes de festivaliers. Ensuite le concept : les États généraux du documentaire sont plus proches de l’université d’été ou du stage de réflexion sur les cinémas que du festival de Qannes (heu… Cannes) et de son palmarès. Chaque année, les films sélectionnés servent de lieu de rencontres, d’échanges, de débats sur la pratique cinématographique, sur des questions citoyennes, sur la vie en générale.

Cette année encore, le programme était très alléchant. Vous auriez pu suivre l’Histoire dune rencontre, un ensemble de débats menés par Jean-Louis Comolli autour de la rencontre, dans les années 60, entre des cinéastes et le monde ouvrier. Il y avait également ces Petites pierres blanches semées sur son parcours par Jean-Luc Godard dans ses vidéos des années 70. Pour l’édition 2003, La route du doc nous emmenait en Inde, pour découvrir une production documentaire très peu connue. Il ne faut pas oublier tous Ces films qui nous regardent, les films récents qui servent de lieu de débats sur la société. Il ne m’a pas été possible de tout voir. Pas parce que j’ai passé mon temps à me tremper dans la petite rivière, mais tout simplement parce que ce n’est pas possible. À Lussas, il faut faire des choix, s’inscrire dans certains séminaires, hésiter entre Godard et Syberberg, entre l’histoire des images et celle des rencontres. La programmation étant très riche et très diversifiée, il faut suivre son intuition. Voici donc quelques réflexions sur un parcours dans cette édition des États généraux 2004.

Pour se mettre dans le bain, commençons par le séminaire Origine de limage,images des origines. Le programme de ce stage et les débats menés par Marie-Josée Mondzain et Hervé Nisic tournaient autour des questions de la construction du regard, de l’expression de cette préconception dans la parole, de la crise occidentale de l’image, du spectaculaire… Dans l’ordre visuel, la chose contemplée est généralement mise à distance. C’est une rupture avec l’accueil tactile (basé sur l’expérimentation) à la base de toute construction du savoir. Par exemple, La Grotte de Chauvet, réalisé par Pierre Oscar Lévy : des archéologues plaquent leur interprétation sur les peintures rupestres. Ils déforment les signes pour les conformer à des théories imaginées à partir de nos modes de pensée et non pas en tenant compte du contexte intellectuel de cette période. Ils élaborent une fiction. Dans ce cas, le mot fait écran.

Au contraire, André Leroi-Gourhan propose une approche plus précautionneuse. Dans laventure humaine, ce professeur d’anthropologie préhistorique au Collège de France nous explique ses théories construites à partir du corps de l’homme (sa main et sa bouche, principalement) et inspirée des techniques du corps définies par Marcel Mauss. Dans ce cas, le langage n’est qu’une composante et non plus la base de la civilisation humaine. La place du son (ou la parole) prend une autre posture qui n’est plus caricaturale. Pour comprendre une pratique dans son contexte, il faut l’expérimenter. Et c’est tout à fait ce que se propose de faire Jean Courtin, dans Mainsde maître. Dans ce court-métrage réalisé par Gilles Sévastos, cet adepte d’archéologie expérimentale tente de reproduire, à la manière des hommes préhistoriques, les mains peintes dans les grottes.

L’art des cavernes nous propose alors une manière de lire l’image : le signe n’est plus uniquement la trace signifiante d’un élément absent, un être-là de la chose, une forme affaiblie de présence. On ne peut saisir totalement le sens d’une peinture rupestre, parce qu’il nous manque le contexte de production. Il y a eu rupture dans la chaîne de réappropriation du sens par le lecteur. Cependant, on peut faire fonctionner notre imagination et rechercher le geste à l’origine de l’image, l’événement qui entourait cette activité graphique. Questionner l’image revient toujours à créer une forme de fiction. Dans nos sociétés, cette forme imaginaire est construite à partir d’un récit. Et cela concerne en premier lieu de cinéma documentaire.

On retrouve ces questionnements dans la seconde étape de notre voyage. Le programme En chemin explore les manières d’être au cinéma devant une caméra, et plus généralement le lien qui se tisse entre le personnage et le spectateur. L’un des films marquants de cette série est le remarquable Tableau avec Chutes, réalisé par Claudio Pazienza. Cette enquête autour d’une image (le Paysage avec chute dIcare de Breughel) prend la forme d’un journal à la seconde personne du singulier, écrit entre juin et octobre 1996. Le cinéaste organise son film autour de la question : « Qu’est-ce que regarder ? ». Il place sa caméra entre le mythe et la réalité, faisant naître la réalité par le mythe. En jouant avec les régimes de vérités, le cinéaste tend la perche au spectateur, lui révélant les lignes de construction du film. Ce principe de distanciation redonne du mouvement entre le mythe (niveau collectif) et la vie quotidienne de plusieurs individus, en commençant par le réalisateur lui-même. Le film questionne nos modes de croyance, met en doute notre fascination pour certains mythes, tout en recréant d’autres mythes. Cependant, ce ne sont plus des mythes modernes, pour reprendre le concept proposé par Michel de Certeau, des fictions figées, inscrites dans le sens, mais des mythes en mouvement, que chacun peut s’approprier.

Le film est une réappropriation du mythe d’Icare. Chaque intervenant vient ajouter ses propres mots au tableau Paysage avec chute dIcare. Cela commence évidemment par les commentateurs autorisés : le conservateur du musée où est entreposée cette œuvre, un historien de l’art, etc. Cette version officielle est très vite dépassée, lorsque le cinéaste questionne les membres de sa famille, les passants et même le Premier ministre belge. En compilant ces points de vue sur l’œuvre d’art, le film met en relation toutes ces visions du monde qui sous-tendent la lecture du tableau.

Cet agencement de points de vue n’est pas organisé à partir du Je, mais à partir d’un Tu. C’est ce questionnement et cette mise en relation qui distinguent la démarche de Claudio Pazienza, du film introspectif autobiographique. Un réalisateur comme Boris Lehman explore le monde à partir de lui. Il se met en scène et il crée un personnage, autour de son corps, de ses habitudes, de ses affaires. Il provoque des rencontres à travers des photos, la recherche de son lieu de naissance ou le mythe de Babel. Chaque film est une série de cercles centrés sur sa personne (et en premier lieu son corps). L’exploration a lieu dans une tension entre l’artiste comme entité et son environnement. En écrivant Tableau avec Chutes à la deuxième personne du singulier, Claudio Pazienza invite chaque personnage à prendre part à cette écriture. Il y inclut également le spectateur. Nous ne regardons plus uniquement à travers le regard d’un artiste.

À travers une série de portraits du pays et de paysages de familles, le film constitue un parcours dans la société belge. Cela permet de poursuivre les liens, au-delà des domaines et des classifications que nous impose la société. Ainsi, le sens n’est plus figé, il n’est plus voué non plus à l’épuisement. Chaque fragment produit le cinéma comme un art impur, entre les autres arts, en relation avec un contexte. Claudio Pazienza ouvre son œuvre sur l’Autre, dans une tension entre lui ET sa famille, les voisins, les passants, l’étranger, etc. Il met alors en place une posture identitaire multiple et souple, où la représentation de l’autre peut se construire non pas dans une dialectique, mais dans une inclusion. En cela, Tableau avec Chutes constitue une nouvelle forme d’écriture cinématographique, où l’auteur se pose en intercesseur entre chacun des éléments et le spectateur. L’image est traversée, le regard à distance est complété d’une vision haptique, qui peut nous toucher.

Pour montrer la diversité de la programmation de Lussas 2003, il me faudrait aussi parler des Séances spéciales et des séances en plein air, de l’Histoire dun secret réalisé par Mariana Otero, de l’Opération lune réalisé par William Karel, de Tishe de Victor Kossakovsky (sorti depuis à Montréal), de La vie comme elle va réalisé par Jean Henri Meunier (présenté au festival du documentaire 2004)… mais l’espace me manque ici pour suivre toutes ces pistes. La diversité passe également par d’autres continents, comme l’Afrique. Jean-Marie Barbe souligne que le programme le documentaire àladresse du monde regroupe des films qui « se sont imposés à notre regard presque avec évidence sans doute par la puissance et la justesse de leurs liens au monde ». Il faut avouer que ces documentaires ne montrent pas des Afriques très joyeuses. Ces cinéastes vont plutôt filmer là où ça fait mal : les enfants des rues à Dakar ou le drame des femmes au Congo (Poussières de ville et Nous sommes nombreuses de Moussa Touré), le SIDA (Simon et moi de Beverly Ditise et Ma vie en plus de Brian Tilley). Ils vont aussi à la frontière, là où se dessine le rapport à l’autre, à l’étranger, lieu d’immigration ou de voyage (Tanger, le rêve des brûleurs de Leila Kilani et Voyage au pays des peauxblanches de Laurent Chevallier). Espérons que ces films voyageront jusqu’à nous, et que nous pourrons les voir icitte… peut-être lors du festival Vues dAfrique !

J’ai gardé pour la fin le Fragment dune oeuvre de Hans Jürgen Syberberg. Dans ce long film en 4 épisodes, Syberberg offrait à la nation allemande un travail de deuil sur la tragédie nazie. Malheureusement, le cadeau était trop suspect et il est resté non déballé. Malgré le soutien de nombreux intellectuels, ce film trop provocant a subi une forme de censure institutionnelle. C’est cela aussi le rôle des États généraux, dépasser les idées préconçues pour relancer le débat sur cette œuvre quelque peu délaissée.

Hitler, un film dAllemagne, envisage le Führer comme le pire des cinéastes de tous les temps. Le film se présente comme un procès attenté à Hitler pour ce crime, une esthétisation de la politique et une spectacularisation du réel. En même temps, chaque spectateur est emporté dans la tourmente et se retrouve au bord du gouffre. Ce film fait référence au bourreau qui dort en chacun de nous : ce sont des hommes qui ont pensé, construit et fait fonctionner les camps d’extermination. Pendant que l’Allemagnele filmdHitler nous est décrit, « Hitler devient film, et nous en lui. Un film devint musique dans l’histoire. Que pouvait faire de plus, l’Allemagne, pays de la musique ? Et celui qui prend la musique au sérieux sait ce que cela veut dire ! Une grande aventure, dangereuse, consolatrice, et qui passe directement dans le sang de l’existence de notre âme. Mais cette histoire des peuples et des hommes est l’histoire de leur culture » (Hans Syberberg, La société sans joie). Une fois encore, le mythe envahit le documentaire, les personnages (issus du réel) envahissent la réalité, en passant par la fiction. Ainsi, ils peuvent entrer en contact avec nous, nous pouvons créer une médiation avec cette période de l’histoire. Ce film, comme tout un cinéma moderne, dépasse l’échec de la monstration, en sublimant le réalisme cinématographique ontologique.

Avant de refermer cette chronique, revenons sur un événement qui a fortement marqué les esprits durant cette édition. Il aurait fallu être aveugle (et sourd) pour ne pas comprendre que les intermittents du spectacle font face à un gros problème : le gouvernement français a tout simplement supprimé leur statut, pour le remplacer par un autre, moins avantageux pour les artistes et techniciens du spectacle et évidemment plus favorable à l’Industrie de la Qulture. La culture est en danger, en France. Là-bas, le gouvernement impose un modèle unique de diffusion de la Qulture calqué sur les autres modèles industriels, comme cela s’est produit il y a quelques décennies dans d’autres domaines, comme l’éducation, l’agriculture, etc. Le principe est le même : il faut rentabiliser ce domaine, diminuer les coûts, augmenter les profits. La solution est simple : proposer des événements Qulturels standardisés, qui touchent un large public. Pas d’aléas de la création, le public habitué à cette soupe commune est heureux. Il en redemande. Les petits théâtres, la création, les artistes indépendants ne sont pas assez rentables, on leur coupe les financements publics.

Suivant le système actuellement mis en place par le gouvernement français, les fonds publics financeront les grands événements Qulturels, les spectacles télévisés à grande diffusion… et les grands théâtres, opéras et autres places de créations nationales, c’est-à-dire centralisées à Paris (il faut bien que les grands bourgeois se divertissent, ils ne sauraient se contenter de la soupe populaire…). Cela ne vous rappelle rien ? Ce n’est pas le modèle qui règne icitte ?

On comprend le lien évident (on pourrait dire ontologique) entre les revendications des intermittents du spectacle et les États généraux. On comprend pourquoi les organisateurs ont modifié à la dernière minute le programme, pour y insérer des débats et des séances d’information sur le statut des intermittents du spectacle. On comprend moins, par contre, l’acharnement de certains intermittents à perturber le déroulement normal des discussions et des projections. Cela ne serait pas plus grave, si cela ne mettait pas notre Lussas en danger : les différentes perturbations et annulations de séances ont plongé le festival dans un gros déficit. Bien sur, l’aventure a continué (Lussas 20042005…), mais cela n’a pas simplifié la tache des organisateurs. La disparition de cette agora serait une catastrophe, privant de parole et de débat tout un pan du cinéma en France…

[Tous les renseignements sur ce festival : www.lussasdoc.com]