La traduction aux mains de la philosophie

théorie d’une manipulation

Sathya RAO
Université de Paris X – Nanterre

RÉSUMÉ

L’objet de cet article est de poser les bases d’une théorie généralisée ou non-philosophique de la traduction, susceptible non seulement de saisir le jeu complexe des manipulations auquel le philosopher soumet le traduire, mais aussi de s’y soustraire radicalement. En effet, sous couvert de réfléchir le donné de la traduction, la philosophie en opère une ré-interprétation dont il convient de montrer les limites. C’est donc à définir le « système des déformations » (Berman) qu’un certain nombre d’entreprises philosophiques (les herméneutiques philosophiques de Schleiermacher et de Gadamer, la théorie benjaminienne et sa re-traduction derridienne) imposent à ce donné que nous nous emploierons. Deux grandes tendances se dessineront alors : 1) une idéalisation du traduire qui se trouve inclus dans l’interpréter ; 2) une matérialisation du traduire qui, s’il acquiert de fait une certaine autonomie par rapport à l’Être, retombe dans une inquiétante proximité avec l’Autre.

ABSTRACT

The purpose of the present article is to lay the foundations of a generalised or non-philosophical theory of translation which describes the way philosophy manipulates translation yet does not participate in its complex game of manipulation. In the guise of reflecting translation, philosophy proceeds instead to a peculiar re-interpretation whose limits have to be clearly delineated. Therefore, characterising the “system of deformations” (Berman) that a certain number of philosophical enterprises (Schleiermacher and Gadamer’s philosophical hermeneutics, Benjamin’s theory of translation and its re-translation by Derrida) imposed on translation will be our main concern. Two main tendencies will come through : 1) an idealisation of translation which happens to be included within interpretation ; 2) a materialisation of translation which sinks back into a strange proximity with Otherness while gaining a certain autonomy vis-à-vis Being.


 [1]

Qu’elle le veuille ou non, la traduction a depuis longtemps échappé au champ de la littérature pour susciter, avec plus ou moins de bonheur, la curiosité des philosophes. Tombant aux mains de ces derniers, elle aurait gagné au change la profondeur d’esprit qui lui faisait jusque-là défaut, celle-là même que la philosophie oppose aux considérations « de surface » des littéraires. Si le gain théorique est certes inestimable, il n’est peut-être pas si avantageux pour le traduire. De même qu’il serait naïf de prendre la traduction pour l’original, de même on ne saurait confondre le jugement philosophique sur la traduction avec la traduction elle-même. Pire, et si sous couleur de réfléchir la traduction, la philosophie ne se l’appropriait pas au point de lui faire perdre son identité. Passant de l’autre côté du miroir de la philosophie, nous décrirons certaines stratégies que le philosopher met à profit dans son entreprise de domination systématique du traduire. Aussi diverses que les philosophies de la traduction elles-mêmes, ces stratégies déclinent dans leurs infinies variations un seul et même motif, celui du « traduire philosophique ».

Pour différentes qu’elles soient, les stratégies philosophiques de domination du traduire peuvent être regroupées sous deux grandes rubriques qui formeront l’armature de notre développement : celles de l’ « auto-traduction », ou idéalisme généralisé de la traduction, et de l’ « hétéro-traduction », ou matérialisme généralisé de la traduction. Étrangement familière aux oreilles de la philosophie, cette opposition possède cependant une validité particulière découlant de ses conditions « non-philosophiques » [2] d’énonciation : elle est en mesure de saisir non seulement les excès de la philosophie en matière de traduction, mais aussi les subtilités que celle-ci met en œuvre pour les masquer, voire les dépasser. De l’alternative à la conjonction en passant par la dialectique et le compromis, la philosophie (de la traduction) n’a de cesse d’adoucir ses extrêmes en les combinant de sorte que le traduire finit par se faire mouvement (Continu, Continuum, Rythme, etc.). Comme si faute avouée devait être aussitôt pardonnée, la philosophie prend un soin particulier à confesser ses propres excès en matière de traduction. Le premier de ses excès est celui de la perte de la singularité du traduire résultant de sa réflexion dans l’universalité du Sens ; il débouche sur ce que nous nommerons un « Idéalisme Restreint de la Traduction » (IRT). Le second excès aboutit à la disparition partielle et/ou totale du sens du traduire dans l’Autre ; il donnera lieu, à l’inverse, à un « Matérialisme Restreint de la traduction » (MRT). On veillera ici à ne pas confondre ces deux dérapages plus ou moins contrôlés de la philosophie avec l’« Idéalisme Généralisé de la Traduction » (IGT) et le « Matérialisme Généralisé de la Traduction » (MGT) qui possèdent, comme nous le préciserons, une extension infiniment plus large.

S’il est un lieu commun de la critique anti-philosophique de la traduction, c’est bien celui de la dénonciation de toute abstraction de l’identité du traduire dans l’Être, l’Universel, l’Idée ou le Sens. Reposant sur le postulat douteux d’une métaphysique des essences, cette modalité absolue de l’IRT réduit l’opération de la traduction à un simple exercice de « conversion » (Mounin), de « transcodage » (Ladmiral) ou bien de « communication-transmission » (Benjamin) entre termes supposés transcendants. L’inconvénient majeur d’une telle position réside non seulement dans le fait qu’elle vide métaphoriquement le traduire et son geste de leur substance (tout est traductible en tout et réciproquement), mais aussi qu’elle nivelle les critiques (philosophiques) adressées à son encontre. Pratiqué sous une forme raffinée, cet excès conditionne la réception du traduire par l’herméneutique philosophique au sens large. Si elle a subsumé le traduire sous le comprendre ou l’interpréter, l’herméneutique n’a pas dénié cependant lui conférer un statut que l’on pourra qualifier de secondaire. C’est précisément ce que nous tenterons d’illustrer en nous penchant sur le cas des herméneutiques philosophiques de Schleiermacher et de Gadamer.

La place de la traduction dans l’herméneutique générale de Schleiermacher est particulièrement intéressante. Selon un geste de pensée qui lui est propre, le fondateur de l’herméneutique moderne fait de l’art du traduire à la fois l’équivalent de l’art de l’interpréter en raison de leur commune inscription dans l’unité dialectique du langage et de la pensée et un cas particulier du comprendre méritant une étude à lui seul. Nous faisons ici allusion à la conférence intitulée Des différentes méthodes du traduire donnée par Schleiermacher le 24 juin 1813 à l’Académie Royale des Sciences de Berlin. Pris, donc, dans l’ « oscillation » (Schwankung) entre l’universel et le particulier, le traduire est tantôt le corollaire de la compréhension dont il diffère par le degré, tantôt sa condition de possibilité lorsque s’installe l’incompréhension. En définitive, il y a bien une activité (ou un sujet) de traduction au sens le plus positif du terme qui opère dans le double sens de sa différenciation avec le comprendre en général (auquel le traduire oppose son particularisme) et avec une pratique mathématicienne du traduire défendue notamment par Wolf (Schleiermacher 1999 : 216). Traversé en son unité même par cette tension dialectique, le traduire se divise pour laisser place d’un côté à une « traduction authentique » (übersetzen) et, de l’autre, à une « traduction immédiate » ou « transposition orale » (dolmetschen). Tandis que la traduction authentique sollicite la sensibilité du traducteur ainsi que sa maîtrise de l’esprit de la langue-source, la traduction immédiate prend un tour empirique : le traducteur est réduit à la fonction d’« organe récepteur », l’objet de traduction possède un caractère matériel (« objet visible ») et l’opération de traduction est assimilée à une « activité quasiment mécanique » se banalisant dans l’évidence quotidienne de sa propre utilisation. Cependant, il ne faudrait pas conclure trop hâtivement que Schleiermacher livre le traduire à son pouvoir idéal de réflexion. À son tour, la traduction authentique donne lieu à une alternative selon que le traducteur choisisse le camp de l’écrivain ou celui du lecteur :

Mais alors, quels chemins peut prendre le véritable traducteur qui veut rapprocher réellement ces deux hommes si séparés : l’écrivain d’origine et son lecteur, et faciliter à celui-ci sans l’obliger à sortir du cercle de sa langue maternelle, la compréhension et la jouissance les plus exactes et complètes du premier ? À mon avis, il n’y en a que deux. Ou bien le traducteur laisse l’écrivain le plus tranquille possible et fait que le lecteur aille à sa rencontre, ou bien il laisse le lecteur le plus tranquille possible et fait que l’écrivain aille à sa rencontre. Les deux chemins sont à tel point complètement différents, qu’un seul des deux peut être suivi avec la plus grande rigueur, car tout mélange produirait un résultat nécessairement fort insatisfaisant, et il serait à craindre que la rencontre entre l’écrivain et le lecteur n’échoue totalement […] (Schleiermacher 1999 : 216).

Si Schleiermacher prend soin d’évaluer les avantages et les inconvénients de chacune des branches avant de se prononcer, c’est en vertu de la même posture « éthique » qui le conduit à considérer la raison de l’autre, comme la sienne, dans le détail. Appelant une justification que le sens commun lui refuse, la première branche de l’alternative consiste à transmettre autant que faire se peut le « double rapport » entre l’esprit de la langue et la singularité de l’auteur (c’est-à-dire sa manière de voir de « relier ») dans son étrangeté d’origine. Beaucoup moins laborieuse, la seconde reconnaît inversement le caractère lâche et non déterminant d’une telle union (Schleiermacher 1999 : 234) même si elle se heurte concrètement aux différences insurmontables entre « systèmes de concepts ». La grande force de Schleiermacher est d’avoir cherché à déterminer l’altérité en la fixant dans une « connaissance » du langage étranger que viendrait animer un esprit plus ou moins inspiré. Échappant à sa propre abstraction, l’altérité est ainsi rapportée au particularisme historique, syntaxique, rythmique ou idiomatique de la langue étrangère ainsi qu’à la sensibilité singulière du traducteur faisant écho à celle de l’auteur. Au final, l’altérité se donne comme une « impression » (Eindrukk) d’autant plus « déterminée » (bestimmt) dans son étrangeté que le rapport entre l’esprit de la langue et l’idiosyncrasie de l’auteur est perçu dans son unité originelle (à défaut d’être « synthétisé » de façon artificielle). Remarquons au passage que la traduction questionne universellement la condition existentielle de l’individu qui est celle de sa nécessaire appartenance à un cadre linguistique donné. Davantage, l’étrangeté peut être mise à profit pour renouveler la langue-cible et les mentalités dans la mesure où celles-ci sont disposées à le recevoir. C’est précisément dans cette optique que Schleiermacher situe l’œuvre civilisatrice de l’Allemagne. Articulant en effet étroitement la pratique authentique de la traduction avec les particularismes historique et géographique de son pays, le philosophe reconnaît à son pays une « nature médiatrice » (vermittelnde Natur) consistant « à réunir dans sa langue, avec les siens propres, tous les trésors de la science et de l’art étrangers, comme dans un grand ensemble historique “au cœur” [Mittelpunkt] de l’Europe, afin qu’avec l’aide de notre langue chacun puisse jouir de la beauté produite par les époques les plus diverses, avec toute la pureté et la perfection possible à un étranger. Cela semble être en effet, la véritable finalité historique de la traduction à grande échelle, telle qu’elle est maintenant familière chez nous » (Schleiermacher 1999 : 243-244). Il importe d’insister ici sur le parallèle dressé entre l’instrumentalisation de la nature et celle de la culture de l’étranger, parallèle par la force duquel elles tombent toutes les deux sous le coup d’une même entreprise de domination dont le terme est l’avènement de la Raison. Ni abstraite dans la pensée (herméneutique), ni perdue dans le chaos (linguistique), ni même dédoublée mécaniquement (par le jeu de l’imitation ou de la paraphrase), l’altérité de la traduction est, pour ainsi dire, capitalisée (bemächtigen) de façon à pouvoir être (ré)investie pour le bien historique de l’Allemagne. Bien qui, dialectique oblige, rappelle la vocation universelle d’accueil de la culture allemande. S’exerçant sur la trame du présupposé transcendantal et, somme toute, classique de l’unité entre le langage et la pensée, l’activité dialectique du traduire ne préserve donc l’autre qu’en le capitalisant [3] dans la langue cible pour mieux le relancer depuis son particularisme.

Dans le contexte de Vérité et méthode, la question de la traduction est étroitement associée à celle du langage et à sa fonction « médiatrice » de l’expérience herméneutique. Surgissant au début de la troisième et dernière partie de l’ouvrage, l’exemple de la traduction permet de montrer l’importance du langage à titre de condition de toute communication. Le langage est ainsi à la fois ce qui résiste à la compréhension (du point de vue de la différence inter-linguistique) et ce qui la rend possible en la médiatisant. Opérateur de l’éclaircissement du rapport entre le langage et la pensée, la traduction permet de se représenter le langage depuis la perspective de son extériorité. Ce que la compréhension prise dans l’immanence langagière ne permet de faire qu’imparfaitement. En ce sens, la traduction permet bien une « explicitation » (Auslegung) de la « proximité inquiétante » (unheimliche Nähe) du langage à la pensée depuis un ailleurs transcendant qui semble bien être celui de l’interprétation. À la fois étrangement proche du langage et facilitant sa réflexion, la traduction porte le sceau de sa contradiction aussi bien dans son rapport à la compréhension que dans le dialogue (souvent négligé) auquel elle donne lieu. De façon similaire au traduire de Schleiermacher, mais sous des modalités différentes, la traduction gadamérienne est déchirée entre son étrangeté au comprendre comme à l’interpréter et son inquiétante proximité avec eux. Tandis que d’un côté la traduction trouve un semblant de singularité dans les retranchements où elle pousse le comprendre (dont elle est un « cas extrême » ou une « aggravation »), de l’autre elle finit par lui revenir : « Il y a une différence non de nature mais seulement de degré entre la tâche du traducteur, qui est de “ rendre ” le texte, et celle de toute herméneutique générale des textes » (Gadamer 1996 : 409). C’est précisément dans cet effet d’« aggravation » aussitôt intégré dans la structure d’ensemble de l’herméneutique que réside l’altérité ou l’exemplarité relative du traduire. Remarquons cependant qu’il subsiste une intraduisibilité résiduelle du langage qui fait le fond de l’impénétrabilité du milieu linguistique à la pensée, de l’irréductibilité de la différence inter-linguistique dans la traduction, de la matérialité du support langagier et, en définitive, de la condition de finitude de notre être-projeté dans le langage [4]. Dans cette mesure, la relégation au second plan du motif de la traduction rappelle étrangement celui de l’oubli du langage dans l’« histoire de la pensée occidentale » évoqué par Gadamer.

Le second paradigme de la traduction philosophique est celui du MRT. Sous sa forme la plus absolue, il signifie l’irréductibilité totale-partielle de l’Autre —assimilé notoirement à l’Original ou à l’Intraduisible— à l’épreuve de la traduction. De son côté, celle-ci exprime dans toute finitude quelque chose de l’original, en est pour ainsi dire le symptôme plus ou moins littéral. À l’image de l’IRT mais sous des modalités différentes, le MRT suscite les critiques de la philosophie de la traduction qui voit revenir en lui le vieux démon de l’irrationalité et le parfum de nostalgie qui l’accompagne. À ce propos, la condamnation la plus « éclairée » du MRT est peut-être celle de Jean-René Ladmiral qui épingle l’ensemble des travers matérialistes (hypostase du signifiant ou d’une langue particulière, culte de l’étymologie ou fétichisme du texte-source assimilé au Texte-sacré) dans la posture « sourcière » (Ladmiral 1986) de traduction. À la différence des « ciblistes », les « sourciers » nourrissent l’illusion que la traduction se passe de la médiation du traducteur au risque de se réduire à une simple répétition nécessairement déficiente de l’original : « […] il conviendra de déjouer l’illusion de transparence sourcière, en rappelant cette évidence qu’on ne saurait faire l’économie d’une écriture traduisante qui engage une médiation par la subjectivité du traducteur. L’ignorer, c’est refuser qu’inter-vienne un traducteur entre le texte-original (To) et sa traduction (Tt) : ce serait penser la traduction en termes d’identité et vouloir qu’elle ne soit jamais qu’une répétition du texte original. Telle serait l’utopie sourcière de la traduction » (Ladmiral 1998 : 980). Si, comme nous l’avons vu, le propre d’une herméneutique idéaliste est de perdre partiellement-totalement l’identité du traduire dans l’idéal abstrait du sens et de ses avatars, celui d’une philosophie matérialiste de la traduction sera inversement de limiter de l’extérieur l’« universalité » de l’herméneutique. Depuis cette nouvelle perspective, la théorie de la traduction de Schleiermacher prend un tour différent en basculant du côté éthique de son particularisme dont nous avons vu qu’il limitait l’idéalisme herméneutique. De même, celle de Gadamer rencontre la face obscure et impénétrable de la médiation langagière dont rend bien compte le terme d’« Unheimlichkeit ». Plus généralement, le MRT regroupe des philosophies de la traduction aussi diverses que celles de Benjamin, Rosenzweig, Berman, de Derrida, de Meschonnic et même de Lévinas [5]. Celles-ci partagent une conception commune —que l’on pourra qualifier de « judaïque »— de l’altérité et des conditions éthiques de sa réception dans le langage. S’il faudrait, en toute rigueur, pouvoir distinguer ces philosophies à la lumière de leurs modalités particulières d’accueil de l’étranger [6], nous ne nous pencherons, dans le cadre restreint de cette réflexion, que sur la théorie benjaminienne de la traduction telle qu’elle est exposée dans « La Tâche du traducteur » (« Die Aufgabe des Übersetzers  ») et sur l’interprétation-traduction qu’en donne Derrida dans l’article « Des tours de Babel ». Le propos de la présente analyse ne sera pas de situer le texte de Benjamin dans le mouvement singulier de son développement historique (encore qu’il faille insister sur la parenté entre « La Tâche du traducteur » et « Sur le langage en général et sur le langage humain » dans ce qu’ils refusent et concèdent tout à la fois à l’idéalisme kantien) ou de son exégèse, mais d’isoler le fonctionnement de la dialectique benjaminienne de la traduction. Partant de cette dialectique, nous montrerons comment le double lien derridien parvient à en opérer la traduction en la prolongeant à l’endroit même de son manque.

La dialectique benjaminienne de la traduction met en relation l’original et la traduction. Le premier est animé par le mouvement immanent ou « formel » de sa propre « intention », « maturation » ou « traductibilité » (Übersetzbarkeit). Livré à sa propre impulsion, l’original constitue la cause ou la « loi » dont la traduction est l’effet ou la « forme ». Pour sa part, la traduction possède un statut paradoxal : elle est à la fois nécessaire à l’original dont elle permet d’exprimer l’essence et contingente par rapport à lui en ce sens qu’elle ne peut le contraindre en retour : « En disant que certaines œuvres sont par essence traduisibles, on n’affirme pas que la traduction est essentielle pour elles, mais que leur traductibilité exprime une certaine signification immanente aux originaux. Qu’une traduction, si bonne soit-elle, ne puisse jamais rien signifier pour l’original, c’est évident. Néanmoins, grâce à la traductibilité de l’original, la traduction est avec lui en très étroite corrélation. Disons même que cette corrélation est d’autant plus intime que pour l’original lui-même elle n’a plus de signification » (Benjamin 2000 : 246). Original et traduction sont articulés l’un à l’autre en vertu du rapport de « corrélation de vie » (Zusammenhang des Lebens) qui ne saurait en aucun cas se confondre avec une simple « théorie du reflet » (Abbildtheorie). En effet, à défaut de refléter simplement l’original, la traduction en opère la mutation et même le renouvellement. Le tour de force philosophique de Benjamin est d’être parvenu à regrouper les possibilités germinatives de l’original (et nous le verrons aussi de la langue pure) dans le mouvement continu de sa maturation. Loin donc d’être platement représentative, la non-métaphore naturaliste filant le texte benjaminien matérialise au plus près d’elle-même l’œuvre d’accroissement de la traduction. C’est en ce sens singulier, que peu de critiques ont su saisir, qu’il convient d’invoquer l’idée d’un matérialisme de la traduction faisant progresser littéralement la visée quasi phénoménologique de l’original. Même si elle fait croître cette visée dans le milieu de la finitude historico-linguistique, la traduction lui ouvre le chemin de la « langue pure » (reine Sprache) :

En elle [la traduction] l’original croît et s’élève dans une atmosphère, pour ainsi dire plus haute et plus pure, du langage, où certes il ne peut vivre durablement, et qu’il est en outre loin d’atteindre dans toutes les parties de sa forme, vers laquelle cependant, avec une pénétration qui tient du miracle, il faut au moins un signe indiquant le lieu promis et interdit où les langues se réconcilieront et s’accompliront (Benjamin 2000 : 252).

À l’écoute donc de la langue pure plutôt qu’à celle de ses manifestations particulières, la tâche du traducteur apparaît plus proche de celle du philosophe que de celle de l’écrivain. Précisons que loin d’être idéale, cette langue parfaite fait le lit des langues naturelles et, qu’à ce titre, elle doit être rapportée, à l’instar de la signification, à la visée immanente et silencieuse de la parenté des langues. Ce faisant, une des qualités du commentaire derridien de la « La tâche du traducteur » est d’avoir su prendre la mesure du matérialisme naturaliste de Benjamin sans pour autant avoir minimisé sa visée phénoménologique là où d’autres ont préféré trancher. Outre sa générosité interprétative, le commentaire de Derrida se révèle remarquable par sa façon de s’installer dans le texte benjaminien. Il s’agira donc ici de préciser le rapport de parenté ou de traduction symbolique entre la « corrélation de vie » benjaminienne et le « double lien » derridien.

D’emblée, il convient de rappeler que le commentaire derridien s’exécute à l’horizon de la dette contractée à l’égard de Maurice de Gandillac « à qui nous devons, entre tant d’autres enseignements irremplaçables, d’avoir introduit et traduit Walter Benjamin, et singulièrement Die Aufgabe des Übersetzers, La tâche du traducteur » (Derrida 1987 : 211). En défaut à l’égard de son bienfaiteur, ce commentaire porte le projet d’une traduction déconstructrice de « La tâche du traducteur ». Faisant philosophiquement signe vers une certaine pluralité « sans aucune identité à soi » (Derrida 1987 : 232), nous verrons que cette traduction parvient à « connecter » son propre mouvement sur celui de Benjamin dont elle s’attache à aggraver le manque structurel. De la traduction (de Gandillac) à l’original (de Benjamin), la dette s’élève (ou se « transfère ») en même temps qu’elle prolifère pour finir par imposer un remboursement qu’elle sait impossible. Pratiquant la dialectique benjaminienne de la traduction « aux limites », le double lien fait croître la dette (de l’original) dans le sens de son impossible remboursement à elle-même ou, ce qui revient au même, de son impossible totalisation-représentation. Il n’y a pas jusqu’à la visée babélienne de réconciliation des langues qui ne soit interprétée ou repoussée dans son propre défaut, c’est-à-dire dans le « désir » qu’elle suscite d’elle-même. Plus concrètement, c’est dans l’entre-deux métaphorique du corps du roi et du manteau que la traduction derridienne tisse sa plus gracieuse métaphore :

Benjamin ne pousse pas les choses dans le sens où je les traduis moi-même, le lisant toujours déjà en traduction. J’ai pris quelque liberté avec la teneur de l’original, autant qu’avec sa langue, et encore avec l’original qu’est aussi pour moi, maintenant la traduction française. J’ai ajouté un manteau à l’autre, ça flotte encore, mais n’est ce pas là la destination de toute traduction ? Si du moins une traduction se destinait à arriver (Derrida 1987 : 227).

Enveloppant l’ensemble du commentaire derridien, la métaphore maritale (« contrat de mariage », « hymen », « robe de mariage », etc.) recouvre le(s) couplet(s) de terme (Corps/Manteau, Signifié/Signifiant, Original/Traduction, etc.) sans toutefois les totaliser ni les opposer. Produit de (synthèse de) l’activité déconstructrice de traduction, cette métaphore prolonge ou fait croître la perspective de l’unification dans la différence en renforçant, mieux en « re-marquant » le motif naturaliste de la « généalogie et de l’héritage ». En outre, le schème « scholastico-phénoménologique » de la « visée intentionnelle » permet de mettre entre parenthèses l’unité ou le visé en les faisant justement « flotter » dans le fil de leur propre intention, en maintenant la diversité des langues dans une unité-signifiant (« les langues », l’« être-langue de la langue ») suffisamment immanente et dispersive pour ne pas reconstituer un sens transcendant. En somme, l’œuvre traductrice de la déconstruction derridienne s’insinue par la brèche de l’incomplétude de la tour de Babel, de la traduction, de l’original, etc., qu’elle aggrave en la faisant proliférer jusqu’à l’équivoque généralisée (Derrida 1987 : 203-204). Ce faisant, elle tisse sa propre œuvre d’unification-traduction dans l’entre-deux de la différence qu’elle enveloppe du voile diaphane de ses noces. Ayant la particularité d’être flottant, ce voile non seulement réunit sous lui les couplets de termes sans les contraindre ni à l’opposition ni à la totalisation, mais trouve, par là même, les conditions de sa propre originalité.

Au regard des analyses précédentes, il est possible de généraliser les catégories de l’IRT et du MRT en insistant sur ce qu’elles oublient. En effet, tout l’intérêt de la distinction entre auto-traduction et hétéro-traduction par rapport aux doublets philosophiques traditionnels (Verres transparents/Verres colorés, Sourcier/Cibliste, Traduction restreinte/Traduction généralisée, etc.) réside dans le fait qu’elle prend en compte le continuum de ses altérations. Ainsi, sous sa forme généralisée, l’idéalisme de la traduction désigne non seulement l’inclusion totale de l’altérité du traduire dans l’idéalité du sens mais également les figures de son inclusion réduction partielle dont celles, déjà entrevues, de la capitalisation et de l’aggravation. De même, sous sa forme généralisée, le matérialisme de la traduction ne décrit plus uniquement l’exclusion totale de la traduction de l’horizon du philosopher. Il regroupe également les figures de l’oubli partiel du traduire par le philosopher à l’image du rapport de parenté dans la nostalgie de la langue parfaite et de son accroissement dans le double lien derridien. Accroissement singulier dont nous avons montré qu’elle consistait à accentuer le défaut ou la dette de l’original au point de compliquer la traduction à sa limite. En outre, IGT et MGT déploient, chacun sur son registre, une temporalité et une spatialité philosophiques spécifiques. Tandis que le premier opère sur le mode de l’anticipation et envisage le langage sur un plan essentiellement conceptuel, la seconde pratique plus volontiers le geste de la remémoration [7] et reconnaît une immanence au langage qui se voit ainsi doté d’une « matérialité », d’une « épaisseur » ou d’une « profondeur ». Précisons qu’à cette double détermination il faudra désormais ajouter toutes les nuances que rend possible notre nouvelle distinction. Systématisant l’ensemble des aspects de la manipulation philosophique de la traduction, l’IGT et le MGT, loin d’être antinomiques, constituent les deux faces d’un même retournement, autant dire qu’ils sont traductibles l’un dans l’autre. Les notions de Schwankung, Wendung, double lien ou même de Kehre [8] disent la tension structurelle qui traverse toute philosophie (de la traduction).

Plus fondamentalement, l’IGT et le MGT masquent (ou hallucinent) de toute leur imperfection les termes de ce que nous poserons comme étant une théorie généralisée ou non-philosophique du traduire philosophique. Restreignant le traduire à la technologie de son effet sur l’original (Dédoublement, Potentialisation, Embellissement, Accroissement, etc.), l’IGT n’est jamais en mesure de lui accorder une autonomie réelle encore moins de lui conférer le bénéfice d’une activité transcendantale. Une théorie généralisée du traduire philosophique commencera donc par distinguer les effets de l’auto-traduction de l’original par rapport à l’identité transcendantale du traduire. Dès lors, il s’agira de penser sans confusion d’un côté l’autonomie radicale de l’original en évitant de le livrer aux effets de sa prétention philosophique (Hypostase platonicienne, Essentialisme, Sacralisation, etc.) et, de l’autre, l’autonomie relative de la traduction en lui conférant une identité à part entière. Celle-ci ne sera donc ni un effet de l’auto-traduction de l’original, ni d’ailleurs un symptôme de l’autre-traduction. Pour sa part, le MGT se signale par son incapacité à saisir l’étrangeté radicale de la traduction sans la rapporter à son manque et aux figures de sa symptomatologie (Oubli, Symptôme, Aventure, Proximité, etc.). Figures qui portent et même font progresser le mystère de l’Autre transcendant dans la finitude de leur corps littéral (Croissance, Continuité, Endettement). Une théorie généralisée du traduire philosophique fera ainsi l’hypothèse éminemment éthique d’une altérité du traduire tellement radicale qu’elle finira par échapper à la dialectique historico-philosophique de son oubli et de sa remémoration.


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  • MOUNIN, Georges, Les problèmes théoriques de la traduction, Paris, Gallimard, 1963.
  • SCHLEIERMACHER, Friedrich Daniel Ernst, Dialektik. Aus Schleiermachers handschriftlichem Nachlasse, L. Jonas (éd.), Berlin, Reimer, 1839.
  • ___, Des différentes méthodes du traduire, traduction de l’allemand par Antoine Berman et Christian Berner, Paris, Éditions du Seuil (Points édition bilingue), 1999.

[1] Docteur en philosophie, Sathya Rao est affilié au Département de philosophie ainsi qu’au Centre de Recherche et d’Études sur la Traduction (CERT) de l’Université de Paris X Nanterre.

[2] Ce terme renvoie aux travaux de François Laruelle auxquels nous nous rattachons, mais que nous ne réquisitionnerons ici que de façon restreinte.

[3] Insistant sur le parallèle relevé précédemment, nous pourrions ici tout aussi bien dire en l’« organisant », au sens aristotélicien de « transformer en instrument » où l’entend Schleiermacher.

[4] Sur ce point, nous nous rapprochons de l’analyse de Jean Grondin établissant l’existence d’un « tournant » (Wendung) linguistique dans l’herméneutique gadamérienne (cf. Grondin 1999 : 190-191). Distinct de la Kehre heideggérienne, ce tournant opère le passage d’une conception transcendante de la langue à une conception quasi immanente du langage. C’est sous cette seconde détermination que la traduction prend un relief particulier.

[5] Il est possible de trouver les bases d’une théorie lévinassienne de la traduction dès la Préface aux quatre lectures talmudiques. Dans cet ouvrage, le propos est de « traduire en grec la sagesse du Talmud », c’est-à-dire de sortir le juif de son particularisme territorial en lui conférant une « universalité concrète » qui, tout en l’affectant dans sa corporéité, ne le perde pas dans son abstraction. S’agissant du motif de la « traduction », dont nous prétendons qu’il a une importance centrale dans l’œuvre de Lévinas, nous renvoyons à l’ouvrage de Robert Gibbs (1992).

[6] À ce propos, il y aurait à formuler les bases d’une « linguistique négative de la traduction » dont l’objet serait de décrire les différentes façons qu’une certaine philosophie judaïque de la traduction (et plus généralement du langage) a de faire signifier l’Autre par son manque (Défaut, Symptôme, Milieu, Continuité, Trace, etc.).

[7] On évoquera ici le souvenir emblématique du regretté Antoine Berman qui, rappelant le très « vieux lien » entre le philosopher et le traduire dans la Traduction et la lettre ou lauberge du lointain, prenait Benjamin et Heidegger à témoin.

[8] S’agissant du rapport d’intimité entre traduction et Kehre heideggérienne, la remarque d’Éliane Escoubas s’avère particulièrement éclairante : « Il est essentiel que la “traduction” trouve une seconde mise en œuvre dans la question posée au début des années 50 : “Qu’appelle-t-on penser ?” (qui en outre rassemble Parménide et Nietzsche) —et peut être son ultime déploiement dans “Le principe de raison” (1956) au sein de l’articulation “traduction-tradition”— (ÜbersetzungÜberlieferung) ; aussi poserons-nous que la thématique de la traduction constitue la relève de la thématique de l’herméneutique dont la disparition, ou la transformation, après Sein und Zeit, est soulignée par Heidegger lui-même […] » (Escoubas 1989 : 99-100).