La mélancolie des retombées – 3

Sur l’hygiène de la création

Jean-Michel THÉROUX
Université de Montréal

RÉSUMÉ

Nouvelle, troisième d’une série en cours titrée « La mélancolie des retombées ». Les autres nouvelles ne sont pas publiées.

ABSTRACT

Short story, third of an ongoing collection titled « Melancholy fallouts ». The other shorts stories are not published.


J’ai cessé de peindre une bonne journée, une journée magnifique en fait, je voyais à travers les arbres enneigés une bande de lumière coupée par l’ombre de la route qui remontait en pente douce, je me souviens, l’impression claire d’avoir sous les yeux le sujet d’une toile qu’il m’aurait absolument fallu peindre dans la semaine, mais tu vois, en fait, tu ne dois pas comprendre, mais j’ai su en même temps, et sans douleur, vraiment, qu’il n’y avait aucun sens à peindre ce que je voyais, me dit Borna, en se penchant sur la planche à découper de plastique élimé, occupé à hacher un mélange d’oignon et d’ail, dans la lumière chaude de la cuisine, je dis sans douleur et j’insiste, je ne m’en suis pas senti plus mal, et c’est ce qui m’a fait comprendre que j’y avais assez pensé, à ce retrait, que j’y étais préparé, tu comprends, me disait-il sans cesser de hacher, avec une capacité à faire deux choses à la fois que je lui enviais, un peu empêché dans mon activité de parer les tomates par sa voix basse, j’étais enfin, après de si nombreuses hésitations, prêt à laisser passer sans pincement au cœur le monde qui m’était donné. Je ne voyais pas ce qu’il y avait à rendre, poursuivit-il en faisant glisser le couteau sur la planche de façon à faire tomber les légumes dans le saladier, et il faut bien distinguer deux choses, je ne ressentais pas ce retrait comme un doute quant à ma capacité à rendre ce que je voyais, il n’y avait pas de masochisme, c’est une victoire, tout de même, d’arriver à force de déprise à regarder, par exemple, ce matin-là, car c’était un matin de janvier, des cèdres, et à travers eux, le soleil qui illumine un ruban de neige, et qui bleuit l’ombre projetée de la route, derrière, en un autre ruban, celui-là traversé d’éraflures de lumière, de regarder tout ça, dit Borna, à présent redressé, au milieu de la cuisine, à deux pas du comptoir, une main tendant le couteau, l’autre présentant, comme un plateau de service, la planche à découper humide de jus d’oignon, et de ne pas sentir le besoin, dit-il, les sourcils relevés, de prouver qu’on peut le rendre. Parce que ça n’a aucun rapport avec moi, reprit-il en rentrant le menton, avant de déposer la planche sur le comptoir et de se retourner vers la fenêtre, souriant, comme s’il établissait enfin un contact visuel avec un ami proche, seulement, quelques centimètres manquaient pour que Borna pût croiser mon regard, il regardait dehors, avec satisfaction, et je ne veux pas dire que je n’y étais pas, sur cette route, dit-il, les bottes dans la neige, devant cette vision qui était très belle, tu t’en doutes, c’était bien moi qui me tenais là, mais la beauté de cette scène n’avait strictement aucun rapport avec ce qui, de moi, se définit par sa capacité à rendre ce qu’il a reçu, car c’est quoi, au fond, un moi de ce type-là, ça obstrue, comme si ç’avait dû faire mal de garder la beauté avec soi, c’est ça, dit-il en riant doucement, avançant vers la fenêtre de la cuisine, située au-dessus de l’évier, par laquelle on ne voyait rien du soir que quelques flocons se posant sur la lanterne électrique, c’est drôle, l’idée d’un paysage qu’il faut rendre absolument, tu me suis, c’est drôle cette idée d’être trop fragile pour le laisser nous traverser sans se promettre tout de suite que viendra un moment, enfin, où on pourra l’exprimer sur, par exemple, une toile. Des poivrons, des champignons attendaient maintenant d’être hachés, Borna se penchait lentement vers eux, marquant l’étirement progressif des muscles de ses épaules alors que disparaissaient pour moi ses bras et sa tête derrière la masse repliée de son dos large, il m’était arrivé souvent, dit-il, assez souvent en tout cas pour que je m’en souvienne, même quand l’impression n’était plus fraîche, de penser au moment de peindre que ça n’en valait pas la peine, de le penser même en train de peindre, et là, douloureusement, tu t’imagines, comme un empêchement, un moteur qui s’éteint, penser qu’il n’aurait pas fallu que je peigne, mais à présent que j’en parle, je voudrais tout de suite corriger la formulation que je donne à cette impression, parce que ce n’était pas la peinture qui me répugnait, ou ma personne en particulier, ou bien la toile que je faisais, elle ne m’apparaissait pas comme particulièrement désastreuse, mais à le raconter, ça m’apparaît important d’expliquer aussi autre chose, murmura-t-il, alors que dans le chalet le niveau de bruit s’était amenuisé soudain, le réfrigérateur entrait en phase de dormance, Borna hachait, mais par intermittence, et les oignons crépitaient dans la poêle, plusieurs choses, disait-il très bas, des tas d’autres choses. Je n’arrive pas souvent à penser vraiment, ça que j’essaie de dire, reprit-il, et ce n’était pas très difficile de comprendre qu’en ces moments-là, où je suspendais le travail sur une toile, j’étais plus souvent en train de profiter, encore, d’un sentiment, du sentiment par exemple d’exister dans la souffrance du doute, encore une chose que je voulais garder pour moi, ce n’était pas de la pensée, mais en même temps, je sentais venir, comme appelé par ces moments de rumination, un peu ridicules au fond, je sentais venir, lentement, progressivement, le temps d’une autre façon de, hésita-t-il, le temps d’une autre façon de me déprendre de la peinture. Une façon, poursuivit-il, qui n’impliquerait pas que je souffre d’être ou non un artiste, d’être ou non digne de ce statut, ou même d’être comme artiste à la hauteur de ce que je recevais comme matière première, et par matière, j’entends, dit-il avec précipitation, accusant quelques difficultés de prononciation, la matière de ce monde-là autour de ma maison et que je croyais vraiment vouloir honorer, sa beauté, oui, peut-être, parce qu’il n’y a que ça à dire, mais quand venait le temps de peindre, ce n’était plus de beauté que je, non, hésita-t-il, avant de soupirer, longuement, dans un souffle qu’il tint assez longtemps pour achever sa tâche de hacher les légumes, après quoi il vint les mettre dans la casserole. Non, ces idées-là sur l’artiste, tu vois, elles ne me concernent pas, je ne les ai pas pensées, je n’ai pas dû les écarter, moi-même, je le fais maintenant parce que je te parle, et que j’appréhende qu’elles te viennent à l’esprit, j’appréhende toujours qu’on veuille qu’un artiste pense selon ce genre de codes, la beauté, la matière, le talent, c’est faux, dit-il, la voix un peu étouffée, avant d’annoncer qu’il se retirait, pendant la cuisson de la sauce, la neige a presque cessé, se justifia-t-il, je vais déblayer la voiture une première fois, comme ça, je pourrai partir dès que ce sera nécessaire. Dans la cuisine, comme il s’était tenu derrière, près du comptoir parallèle à la cuisinière, une fois le claquement de la porte d’entrée dissipé, et le silence revenu, l’espace qu’il avait occupé se dilata derrière moi qui brassait la sauce tomatée, jusqu’à ouvrir la salle à manger de la maison de campagne de mon père sur un bois tranquille, matinal, immobile autour de Borna, où des percées de soleil entre les branches formaient sur la neige des formes plus courbes et souples que celles, hachurées et rectangulaires, que découpaient les troncs sur le champ du fond, plongé dans le bleu grisâtre de l’ombre projetée d’une route, montant en pente douce vers le village. Ce n’est pas qu’il ne veuille plus peindre qui m’irrite, au fond, m’avait dit Patrick, au téléphone, sans me demander s’il me dérangeait, la semaine précédant la visite de Borna, c’est qu’il le présente comme s’il s’agissait d’une décision sage, du résultat d’une mûre réflexion, alors qu’il n’y a rien de mûr là-dedans, c’est au contraire un pourrissement qui s’amorce, tu me suis, m’avait dit Patrick, le fruit est tombé de l’arbre et il pourrit, et pour se convaincre qu’il visait consciemment ce pourrissement qui, au fond, le dépasse, le fâche, le bouleverse, Borna annonce qu’il avait bien sûr préparé sa chute et sa dégradation, qu’il l’avait même souhaitée, parmi, disons, une foule de possibilités, m’avait dit Patrick, d’une voix perchée et tendue qui contrastait avec le calme régnant dans l’autobus qui montait l’avenue du Mont-Royal, il m’en a parfois parlé d’un ton inconcevable, tu aurais dû l’entendre, un gémissement d’agonie déguisé sans talent, ce n’est pas un comédien, le Borna, j’espère que je ne te dérange pas, qu’est-ce que tu faisais, m’avait-il questionné, est-ce que tu aurais le temps de le voir, il faudrait qu’il voit des gens, qu’il soit obligé d’user ses arguments un peu, constater comme ils n’ont aucun sens. Il ne sait pas ce qu’il veut, il ne sait absolument pas ce qui lui arrive, mais il produit du sens autour de son doute, quelle perte d’énergie, tu imagines, si je m’étais permis de prendre les choses sous cet angle, avait dit Patrick, mais je sais, ça ne me concerne pas, nos métiers sont tellement différents, m’avait-il expliqué alors que l’autobus prenait la courbe qui débouchait sur le premier point d’observation de la ville, étendue dans une tranquillité forcée par la neige douce qui tombait, devant quelques touristes amassés qui, à distance, captés de l’autobus en marche, avaient l’air de petits arbres blanchis poussés sur le béton du belvédère, mais il ne comprend pas le moins du monde que c’est mon métier qui fait bouclier entre lui et le monde, qui lui a permis de peindre, comme il lui permet maintenant de ne plus peindre, parce qu’il a compris, attends voir, que ça n’en valait plus la peine, au fond, quelle connerie, et ce ne serait pas un accident sur le chemin, ça, je n’y crois pas, la preuve, c’est que c’est encore moi qui le porte, m’avait dit Patrick, une semaine avant que je ne laissas la sauce mijoter pour aller mettre la table, pour Borna qui se déchaussait dans l’entrée. La neige, par exemple, dit Borna, tout de suite en rentrant dans la pièce, je la vois toujours, mais je ne comprends plus vraiment pourquoi elle a été si importante pour moi, ça, c’est tout de même une réalité qui me préoccupe, avança Borna en prenant le verre de vin que je lui tendais, tu te souviens comme la neige était importante, et là il faudrait dire, importante pour moi, mais je ne sais plus trop, importante pour qui, au fond, c’est, on dirait, son importance objective qui a diminué pour moi, proposa-t-il avant de prendre une gorgée et de contourner, lentement, la table, vers le mur où se trouvait une de ses toiles, qu’il ne regardait pas. J’aimerais dire que la neige est peut-être moins importante, et j’aimerais aussi avoir la force de croire que, quand je suis énervé que la neige ne signifie presque plus rien pour moi, comme là, il y a un instant, pendant que je pelletais la neige, enfin, je veux croire que cette douleur, ce n’est pas ma résistance à une sensibilité qui s’étiole, mais un résidu de l’intérêt que j’ai déjà porté à la neige, et qui, je ne sais pas trop comment dire, attends, qui irradie, voilà, accéléra Borna, parce que c’est de ça dont il se souvient, mon intérêt déclinant pour la neige, d’irradier, je vais le dire avec ces mots-là qui agaceraient sans doute ton père, il nous parlerait bien vite de Tchernobyl, et je sais bien, je sais absolument que mon impression n’a aucune importance dans cette perspective, ajouta Borna, sur un ton plus bas, en croisant mon regard, m’offrant un sourire doux qui fit ressortir ses joues rondes dont je me souvenais qu’elle m’avait mis dans une gaieté immédiate, enfant, lors d’une des premières visites de Borna au bureau de mon père, ses joues qui aujourd’hui retombaient, flasques et rosées par le froid, par-dessus la ligne de son menton. Voilà, en fait, la neige voudrait me faire croire que quand je la regarde avec inquiétude, j’ai mal à la peinture que je faisais d’elle, comme toi et moi pouvons avoir mal à ton père, j’espère que ça ne te fâche pas de m’entendre dire les choses comme ça, ça ne concerne pas la valeur de ton père, ni celle de la neige d’ailleurs, ça ne concerne pas la valeur, en général, ça que j’essaie de dire, mais les choses qu’on a aimées voudraient bien, tu vois, et c’est nous qui leur donnons cette volonté, elles voudraient bien, attends, je vais trouver, elles voudraient bien nous saigner à blanc. Il regarda l’assiette de pâtes fumantes qui venait d’être déposée devant lui, et poursuivit, nous saigner à blanc, il le répéta d’un ton amusé, à blanc, elles voudraient bien, par exemple, que nous ne mangions pas ces fettucinis et pourtant, comme dirait Patrick, elles sont splendides, tes fettucinis. Le sentier qui contournait le lac artificiel du parc du Mont-Royal se découpait, sous la neige, par un creusement léger de la couverture encore immaculée de flocons, ce n’est pas une affaire d’argent, m’avait dit Patrick, dont le ton s’était adouci à l’autre bout du fil, l’argent traduit simplement un rapport à l’autre, et comme c’est moi qui me suis chargé, depuis toujours, pour Borna, d’établir ce rapport-là parce que lui, disons, oui, il s’en fout, tu me comprends, tu es capable d’entendre ça, je parle de sa façon de larguer les amarres, et bien sûr j’en parle avec des mots comme ceux-là, argent, si tu savais comme ça me fait chier, de devoir te parler d’argent, parce que je ne lui en parle presque pas, mais comme les choses ont changé dernièrement, ça ne manque pas, je lui parle davantage d’argent, avait expliqué Patrick, nous en étions venus à nous parler très peu, parce que je n’avais pas besoin de valoriser de quelque façon que ce soit, ni son travail, ni notre petit monde, ça fait un silence précieux tout ça, avait dit Patrick, avant de reprendre, mais si Borna détruit, volontairement, et explicitement, ce qui faisait toute la solidité de notre silence, eh bien je dois parler, il faut s’y remettre, et quelle merde qu’il faille que ce soit en parlant d’argent, avait expliqué Patrick dont la voix s’était emballée à nouveau, avant de casser en une toux muqueuse qui s’étira sur la pente serpentant où les marcheurs silencieux, sous les flocons maintenant plus denses, se multipliaient à l’approche du chalet du Mont-Royal. Je ne t’appelais pas pour te parler d’argent, mais du sens, m’avait dit Patrick, il faudrait que tu m’expliques comment Borna peut tenir cette position sur le sens, sans en ressentir la plus profonde déprime, parce qu’il n’est pas déprimé, je te le confirme, il le dit lui-même, il t’a peut-être appelé pour t’en parler, j’aimerais qu’il t’en parle, j’aimerais que tu me dises si pour toi, toute cette histoire ne se résume pas simplement à une phase dépressive, je veux dire d’un point de vue médical, et quelle merde profonde, en fait, de parler de ça du point de vue médical, s’était interrompu Patrick, tu ne trouves pas, l’argent et la santé mentale, c’est de ça dont il faut que je parle, moi, ce sont les données que je dois évaluer, pour le défendre, alors que ça ne l’intéresse pas, il dit, pas besoin de sous, en employant ce petit terme-là, tu te souviens, celui qu’utilisait ton père, je sais pas, pour dédramatiser, j’imagine, les sous, c’est moins sérieux que l’argent, ou le budget, il dit, Borna dit, pas besoin de beaucoup de sous, on peut tenir, mais s’il fallait, je ne sais pas, le médicamenter, le placer, nous serions condamnés au régime public, tu vois, je ne sais pas si ton père avait pris le temps de te parler de tout ça, ou s’il avait été discret, comme à son habitude, je me sens tellement vicieux de t’appeler pour te parler d’assurances, et puis de diagnostic et de compte en banque. Nous ne sommes pas tellement vieux, avait dit Patrick, nous sommes en santé, en tout cas, à ce qu’il semble, à première vue, la santé financière aussi, de mon côté, ça tient la route, et les toiles de Borna, la cote, ce n’est pas la catastrophe, simplement une phase dépressive, c’est-à-dire, dans la circulation de la valeur, avait précisé Patrick, peut-être que Borna est dans un creux, je ne veux pas dire, une dépression, un burn-out, mais un creux, une vallée, d’où on manque de perspective sur la situation, où la hauteur de ce qui nous entoure, les arbres, les montagnes surtout, nous empêche d’avoir accès à toute la lumière, et à une idée juste de la situation, on voit des zones ombragées, on se sent condamné à prendre le seul chemin visible, mais seulement parce que c’est le seul qui ne remonte pas, tu vois, et puis, c’est ça, on sent, comme ça, qu’on est au plus bas, m’avait dit Patrick, et même quand ce n’est pas de ça dont on parle, à partir de ce chemin-là, on ne peut désigner le reste que comme une menace, vu d’en bas, du fond de la vallée. Je le sais, quand un collègue de l’agence se met à circuler au fond de la vallée, je le sens tout de suite, non pas dans son chiffre de ventes, je ne veux pas tout ramener à l’argent, mais je veux dire, si ce ne sont pas ses ventes qui me mettent la puce à l’oreille, c’est sa conversation, s’il cache l’un par l’autre, je peux traduire, tu vois, et anticiper, au moins un peu, et juger de la part de chance qui lui a permis de continuer à vendre, même s’il circulait désormais comme ça, au fond de la vallée, et qu’il imaginait, par exemple, que ce serait une mauvaise année, que nous devrions être prudents, parce qu’il n’y aurait plus d’occasions de vendre, il se dit des choses comme ça, crois-moi, et le plus difficile à considérer, tu vois, le plus inquiétant, également, c’est qu’une telle prévision n’est pas vraie ou fausse, que ce n’est pas une question de vérité, Borna n’a pas tort, au fond, je ne veux pas parler de lui comme s’il avait tort, ce n’est pas une question de dire que la vallée n’existe pas, avait dit Patrick, c’est une question de dire qu’il y a, ici et là, des chemins de traverse, des voies emménagées, pour remonter, il y a une vallée, oui, mais aussi bien des collines, des crêtes, des plateaux, ton père parlait comme ça, m’avait dit Patrick. De la terrasse dallée du chalet du Mont-Royal, sans doute déneigée il y a quelques heures, puis incomplètement recouverte de neige fraîche qui lui faisait un motif irrégulier, s’avançait sur quelques dizaines de mètres l’observatoire arrondi au-dessus du centre-ville, tours et vitres et béton blanchis qui semblaient tenir à eux l’arc du garde-fou de pierre, par l’effet d’une percée difficile d’un soleil gris qui dessinait à travers les nuages une zone de neige doucement illuminée après celle, terne, qui tourbillonnait au-dessus des quelques visiteurs captivés par le champ soudainement ouvert, devant. Il n’y a aucune certitude, en fait, à l’effet qu’il existe une unité dans l’idée de la neige que je m’étais fixée comme motif, dit Borna, et ce qui est amusant, et triste à la fois, c’est que je le disais déjà au plus fort de mon besoin de peindre, de peindre uniquement ce motif-là, et de le mettre en question, vous dîtes que je peins la neige, se demanda Borna en montant légèrement la voix, et je vous réponds que je ne peins jamais la même neige, simple et con et infiniment à répéter, n’est-ce pas, dit Borna, je répétais le motif, et je répétais mes explications, et je peignais la neige parce qu’elle ne perdait pas, pour moi, sa capacité à se creuser et à se compliquer, mais est-ce qu’il n’y a pas une autre façon d’accepter qu’il y ait plusieurs neiges, bien sûr qu’il y a une autre façon de l’accepter, mais cette façon-là est peut-être plus saine parce qu’elle est enfin unique, ça que j’essaie de dire, une seule façon, enfin comprise, une façon d’accepter, au lieu de répéter, qu’il y ait une multiplicité infinie à cette neige, la neige, qui me donne mal au dos, d’ailleurs, ça s’apaise, avec le vin, mais ça me fait de plus en plus souffrir, pelleter, bûcher le bois aussi, je suis jeune pour ces douleurs-là, il me semble, dit Borna en offrant le même sourire que lui avait mis à la figure la pensée de mon père, mon dos se creuse sans que j’y pense, ça, un impondérable. Le frère de Patrick, c’est le dos, lui aussi, reprit Borna après avoir déposé ses ustensiles près des deux bouchées de pâtes qu’il réservait peut-être pour plus tard, il ne vient plus nous voir depuis quelques années, tu ne l’as sans doute jamais rencontré, il s’est fait construire une maison, quand ses enfants sont devenus plus autonomes, une maison de campagne conçue sur un plan unique, comme celle-ci d’ailleurs, également dessinée par un architecte qui travaille avec Patrick, enfin, quelques mois seulement dans cette maison avant que le dos ne lui bloque, tu te rends compte, son nouveau territoire, et puis le voilà impraticable, il était dans des douleurs atroces, dit Borna, les épaules redressées, m’offrant un regard direct comme il n’en avait pas offert de la soirée, il a emprunté un peu d’argent, quelle malchance, après avoir tant investi dans la maison, mais il le fallait, ils lui ont installé un ascenseur pour aller de la cuisine à la chambre, qu’il avait fait construire tout en haut, pour mieux voir le lac, le deuxième étage n’était qu’une grande chambre donnant sur le lac, il n’allait tout de même pas s’en passer, une vieillesse au rez-de-chaussée, dormir sur un divan-lit, à rêver de la chambre parfaite que l’on s’est fait construire, au-dessus, c’est une histoire terrible, dit Borna, et Patrick qui s’est permis d’en rire, peut-être qu’il en avait le droit, ajouta Borna en s’accordant plus de temps, il a beaucoup donné pour aider Charles, dans les circonstances, mais ç’aura été en riant beaucoup, à la maison, du tour des évènements. Je ne devrais pas te dire qu’il lui en veut, à Charles, précisa Borna, debout, quittant la pièce pour prendre à la cuisine une nouvelle bouteille de vin dont il avait annoncé, plus tôt, ne vouloir qu’une coupe ou deux, sa tignasse frôlant au passage la poutre marquant la séparation de la salle à manger à la cuisine, mais il y avait de ça, sans doute, du ressentiment, dans ce rire-là, le souvenir qu’a Patrick d’une conversation téléphonique, il y a de cela tellement d’années, où il a appris que Charles et Nathalie ne venaient pas aux vernissages parce qu’ils détestaient mes toiles, dit Borna, puis il refusa que je l’aidasse à localiser le cellier, il poursuivit, parce que Charles et Nathalie détestaient mes toiles, répéta-t-il joyeusement, se forçant à parler plus fort alors que l’amplitude naturelle de sa voix rendait l’opération inutile, pour ça qu’ils ne venaient pas, non pas parce qu’ils étaient occupés avec les enfants, et Patrick ne l’a pas digéré, peut-être que tu comprends ça, c’est pour lui que c’était blessant, pas pour moi, je m’en fous complètement, de ce que je peins, mais pour lui, vu la façon dont il a organisé sa vie, autour de mes toiles, et à l’époque, c’était particulièrement sensible, tu comprends, dit Borna, passant à nouveau sous la poutre, le cou penché sur la bouteille dont il regardait l’étiquette sans la lire, il venait de refuser la codirection de l’agence, il avait allégué qu’il n’aurait plus le temps de s’occuper de mes affaires, alors de se faire dire ça, que son frère détestait mes toiles, la colère, tu ne connais pas Patrick, il est colérique, je croyais que l’ouvre-bouteille était sur la table, dis-moi où je peux le trouver, dit Borna, déposant la bouteille d’une main, sa main épaisse, brune et velue, aux doigts courts, l’autre posée sur le dossier courbe de la chaise de pin. Patrick a un grand besoin de traduire, toujours, à l’intention des gens, ce qu’ils ne comprennent pas, dit Borna, suivant du regard le tissage des lignes de laine bleue traversant les napperons blancs, et ça l’a fâché que Charles et Nathalie n’aient pas plutôt demandé de l’aide, des conseils d’interprétation, ni plus ni moins, comme s’il y avait quelque chose à interpréter, il ressent un grand besoin de sentir que les gens autour de lui sont des enfants, au fond, et tu comprends bien que ça ne me dérange pas, qu’il me parle comme à un enfant, sinon, tu vois bien, nous n’aurions pas tenu, mais que Charles, que Nathalie ne le veuillent pas, je le comprends parfaitement, mais pas lui, évidemment, il a fallu qu’il leur fasse une colère d’instituteur, carrément, il était blessé que ses petits ne soient pas intéressés par le cours, c’est tout ça qui remontait à la surface, quand l’histoire avec le dos de Charles est survenue, voilà, dit Borna, tenant déjà le pied du verre où je versais le vin plus sombre de la deuxième bouteille, mais tu vois, il n’avait pas ri, pas le moins du monde, lors du divorce avec Nathalie, ça ne l’intéressait pas, que son frère redevienne célibataire, mais qu’il perde sa mobilité, qu’il redevienne un enfant, ça, oui, ça l’a mis de bonne humeur, dit Borna, reposant la coupe, c’est cet ouvre-bouteille en particulier que je cherchais, je me souvenais que ton père en avait un semblable, je n’avais pas vu que tu l’avais déjà sous la main. Il l’avait dans la voiture, en fait, dans la petite trousse à outils, où normalement se trouvent des tournevis de différentes tailles, lui, il y avait placé un ouvre-bouteille, ç’avait été très utile, c’était le soir du fameux vernissage, dit Borna, au pavillon forestier de l’auberge de la montagne, les visiteurs étaient partis, sauf Pierre Riendeau, et le traiteur s’en était allé, et avec le traiteur, les ouvre-bouteilles, nous avions acclamé ton père qui gardait cet ouvre-bouteille dans la voiture, quelle chance, même si nous avions vendu moins que prévu, ton père et Patrick étaient dans une humeur de fête, je me souviens, c’était un mois de mars boueux, ton père avait glissé en revenant vers le pavillon, le rire qui nous avait pris, à le regarder par la fenêtre, Patrick disait, c’est Buster Keaton, ton père, se relevant, replaçant son manteau, son chapeau, et tombant à nouveau, à cause de la pente, mais sur le dos, pour bien salir les deux côtés du manteau, Patrick s’était étouffé de rire, il en avait ri à chaque occasion, le reste de la soirée, j’avais rigolé aussi, ç’avait libéré une certaine pression, cette scène, je m’en voulais de ne pas avoir parlé avec la justesse nécessaire de la neige, ce soir-là, alors ton père, le digne savant, en Buster Keaton qui tombe deux fois, dans la pente vers la galerie du pavillon, et qui brosse son chapeau en se pinçant les lèvres, c’était parfait, j’avais retrouvé la bonne humeur. Ton père m’avait parlé, ce soir-là, de dessin, dit Borna, de nouveau levé, adossé contre le mur, y repoussant ses épaules pour négocier une position confortable pour son dos, peut-être que ton père ne t’a jamais parlé de dessin, demanda-t-il, plus lentement, mais sans attendre de réponse, une main glissée entre son dos et le mur, l’autre tenant sa coupe, mais ce soir-là, il m’a parlé du plan qu’il avait eu, adolescent, de dessiner, vraiment, pour la vie, pour ainsi dire, et de la raison pour laquelle il pensait, désormais, adulte, ne pas l’avoir fait, et il répétait, attends, me dit Borna, qu’est-ce que c’était, voilà, prends cette histoire pour ce qu’elle vaut, ça qu’il répétait, ton père, il s’était fait la remarque un jour, à l’adolescence, que le temps lui nuisait en ce qui concernait le dessin, parce qu’au lieu d’accumuler, comme pour son père à lui, des jours et des mois et des années où il aurait travaillé, et qui lui faisaient progressivement comme un coussin, derrière, les dessins qu’il faisait privaient en quelque sorte ses dessins passés, chaque fois, de leur poids, et lui donnaient l’impression toujours plus acérée que le lendemain, il viderait les dessins passés à nouveau, et qu’il ne pourrait jamais songer au temps écoulé comme à une chose qu’il possédait désormais, mais au contraire, comme à un chose qui le menaçait de faillite, me dit Borna, rapportant les paroles de mon père, les yeux encore posés sur sa toile, derrière moi, que sans doute il ne distinguait toujours pas, je voyais bien, continua Borna, m’avait dit ton père, qu’il y aurait sans cesse davantage de dessins vidés qu’il n’y aurait de dessins en train de se faire, et c’était lourd, m’avait dit ton père, c’était lourd pour un adolescent qui, en plus, savait n’être qu’un adolescent, et que le temps, comme chaque adulte le répète aux adolescents, n’irait qu’en s’accélérant, ça qu’il m’avait dit, et je ne l’avais pas interrompu, parce que ce n’est pas une chose que je me suis permise avec ton père, ni à ce moment-là ni à d’autres, tu comprends bien pourquoi, je ne l’ai pas interrompu, même s’il se trompait. Patrick dirait qu’on ne se trompe pas sur ce genre de sujet, poursuivit Borna, mais il se tromperait aussi, il se trompe là-dessus, dit Borna, Patrick se trompe sur la capacité des gens à vivre selon le sens qu’ils décident de donner à leur sentiment, car ton père se trompait, adolescent, sur la capacité du temps à s’accumuler comme il le disait, comme un boulet, il se trompait sur le sens qu’il avait donné à sa décision. Moi, ce soir-là, au pavillon de l’auberge, je me souviens, la lumière venait seulement des bougies et d’une lampe d’appoint branchée sur la génératrice, je voyais mieux, à quelques pas derrière, Pierre Riendeau et Patrick qui rigolaient, que ton père, et comme Borna s’interrompit un instant pour boire, j’imaginai mon père, au pavillon de l’auberge que j’avais visité, enfant, lors d’un mariage, mon père dos à la lumière, le crâne rasé, les oreilles entourées d’un halo rosé, son visage anguleux embrouillé par l’obscurité, et moi, reprit Borna, je me trompais aussi ce soir-là, sur le sens de son erreur à lui, dont d’ailleurs il ne m’aurait pas parlé, si ce n’était du vin, et d’une intimité qu’il semblait vouloir prendre avec les gens, depuis la guérison de son premier cancer, dit Borna, revenu s’asseoir, déposant sa coupe, avant d’aligner l’ouvre-bouteille avec le coin de son napperon. Nous nous trompions tous, dit Borna. Je me souviens avoir pensé, ce soir-là, dit Borna, que ton père n’arrivait pas à dépasser l’idée d’un temps qui se vide, qu’il n’arrivait pas à penser comment il peut, au contraire, circuler dans un câble qu’il s’agit de tendre d’une toile à l’autre, parce qu’au fond, je pensais à mes toiles, je pensais à la neige, tu t’en doutes, la neige dont j’avais si mal parlé, ce soir-là, à la cousine de Pierre Riendeau, une journaliste à laquelle Patrick avait absolument voulu que je parle de mes toiles, mais ça n’a pas d’importance, ce qui compte, c’est cette idée que j’avais, à l’effet que ton père se trompait, qu’il ignorait à quel point on profite du temps qu’on a placé dans un motif, je pensais, on peut vivre grâce à ce temps-là, et ton père me parlait des études qu’il avait faites ensuite, de la fierté de son père, et je suis content aujourd’hui de n’avoir rien dit, ce soir-là, qui aurait pu le blesser ou l’amener à se remettre en question. Je ne voyais pas, alors, dit Borna, qu’il est indifférent de s’imaginer le temps comme un câble, ou comme un boulet, parce que dans tous les cas, ça signifie qu’il y a quelque chose en nous qui le retient, alors qu’il n’y a rien, en nous, qui le retient, sinon le mal qu’on se donne à lui creuser un trou, ou à lui tendre un câble, tu comprends, à lui attribuer une image qui le rende un peu domestique, pour qu’ensuite, dit Borna, en posant, sans prévenir, sa main sur la mienne, on puisse en souffrir doucement, très doucement, ou très douloureusement, c’est selon, mais pas selon sa résistance, plutôt selon son plaisir, selon son bon plaisir, dit Borna avant de me rendre ma main et de dérider son visage comprimé par l’effort de ses dernières paroles, retrouvant le sourire doux qu’il avait eu, plus tôt, à la première évocation de mon père. Voilà pourquoi je me trompais, c’est simple, et dur, mais il ne faut pas se donner d’image du passé, dit Borna, et il ne faut pas davantage s’opposer aux images du passé des autres, alors je ne me suis pas opposé à celle de ton père, ce soir-là, et j’ai ri, je me souviens, j’ai ri poliment lorsqu’au bout de son histoire, celle du dessin qu’il pratiquait à l’adolescence, il a pris conscience, d’un coup, qu’il pouvait m’avoir insulté, ce qui n’était pas le cas du tout, il m’avait dit, je ne parle pas de l’art en général, ou de ton art, je m’excuse, tu sais, il se croyait dans l’eau chaude, ton père disait, ça n’a aucun sens de voir tes œuvres comme si elles se dévaluaient les unes les autres, ne crois pas ça, je suis là qui te parle de mon adolescence, il me serrait les épaules, dit Borna, mais je ne pensais pas le moins du monde, en réalité, à juger ma pratique à l’aune des conceptions d’un adolescent, au contraire, en fait, je pensais, c’est drôle, à la fausseté de son observation, et tous les deux, nous nous trompions, et je l’ai serré dans mes bras, c’est un souvenir très précieux de ton père, pour moi, tu ne comprends peut-être pas pourquoi, un souvenir précieux, dit-il, même si ce n’était pas la dernière fois que je le voyais, tu te posais peut-être la question, loin de là, en fait, c’était, je ne sais pas, un an avant la rechute, avant que le cancer ne se généralise, il allait très bien, il riait, et même de son écharpe en cachemire, ruinée dans la boue, la scène était loufoque, dit Borna en reculant la chaise, les coudes appuyé sur la table, pour trouver un angle qui lui permette de s’étirer la colonne vertébrale. Mon père était assis là, à la place où se trouvait Borna, très droit, selon son habitude, quelques mois après cette soirée de vernissage, c’était l’après-midi, sa conjointe préparait du café, il lui avait dit, sans lever les yeux de son journal, Borna n’est pas dans sa meilleure période, et mon père s’était tu un instant, poursuivant la lecture d’un article, qu’as-tu pensé de Borna, récemment, lui avait-il demandé, elle était entrée avec trois cafés sur le petit plateau de cuivre, suggérant à mon père que son ami avait peur de ne plus vendre, il avait tourné une page du journal, oui, avait-il répondu, il ne vendra plus beaucoup, mais c’est comme ça, il ne vend pas, Borna, mais je ne sais pas trop ce qu’on peut faire sans vendre ni croire, avait-il ajouté, Borna vendait un peu, mais maintenant il voudrait ne plus croire, ne plus croire du tout, avait-il dit, avant de laisser la pièce, éclairée à cette heure-là par le puits de lumière qui faisait scintiller la poussière au-dessus de la table, être gagnée par un silence de pages froissées, pour une minute au moins, il est très beau, Borna, il vieillit bien, avait ensuite dit sa copine en frottant du pouce, sur la table, une tache laissée par le repas. Patrick n’aime pas que nous parlions de ton père, reprit Borna, parce qu’il n’a rien à en dire, et ça l’embête, parce que, tu le sais bien, Patrick a toujours une remarque à faire, il attend en général avec bonheur l’occasion de dire quelque chose, et là, sur ce sujet-là, il ne peut rien apprendre à personne, et c’est embêtant, pour quelqu’un comme lui, de ne pas pouvoir enseigner quelque chose, ça le renvoie à son ordinateur, tu seras peut-être surpris, mais il prend parfois son ordinateur à table, Patrick, peut-être spécialement à cause de ça, des sujets comme celui-là, dont il ne peut rien dire, l’ordinateur est souvent posé sur la table, comme le tien, là, que j’ai remarqué tout de suite. Je ne sais pas comment tu t’en sors, dit Borna, reprenant une position redressée sur sa chaise, avec la présence de cet ordinateur sur la table, et je ne veux pas que tu penses que j’en parle pour que tu le retires, ou que tu me fasses des excuses, seulement, l’ordinateur se trouve sur la table, et avec lui, la possibilité de l’employer, et je ne peux pas en vouloir à Patrick de poser le sien sur la table, parce qu’au fond, tu vois, c’est la chose qu’il fait, dans la vie, les ventes, à l’agence, la chose qu’il présente comme ce qu’il fait, elle existe surtout dans l’ordinateur, sans compter que les autres activités qu’il pratique, dit Borna, en passant son doigt sur la palette refermée de mon ordinateur portable, elles sont reliées dans sa tête à cette chose qu’il fait dans la vie, même si elles servent en théorie à ce que Patrick puisse se reposer de son travail, dit Borna, lentement. Je ne peux pas lui en vouloir, dit-il, cherchant ses mots entre deux gorgées, parce que c’est similaire, au fond, à l’atelier de peinture, sauf que pour moi, attends, voilà, pour moi, ce n’est pas seulement l’atelier qui est comme un ordinateur, et qui me renvoie à ce que je ferais de mon temps, de la peinture, si j’en faisais encore, disons régulièrement, c’est le monde où je vis, presque en entier, tu comprends, quand je marche autour de la maison, j’aimerais bien, dorénavant, n’avoir qu’à ranger au placard un ordinateur, dit Borna. Comme ce matin-là, où je voyais la neige entre les cèdres, ici jaunie par la lumière, grise, sous les arbres, et là-bas bleue dans l’ombre de la pente douce, je devais refuser de la voir comme une chose qu’il me faut peindre, et, tu comprends, c’est irritant, parce qu’il ne faudrait pas, en fait, que je la vois comme une chose à ne pas peindre, mais que je la vois sans que l’idée de la peinture ne la concerne, que je la vois sans qu’elle me fasse penser à l’idée de ne pas la peindre, que je m’en tienne à un autre type de pensée, comme celle-là, par exemple, sur laquelle je me suis concentré, alors que je reprenais ma marche, et que je voyais du coin de l’œil la voiture de Patrick prendre le virage du chemin de terre et s’engager sur la pente, cette idée, tu vois, que la neige fraîchement tombée rend très nette la distinction entre le sol et les arbres, alors que l’été, c’est drôle, peut-être que je ne devrais pas te raconter ça, mais l’été, c’est comme ça, le sol et les arbres sont ouverts l’un à l’autre, il y a une continuité, mais c’est peine perdue, comment est-ce que je pourrais sentir ça sans penser à peindre, pour moi, c’est plutôt confus, je n’aurais pas dû t’en parler, je m’égare, dit Borna. Mais ce matin-là, voilà ce que j’aurais plutôt dû te raconter, Patrick partait travailler, reprit Borna, versant de l’eau dans sa coupe vide, malgré qu’il y ait encore de l’eau dans le petit verre posé à côté, je savais que j’aurais le temps d’une longue promenade, dit-il, que je pourrais dîner tard, dans l’après-midi, alors j’ai marché jusqu’à la grande roche, dans la forêt, on la trouve à l’orée d’une petite clairière, où des enfants, il y a longtemps, ont construit une cabane contre la roche, ils ont appuyé trois sections d’un frêne mort, pour faire les poutres entre lesquelles ils ont croisé des branches, un travail sérieux, tu vois, le tronc a été taillé à la hache, c’étaient peut-être des adolescents, au fond, mais il n’y a pas assez d’espace pour qu’un adulte s’y glisse, et certainement pas moi, mais j’y suis allé quelques fois, à chaque saison, pour voir la cabane, personne ne la visite, précisa Borna, les yeux lourds, les joues noircies par la barbe naissante et la lumière plus faible, depuis que les bougies s’étaient éteintes. Ce jour-là, je suis allé sans détour, je savais que je voulais aller à la cabane, j’y travaille un peu, en fait, depuis quelques mois, pour tout dire je l’entretiens, en amateur, disons, je déneige, au printemps j’essaierai de trouver d’autres troncs, pour qu’un jour je puisse organiser une sorte de toit, ce serait amusant, tu ne trouves pas, que je puisse un jour y faire une sieste, l’après-midi, ou y lire une des bandes dessinées héritées de ton père, demanda Borna, Patrick s’est mis à collectionner les bandes dessinées, après l’héritage, il aimerait sans doute l’idée de la cabane, si je lui en parlais, mais je te fais peut-être plus confiance qu’à lui, je ne sais pas trop pourquoi, pour ce genre de choses. Quelques lourds gratte-ciels paraissaient encore à travers la neige qui s’était densifiée au point de réduire le nombre de silhouettes sur l’observatoire à une poignée de minces creux dans la houle blanche, j’ai accepté un poste de direction, à l’agence, m’avait dit Patrick, au téléphone, il ne faut pas le dire à Borna, il ne le sait pas, attends, ce n’est pas grave, c’est même cocasse, je vais t’expliquer, je n’avais pas décidé de le lui cacher, quand c’est arrivé, il y a plusieurs mois, oui, parce qu’il y a presque un an, pour dire la vérité, que je dirige l’agence, je ne voulais pas le cacher à qui que ce soit, et surtout pas à Borna, mais quand je lui en ai parlé, d’ailleurs, c’était la chose à faire, prendre la direction de l’agence, bien sûr, pour compenser les ventes de toiles qui déclinent, et la vieillesse qui coûtera si cher, tu ne t’imagines même pas, comme la vieillesse coûte cher, les médicaments, les petits accidents, mais aussi les caprices, les caprices s’incrustent, en tout cas, j’ai dit très honnêtement à Borna que l’occasion s’était présentée à nouveau, Marcel avait pris sa retraite, et je lui ai dit, c’était la vérité, d’ailleurs ton père me l’avait conseillé, lors d’une de nos dernières conversations, il faudrait que tu travailles davantage, Borna ne vendra plus, ton père m’avait dit ça, j’ai pris son avertissement au sérieux, surtout qu’il avait raison, c’est tout simple, il y a des dépenses et il y a des revenus, alors je l’ai dit à Borna, un matin, après le déjeuner, je vais occuper le poste de co-directeur, sans le culpabiliser le moins du monde, sans parler de ses occupations, je vais travailler davantage, et il ne m’a pas entendu, m’avait dit Patrick, alors que j’entrais dans le chalet du Mont-Royal pour ne plus que le vent poudreux n’assourdisse ses mots, c’est arrivé comme ça, avait dit Patrick, il ne m’a pas entendu, ou non, il n’a pas voulu entendre, c’est comme ça qu’il faudrait présenter les choses, je ne fais pas d’erreur en racontant ça, il n’a pas voulu entendre, alors que je ne m’étais pas exprimé d’une façon tortueuse, ni allusive, et je suis certain de ne pas avoir chuchoté, mais Borna n’a pas entendu que j’avais choisi d’occuper le poste de direction, c’est-à-dire une nouvelle toute bête, qui n’allait pas chambouler nos vies, n’est-ce pas, et qui au fond le concernait très peu, et pourtant il n’a pas entendu. Ce qui est plus embêtant, avait poursuivi Patrick, c’est qu’ensuite, je ne le lui ai pas répété, je ne lui ai pas dit à nouveau que j’occupais désormais le poste de direction, pas pour lui cacher quoi que ce soit, tu comprends bien, et pas non plus pour me venger, même si j’aurais bien pu me le permettre, une petite vengeance sans conséquence, ç’aurait été amusant, et peut-être aussi plus facile à raconter, tu ne trouves pas, ça ferait une bonne histoire, que j’aie voulu me venger, mais on ne se venge pas comme ça, ça n’a aucun intérêt, et surtout, ça ne l’aurait pas atteint, sauf que, maintenant, je ne peux pas vraiment le lui dire, à moins que ce soit par accident, simplement, par inattention, rapidement, par exemple, s’il me demandait, un bonne journée, ce qu’il ne fait jamais, pourquoi je passe beaucoup plus de temps sur mon ordinateur, mais tu vois, ça ne l’intéresse pas, c’est secondaire pour lui, j’imagine, maintenant qu’il pense, disons, à temps plein, aux raisons pour lesquelles il ne peint plus, il ne voit pas vraiment mon ordinateur, il voit moins de choses, en général, je le plains, d’ailleurs, lui qui avait un sens de l’observation tellement charmant, mon Borna voyait si bien les choses, mais il est très occupé, maintenant, il faut que tu lui en parles, il est très occupé à ne plus voir les choses qu’il voit, c’est une activité qui lui pèse, je le sais bien, c’est une activité qui le fripe comme un vieux fruit. C’est une vie que j’ai beaucoup aimée, m’avait dit Patrick, alors qu’un couple de touristes, délivrés de leurs tuques et de leurs mitaines enneigées, prenaient en photo les écureuils de bois ornant la grande salle des pas perdus, à l’aide de leurs cellulaires qu’ils tendaient d’une et d’autre part du grand chalet, et je suis un peu trop vieux pour m’en défaire, de cette vie, avait dit Patrick, pour être honnête, je sais que je ne suis pas vieux, je sais aussi que je pourrais recommencer, ailleurs, mais je n’en ai pas la moindre envie, pour être honnête, et Borna, lui, s’imagine qu’il pourrait recommencer, il pense qu’il pourrait recommencer, parce qu’il a passé sa vie à recommencer, apprendre une puis deux nouvelles langues, bien sûr, mais des toiles, aussi, et des garçons, oh combien de garçons, je ne sais pas si ton père t’en parlait, je ne veux pas le savoir, ce que je veux dire, ce n’est pas pour me plaindre, le désir de Borna, ce n’est pas le mien, son désir a toujours été plus impérieux, plus enfantin, aussi, Borna recommence toujours, même quand il croit qu’il a pris l’habitude de faire les choses d’une certaine façon, c’est une personne qui s’ennuie, Borna, tu comprends, même s’il n’en parlerait jamais, parce qu’il ne pense pas de cette façon-là, l’ennui n’est pas une chose qui s’observe, mais qui fait vivre, et il ne comprend jamais les mécanismes, Borna, il regarde, et puis il s’ennuie, dès qu’il a tout vu, et pour ne pas s’ennuyer, pour ne pas penser qu’il pourrait être ennuyé d’une certaine chose, il la déprécie, il la méprise même, très vite, il s’en débarrasse, avait dit Patrick sur un ton sûr, le timbre fatigué mais emphatique, il liquide, et il repense à ce qu’il vient de faire d’une certaine façon, de façon, je dirais, de façon à ce qu’il puisse en être fier, voilà, et ça le rend tellement heureux, tu comprends, et je cherche ça, je cherche ça pour Borna et pour moi, pour être honnête, qu’il puisse être fier et recommencer autant de choses qu’il veut, mais sans que ça ne détruise la vie que je nous ai faite, avait dit Patrick. C’est comme pour les garçons, avait poursuivi Patrick, alors que la nuit avait remplacé la neige contre les murs vitrés du chalet du Mont-Royal, et que les luminaires récemment allumés se reflétaient sur le sol mouillé par la neige fondue et brunie, c’était plutôt rassurant de savoir, avait dit Patrick, quand je partais pour quelques jours de la maison, que j’allais rester à Sherbrooke, le temps de conclure quelques affaires, vraiment, j’étais plus rassuré de le faire après que ton père ait décidé de me confier que Borna allait chercher des garçons, oui, il avait décidé de me le dire, quelque temps après l’avoir découvert, et avec tact, décidément, avait insisté Patrick, il avait d’abord touché au sujet large de mes rapports avec les hommes, avant de connaître Borna, nous étions au restaurant que ton père préférait, d’où on voit une pointe du lac, et les coureurs, ton père faisait toujours des commentaires sur les coureurs, il était à la fois solennel et gêné, ce jour-là, tu aurais toute la misère du monde à te l’imaginer dans cette situation, pourtant j’étais ravi qu’il ait pris la décision de me le dire, je l’ai rassuré tout de suite, et ce n’était pas une question d’amitié, de confiance, pour être honnête, c’était vraiment pour moi un soulagement de découvrir que Borna voyait, depuis longtemps, des garçons, parce que je savais que ça ne changeait absolument rien entre nous, non, attends, plutôt parce que je pouvais en déduire que si ça n’avait rien changé entre nous, qu’il ait vu d’autres hommes, ça ne changerait rien à l’avenir, et ça, c’était rassurant, tu vois, et voilà que j’arrive, au fond, à quelque chose comme l’essentiel de ce que je voulais te dire, ça le serait encore, rassurant, si j’avais la chance de découvrir que ça lui arrivait encore, m’avait dit Patrick, la voix plus rapprochée du récepteur, alors que les portes du chalet du Mont-Royal, retenues par la neige entassée, me rendaient difficile la sortie, et que le froid plus vif qu’en après-midi saisissait la peau de mes joues. Je ne sais pas comment il les trouvait, ses garçons, m’avait dit Patrick, alors que le vacarme d’une déneigeuse m’attirait sur un sentier qui s’éloignait du chalet et d’où pouvaient être entraperçues un moment les lumières qui redressaient les immeubles du centre-ville dans la nuit, là où la tempête les avait effacés, et ton père, m’avait dit Patrick, n’aurait pas pu me servir d’espion, tu t’en doutes, il n’aurait eu ni l’indiscrétion ni la curiosité, en fait, de le demander à Borna, ou de le découvrir, mais j’ai l’impression très désagréable, depuis quelques temps, peut-être, d’ailleurs, depuis qu’il a cessé de travailler régulièrement sur ses toiles, j’ai l’impression désagréable qu’il ne voit plus de garçons, qu’il ne s’intéresse pas davantage aux garçons, je me trompe sans doute, j’espère me tromper, en tout cas, je devrais te le dire, en fait, je devrais être honnête, je sais bien qu’un ami, un ancien client de l’agence, Pierre Riendeau, qui le voyait de temps à autre, tu vois, dans un de ces endroits, en ville, eh bien il ne l’a pas vu depuis plusieurs mois, voilà, il faut tout de même que tu le saches, que tu comprennes que je ne m’inquiète pas pour rien, Pierre Riendeau est venu de lui-même m’en parler, nous avons dîné ensemble, il était inquiet, c’est un homme très bien, ton père le connaissait un peu, Pierre se demandait ce que j’en pensais, alors tu vois, ce n’est un secret pour personne, les habitudes de Borna, il faut que tu comprennes, il y a une certaine quantité de choses qu’on peut faire pour quelqu’un seulement quand on sait ce qu’il faut savoir à son sujet, c’est une question de données, simplement, des données justes permettent d’établir un bon portrait de la situation, et de planifier en conséquence, de planifier ce qui, au fond, doit l’être, m’avait dit Patrick alors que je reprenais le bus, près du centre de sports d’hiver, en direction de l’avenue du Mont-Royal, quelle merde, tout de même, avait dit Patrick, que je doive te parler de tout ça. Dans l’état où je me trouve, dit Borna, il n’est pas question que je conduise, ça m’embête un peu, même si j’aime cet endroit, tu t’en doutes, dit Borna, les manches de sa chemise à carreaux roulées, avant de jeter un regard circulaire qui se trouva aimanté, en haut, par le puits de lumière, à travers lequel la nuit profonde ne permettait plus de voir que les reflets déformés de la table, des vestiges du repas et de nos deux corps rapprochés, j’ai toujours aimé cet endroit, dit Borna, mais je ne veux pas m’imposer, peut-être même que je pourrais conduire, je ne pense pas à l’alcool, je peux en prendre, et l’eau m’a fait du bien, je pense plutôt à mon dos qui élance, peut-être, au fond, que tu pourrais m’aider un peu, je pourrais t’expliquer comment t’y prendre pour me masser, je vais m’allonger, et tu vas me masser, je me souviens que tu massais ta belle-mère, elle disait, quel plaisir, et ton père qui n’en aurait jamais profité, bien sûr, ce n’était pas son fort, le contact physique, à moins que tu n’aies eu une autre expérience, tu me raconteras, si tu en as envie, dit Borna, mais je l’imagine mal se laisser masser par un enfant, sauf que tu n’es plus un enfant, bien sûr, tu n’as plus rien d’un enfant, dit Borna, penchant la tête pour déboutonner sa chemise, avant de passer sous la poutre de bois qui menait de la salle à manger à la cuisine, ses épaules roulées pour l’aider dans son geste donnant à sa carrure sa pleine ampleur, une largeur suffisante pour fermer, le temps d’un pas, le mur de la pièce.